Figures viriles problématiques dans L'herbe rouge de Boris Vian (travail en cours)
Paru en 1950, le roman L'herbe rouge de Boris Vian présente des modèles virils dans un univers futuriste. En ce sens, il est possible d'affirmer que Vian tente de penser le jeune homme de demain, et celui de son temps, à travers le prisme de la fiction. En effet, le récit décrit une société entièrement axée sur les désirs individuels de ses membres et leur réalisation, la conquête de ce qui, pour chaque individu, représente le summum d'une vie, l'accomplissement d'une quête existentielle. Toutefois, cette recherche d'une complète satisfaction est présentée de manière loufoque. On peut en effet penser au sénateur Dupont -- un personnage hybride, dans sa description, entre l'homme et le chien -- dont le plus grand souhait est d'obtenir un ouapiti : « Ça au moins, c'est une envie précise et définie. Un ouapiti, c'est vert, ça a des piquants ronds et ça fait plop quand on le jette à l'eau. Enfin… pour moi… un ouapiti est comme ça […] Et j'ai un but dans ma vie et je suis heureux comme ça », (VIAN, L'herbe rouge, p. 39). De cette manière, il est possible d'observer que l'existence entière se trouve orientée vers un but précis, une unique finalité à accomplir, bref, un besoin à combler. Or, cette approche que l'on pourrait qualifier d' « efficace », mettant en relation le désir et le plaisir -- dont l'aspect loufoque laisse entrevoir son caractère arbitraire, sa facticité -- est inapte à décrire réellement l'expérience bien plus complexe, multidimensionnelle que sont les interactions entre les protagonistes et leurs désirs. Comme l'affirme Wolf : « Oui, j'ai cru que j'avais un but, monsieur Brul… et je n'avais rien… J'avançais dans un couloir sans commencement, sans fin, à la remorque d'imbéciles, précédant d'autres imbéciles. On roule la vie dans des peaux d'ânes », (VIAN, L'herbe rouge, p. 132). Concrètement, ce fantasme projeté de la société idéale où chacun-e sait ce qu'il-elle veut et qui oriente l'existence vers un telos est inapplicable ; c'est un leurre : il s'agit d'une vision simplifiée à l'extrême de la dynamique des plaisirs, qui comporte elle-même, dans son accomplissement fantasmé, un paradoxe. En effet, lorsque la quête du sénateur Dupont est atteinte, celui-ci se coupe complètement de la société : « du moment que je suis vivant et que je ne désire plus rien, je n'ai plus besoin d'être intelligent … Je fonctionne, dit-il. Le reste c'est de la rigolade. Et maintenant, je rentre dans le rang. Je vous aime bien, je continuerai peut-être à vous comprendre mais je ne dirai plus rien. J'ai mon ouapiti. Trouvez le vôtre », (VIAN, L'herbe rouge, p. 140). En raison de la présentation de modèles virils défaillants, paradoxaux, problématiques, absurdes, mis en opposition à la mise en scène de personnages hantés par une absence de désirs ou un désir qu'il est impossible de concrétiser parce qu'il y a blocage, L'herbe rouge présente un monde futuriste où les idéaux virils traditionnels ont peine à s'imposer. Le roman multiplie en effet les marques de l'absurde et de la circularité, de l'inutile et du faux pour créer un imaginaire suicidaire, où chaque chose se replie sur elle-même dans un processus autodestructif. À ce sujet, l'état de la machine, issue de cette réalité futuriste, à la toute fin du récit est évocateur : « La fosse qui avait reçu les souvenirs béait, obscure, […] un liquide sombre l'emplissait presque maintenant. On commençait à distinguer sur le métal des montants, des traces de corrosion, étrangement profondes […] Le vaste quadrilatère demeurait désert, et la grande machine d'acier se décomposait doucement au gré des orages du ciel », (VIAN, L'herbe rouge, p. 191-192). Ainsi, la machine qui permet de revivre les souvenirs pour les effacer propose un mécanisme circulaire. L'avenir mis en scène par Vian est caractérisé par une absence de repères, d'un point d'ancrage d'où on pourrait avancer. En effet, la machine, lorsqu'on l'utilise, permet d'interroger le passé, mais elle l'efface aussitôt qu'il est réactualisé. Dans cette optique, le futur est aboli pour les utilisateurs de la machine, puisqu'il tire son potentiel, son existence même, du passé d'où il est issu. La technologie n'est pas au service de la virilité ou même d'un quelconque investigation des désirs. On retrouve ici un motif paradoxal qui réapparaîtra tout au long du récit : l'invention investigue et fait jaillir du sens, pour ensuite abolir le référent même d'où ce savoir provient -- au sens progressif, c'est une machine inutile. Dans cette optique, le jeune homme à venir est sans doute comme Wolf, à la recherche de sens dans un univers désenchanté, où même l'initiation à la vie de jeune homme est une mascarade, une pierre posée sur un vide existentiel. Peut-être Wolf et Lazuli, à l'instar de la machine, se suicident-ils, au dénouement du récit, parce que le mécanisme viril, exposé dans sa circularité et son absurdité, se retourne contre lui-même ?
