J’ai toujours lu. De ça, je suis persuadé. J’entends par là que même avant d’aller à l’école et d’apprendre à lire, j’ouvrais les livres, je suivais avec le doigt les lignes, je me penchais sur ces signes insaisissables dans l’espoir de les décrypter. Je n’ai aucun souvenir d’une époque de ma vie où les livres ne m’auraient pas attiré. J’ai encore en mémoire une première édition des Fables de La Fontaine et de mon air triomphal, à 6 ans, après avoir terminé mon premier Bob Morane, en trois jours (c’était Le Châtiment de l’ombre jaune). À 10 ans, j’attaquais Les Frères Karamazov. Je n’ai pas terminé le roman cette fois-là, mais je le mentionne pour dire, d’une part, à quel point la littérature m’a passionné tôt et, d’autre part, comme on peut le deviner, à quel point je me sentais isolé. Bref, je ne peux imaginer un point de départ correspondant à la découverte de la lecture. Je nais/je lis, rien ne peut opposer les deux verbes. Je ne peux affirmer, avec le cinéma, une aussi forte certitude d’une naissance à l’image. Et pourtant, il me semble que, pareillement, le cinéma a toujours accompagné ma vie, juste un peu en retrait de la fiction écrite.
Dans mes activités de tous les jours (qui consistent surtout à lire et à écrire), littérature et cinéma sont profondément liés. D’abord, dans un cas comme dans l’autre, je ne fais preuve d’aucun sectarisme. J’aime, potentiellement, tous les livres et tous les films, sans discrimination de genres, sachant apprécier un travail bien fait, qu’il soit de vaste envergure ou qu’il relève du petit travail honnête et sympathique. Citizen Kane, Casanova et 8 ½ absolument, mais César et Rosalie aussi. La scène de la douche dans Psycho, mais aussi la tête horrifiée de John Belushi lorsqu’il voit une douzaine de bières volées en éclat sur la chaussée (je ne me souviens plus du titre de ce film, peu importe; il y a aussi un bonheur de l’éphémère filmique). Et je me dis souvent que, mine de rien, ma vie n’aurait pas été la même si mon enfance n’avait pas été bercée par la voix de Jean Gabin, même lorsqu’elle se faisait entendre dans des films d’un intérêt relatif. S’il y a des gens pour préférer le film français ou le film italien, le film américain ou le film allemand, le nouveau cinéma asiatique ou le vieux cinéma brésilien, je me contente d’aimer le cinéma, de manière parfaitement intransitive. La Traversée de Paris ET The Incredible Shrinking Man, Hitler, un film d’Allemagne ET Harold and Maude, Cris et chuchotements ET The Godfather. Je cesse de multiplier les titres, même si ma première idée consistait justement à créer un texte uniquement composé de titres de films, ceci pour dire mon amour pur, net, transparent du cinéma. Cependant, c’est justement cette ouverture d’esprit qui me rend le travail mal fait aussi insupportable, les clichés et les bons sentiments gluants aussi répugnants et les facilités aussi indigestes. Cela dit, ce lien entre littérature et cinéma signifie pour moi beaucoup plus.
Je suis né l’année de la mort de Gérard Philipe, à qui ma mère vouait une grande admiration (comme à Jouvet, celui du bon Knock de Jules Romains). Je me souviens encore de ma stupéfaction, il y a bien 20 ans, lorsqu’un étudiant, dans un de mes cours, voyant sur la couverture de mon édition du roman Le Rouge et le Noir une reproduction photographique de Gérard Philipe, s’exclama: «ah non, ça va pas, rien à voir avec Julien Sorel.» Comment osait-il? C’est plutôt un plagiat par anticipation, comme disent les oulipiens. Le héros de Stendhal n’existerait pas sans l’acteur, pensais-je à ce moment. Du moins son image est-elle associée pour moi, inextricablement, au héros de Stendhal.
J’ai découvert Fellini et Poe en même temps, vers l’âge de dix ans. En effet, le hasard a fait en sorte que mon premier contact avec Fellini a été le moyen-métrage Ne pariez jamais votre tête au diable, adapté (très très librement!) d’une nouvelle de Poe, dont il retient, outre le nom du personnage principal, surtout l’esprit corrosif, critique envers l’institution culturelle, et la finale macabre. Je n’en ai pas dormi pendant des nuits. Je ne saurai jamais si l’importance de Fellini dans ma vie je la dois à Poe, ou si l’importance de Poe dans ma vie je la dois à Fellini. Je sais par contre qu’il m’est impossible depuis cette époque de voir Terence Stamp sans penser à Edgar Allan Poe.