Le mythe viril tel que proposé par Jean-Jacques Courtine dans « Balaise dans la civilisation » ne parvient plus à se déployer : c'est par cette fiction futuriste qu'on sent le détachement entre le mythe d'origine et son application grotesque dans le présent ; celui-ci reprend d'ailleurs la formule de Françoise Héritier, qui qualifie la virilité de « modèle archaïque dominant ». Trop éloignées temporellement, les mutations culturelles du mythe de la virilité sont toujours agissantes dans le récit de Vian ; seulement, les personnages du récit nous permettent d'en étudier les rouages : comme souvent, la présentation d'un modèle détraqué nous force à réfléchir au modèle d'origine, découvre des taches d'ombre insoupçonnées. Peut-on lire à travers l'écriture du détraquement de L'herbe rouge le spectre d'une virilité en crise, l'essoufflement d'un mythe devenu assez détaché du réel pour l'analyser, bref, un mythe devenu impuissant ?
Les deux personnages masculins principaux, Wolf et Saphir Lazuli, s'inscrivent en faux en regard de cet idéal ; ils échappent par conséquent en partie à cette conception utilitaire du désir considéré comme un simple moyen pour atteindre une fin : un état végétatif de béatification analogue à celui du sénateur Dupont. Les protagonistes expriment, chacun à leur manière, l'impossibilité d'adhérer à cette définition unidimensionnelle du désir et de l'existence : les personnages mis en scène sont bien plus complexes parce que leurs désirs sont multidimensionnels, problématiques. Que désirent exactement Wolf et Lazuli? Plusieurs choses, mais toutes ne pourraient pas être décrites comme une simple orientation du désir, unique vers le plaisir, le but recherché par l'accomplissement du désir, l'obtention de ce que l'on veut. En raison de cette indécision, il est possible d'affirmer que les personnages de Wolf et de Lazuli présentent une masculinité problématique, en crise. Tous deux sont immatures au sens viril : Wolf et Lazuli n'arrivent pas à laisser leurs désirs s'exprimer. C'est pourquoi ils sont mis en marge de la société du roman : le récit se termine sur leur suicide et ce sont les femmes qui, jusqu'alors des personnages plus ou moins secondaires, prennent la parole, agissent, esquissent les projets d'un avenir qui leur appartient.
Wolf, pour sa part, à travers sa révolte, conteste clairement les institutions dont la base même prend racine à cette conception unidimensionnelle du désir ; Lazuli, quant à lui, tente de s'y inscrire sans toutefois y parvenir. Si l'on adopte le point de vue que la virilité, ce qui fait l'homme dans l'homme, est à défendre ou à affirmer, alors il est compréhensible que les deux figures masculines présentées, Wolf, étant plus âgé et Lazuli plus jeune, n'aient pas le même rapport à la défense et à l'affirmation de cette virilité. Les attentes respectives des jeunes hommes par rapport à la vie sont donc distinctes, en raison de cette différence d'âge : « La vie était vide et pas triste, en attente. Pour Wolf. Pour Saphir, débordante et pas qualifiable », (VIAN, L'herbe rouge, p. 17).
À travers du motif du double, Wolf et Lazuli présentent une identité morcelée qui ne pourrait être unifiée que par la simplification au plus petit commun dénominateur du désir. Ainsi, Wolf, sous le signe de la révolte et de la remise en question des institutions, revisite son passé dans l'étrange machine, il se rencontre à plusieurs étapes de son cheminement, de son éducation masculine (parentale, scolaire, religieuse et amoureuse). Par la multiplication de ses présences archaïques, le roman instaure un développement plus complet de l'identité du protagoniste. Ainsi, la quête de Wolf serait de tenter d'unifier les facettes d'un lui qui a cessé d'être, dans un acte désirant. Cet éparpillement identitaire est également mis en lumière dans le roman par la scène du miroir, au tout début du récit : « Là, dans un coin, il y avait, sur quatre pieds, un grand miroir d'argent poli. Wolf s'approcha et s'étendit de tout son long, la figure contre le métal, pour se parler d'homme à homme. Un Wolf d'argent attendait devant lui. Il pressa ses mains sur la surface froide pour s'assurer de sa présence », (VIAN, L'herbe rouge, p. 21). Wolf est ainsi représenté comme un personnage à l'identité diffuse, sans cesse confronté à lui-même, à ce qu'il est et à l'image qu'il projette ; une indécision qui ne cadre pas avec l'affirmation claire des désirs et de la recherche de leur accomplissement, idéal viril dominant de la société du roman.
Saphir Lazuli présente également un cas intéressant : s'il est plus facile d'identifier les objets du désir de celui-ci, un résistance s'oppose à son accomplissement, comme s'il s'agissait d'exprimer, implicitement encore une fois, l'inaptitude à décrire la dynamique des désirs dans une simplification. Lazuli doit faire l'épreuve de sa virilité. À ce sujet, il est important de souligner que c'est donc socialement et collectivement qu'est construite la virilité : celle-ci n'est pas uniquement la résultante d'un combat intérieur, de l'apprentissage d'un contrôle de ses pulsions ; elle nécessite des agents extérieurs qui agissent à la fois comme les témoins et les juges de cette virilité en acte. Comme l'affirme Anne-Marie Sohn dans « Sois un homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle, la virilité est bien plus que la simple intégration d'un habitus masculin : il est impératif de tester celle-ci, de la soumettre au jugement des pairs et des pères. Saphir Lazuli éprouve une attraction avouée à l'égard de Folavril, une jeune femme : « Pourquoi tout ca ? dit Lazuli. Je veux te prendre dans mes bras et avoir le goût de framboise de ton rouge […] Une heure plus tard, tout était obscur, sauf dans un rond de soleil qui restait, où il y avait les yeux clos de Folavril et les baisers de Lazuli, à travers une vapeur qui venait de leur corps », (VIAN, L'herbe rouge, p. 53). Il est toutefois possible d'affirmer que la narration prend un ton ironique pour décrire cette attirance, de manière à souligner que le désir de Lazuli pour Folavril n'est que symétrie, mimétisme, n'a pas d'autre lieu d'être que de se conformer au modèle hétéronormatif du couple : « en somme, Saphir était amoureux de Folavril, Lil de Wolf et vice versa pour la symétrie de l'histoire », (VIAN, L'herbe rouge, p. 17).
Pourtant, son attirance envers celle-ci est complexifiée du fait que chaque fois qu'il éprouve ce magnétisme amoureux, la figure d'un homme vêtu de noir qui l'observe surgit : « Et puis il regarda la bouche de Folavril et ses yeux relevés aux coins comme des yeux de biche-panthère et il sentit soudain la présence de quelqu'un d'autre. Pas Wolf et Lil… Un étranger… Il regarda. Il y avait un homme à côté de lui, qui les observait […] Il pressa violemment ses yeux jusqu'à voir des taches fulgurantes, et les rouvrit. Personne. Folavril ne s'était aperçue de rien », (VIAN, L'herbe rouge, p. 14). La présence angoissante de cet homme mystérieux, surgi de nulle part et qui se manifeste à lui seul, empêche Lazuli de se comporter normalement aux moments où il est en présence de Folavril et leur relation amoureuse naissante en pâtit. Comme l'affirme lui-même Lazuli lorsqu'il se confie à Wolf, plus âgé de quelques années, au cours d'une sortie entre garçons, « En garçons pas sérieux », (VIAN, L'herbe rouge, p. 91) : « Avec elle, dit Lazuli, j'ai des embêtements. Je ne suis jamais seul. Toutes les fois que je commence à m'occuper d'elle sexuellement, c'est-à-dire avec mon âme, il y a un homme… », (VIAN, L'herbe rouge, p. 92). Au cours de cette soirée, qui reprend d'ailleurs plusieurs des caractéristiques de cette virilité construite par le groupe telle qu'elle est décrite par Anne-Marie Sohn (alcool, maison close, déambulations nocturnes, duels, jeux d'adresse et épreuves physiques) on remarque que Lazuli tente d'affirmer sa virilité. Au cœur de cette épopée nocturne, les compagnons se prêtent entre autres au jeu de la « saignette », qui consiste à tirer des fléchettes d'une pipe (style sarbacane) sur le corps nu et impubère d'adolescentes et d'adolescents aux membres ligotés. Cet exercice de la domination des corps rendus impuissants qui se présente de façon ludique, des corps présentés comme les objets du plaisir tiré de la douleur ressentie par ces cibles humaines et des blessures qui leur sont infligées, est joué dans un établissement où des marins s'enivrent d'alcool