Pourtant, je ne peux pas dire que j’aime beaucoup les adaptations de romans à l’écran. Je ne suis jamais allé voir les versions cinématographiques de Lolita, puisque j’avais l’assurance d’être déçu. Je n’ai pas davantage osé entrer dans une salle pour assister à L’Aveuglement, d’après Saramago. J’ai encore mal au cœur en repensant à la manière dont on a transformé (une espèce de grosse pub Benetton) Crash! de James Graham Ballard – oui, je sais, tout le monde ne partage pas mon avis à ce sujet. Mais au moins, qu’on lise le roman avant de porter un jugement.
Ce que je tiens surtout à affirmer, c’est un amour croisé pour l’écriture cinématographique de l’un, le cinéma littéraire d’un autre (même si parfois je suis bien conscient qu’il s’agit de ma part d’une pure projection.) John Cassavetes a beau être pour moi un des deux ou trois plus grands réalisateurs à avoir tenu une caméra, je le vois aussi comme un écrivain. Et quand je relis, une fois de plus, jamais une fois de trop, un des poèmes «Villes» (il y en a deux) ou «Ville» (il y en a un) de Rimbaud, je ne peux m’empêcher de les voir à l’écran. «Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle»? Oui, absolument, on tourne.
J’imagine que le grand intérêt que je porte à l’écrivain américain Robert Coover tient à son amour du cinéma. Coover a toujours affirmé que ses livres étaient marqués par trois grands sujets: le sport, la politique et le cinéma. On retrouve en effet ce dernier partout dans ses textes, de différentes manières, mais jamais autant que dans son livre A Night at the Movies. Les amateurs de cinéma ont l’habitude de voir des textes de fiction portés à l’écran, on a parfois même l’impression qu’il s’agit d’une consécration pour un livre («ah, ça ferait un bon film»). L’inverse est beaucoup moins commun, et c’est pourtant ce que propose Coover en laissant entendre que tel ou tel film ferait une bonne histoire à écrire, à adapter. Mais plutôt que d’adaptation, peut-être faudrait-il davantage parler de dérive, d’anamorphose… Fasciné depuis toujours par le temps, dont les manifestations se produisent souvent à travers une altération du réel, il se sert de deux modes d’écriture, littéraire et filmique, pour réfléchir sur la temporalité. Coover propose dans ce livre un programme complet, incluant longs et courts métrages, un intermède musical et un dessin animé, sans oublier un entracte et une bande-annonce. Si vous avez peu de temps entre deux films, allez au moins lire «You Must Remember This», version pornographique de Casablanca où est décrit ce que tout le monde (ne mentez pas) a fantasmé entre Ingrid Bergman et Humphrey Bogart.
La liberté de l’écrivain, seul avec sa plume (ou plutôt avec son clavier) doit parfois paraître bien rafraîchissante aux yeux d’un réalisateur. J’ajoute cependant que pour un amateur comme moi des travaux des membres de l’OULIPO, qui multiplient les contraintes pour développer l’imagination littéraire, les entraves, nombreuses, qui compliquent la vie du réalisateur, me rend encore plus inspirant le résultat final, quand il est réussi. Les épanchements gastriques des auteurs d’auto-fiction, penchés sur leur nombril détestable, sont quand même plus faciles à restreindre au cinéma. Il faut bien, parfois, qu’il y ait une justice.
Dans ce texte volontairement peu organisé, où je cherche à échapper à toutes formes de lourdeur, je veux simplement laisser flotter un plaisir. Souligner une passion réelle, absolue, gratuite, pour l’image cinématographique et le texte de fiction, qui souvent se superposent pour moi, se régénèrent en apparaissant à travers un palimpseste. Des ombres passent (je pense au premier film de Cassavetes), et dans ces ombres qui traversent l’écran et couvrent la page, je vois toute la beauté et la vérité du monde, la mémoire déchirante de notre réalité.
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Cet article a d'abord été publié dans la revue 24 images, no. 142 en 2009.