d'ananas bouillant. Lazuli, plus jeune que son collègue est tenté par l'expérience alors que Wolf, pour sa part, se désiste. Saphir Lazuli souhaite affirmer sa virilité, malgré sa réticence, par sa participation au jeu d'adresse, démontrer qu'il est homme par le plaisir qu'il est en mesure de retirer de ce jeu de pouvoir pervers issu de la domination de ceux et celles en situation d'impuissance : « Lazuli hésitait. " J'ai très envie d'essayer, dit-il à Wolf. Mais je ne suis pas tellement sûr d'aimer ça autant qu'eux" », (VIAN, L'herbe rouge, p. 102). « Eux », les marins Sandre et Berzingue, jouissent de la saignette, au sens propre du mot : « Sandre avait lancé ses dix aiguilles. Ses mains tremblaient et sa bouche déglutissait doucement. On ne voyait plus que le blanc de ses yeux. Il eut une sorte de spasme et se laissa aller en arrière dans son fauteuil de cuir », (VIAN, L'herbe rouge, p. 103). La description du puissant orgasme d'un des marins nous renseigne sur le caractère éminemment sexuel du jeu. Alors que ces derniers y tirent satisfaction (y tirent leur coup), Lazuli est une nouvelle fois hanté par l'inquiétante présence de l'homme vêtu de noir : ce dernier apparaît juste au moment où il allait s'essayer à la saignette. Comment interpréter cette angoisse, née de la chair et faite chair ? Est-ce l'angoisse personnifiée de la performance, au sens de performer dans l'acte sexuel lui-même ou plutôt de la performance d'une identité masculine virile, sans cesse à affirmer, d'un rôle viril à jouer. Dans tous les cas, cette angoisse mène à l'impuissance la plus complète chez Lazuli, lui-même une machine suicidaire qui se détraque.
Au moment de rejoindre Folavril dans la chambre pour sa dernière apparition du roman, Lazuli est décrit virilement, dans un élégant mélange de beauté masculine, de force physique, de dureté minérale (qui font écho à son nom) et de mystère : « Il se découpait sur le panneau de vide, avec ses cheveux sablés, ses épaules larges et sa taille mince. Il portait sa combinaison de toile cachou et la chemise ouverte. Ses yeux étaient gris comme le gris métallique de certains émaux sa bouche bien dessinée avec une petite ombre sous la lèvre inférieure, et les lignes de son cou musclé donnaient au col de sa chemise un mouvement romantique », (VIAN, L'herbe rouge, p. 150). Lazuli tente, pour une ultime fois, de faire l'épreuve de sa virilité, d'intégrer son rôle masculin qui est, dans la logique du roman, de donner libre cours à ses pulsions, à ses désirs -- alors que jusqu'à ce point, ses tentatives avaient échoué. Inévitablement, l'homme apparaît à Lazuli lorsque ce dernier et Folavril se dénudent. Lazuli tente cette fois-ci d'attaquer l'apparition menaçante, à l'aide d'un poignard dissimulé sous sa combinaison : « D'un geste vif de la main gauche, il crocha le col de l'homme et le coucha sur le lité Il se sentait une force sans limites […] Alors, sauvagement, il le poignarda au cœur, par-dessus le corps de Folavril qui murmurait des mots de calme […] Il avait dans tous ses muscles une puissance sauvage prête à bouillir. Il éleva sa main devant ses yeux pour voir si elle tremblait. Elle était dure et tranquille comme une main d'acier », (VIAN, L'herbe rouge, p. 154-155). Dans cette épreuve violente où l'accent est mis sur la force physique presque animale de Lazuli qui brandit le couteau, symbole phallique, comme l'affirmation d'une masculinité puissante, il est possible d'observer que le jeune homme se bat afin de prouver sa virilité, dans le but d'avoir le dessus sur ses rivaux et d'ainsi « mériter » l'amour de Folavril (ou plutôt, de pouvoir en jouir tout à fait). Toutefois, suite à ce premier combat, d'autres hommes surgissent, identiques au premier, identiques à Lazuli lui-même, comme le remarque Folavril lorsqu'elle aperçoit les cadavres épars dans la pièce. C'est par conséquent au cours d'un affrontement contre lui-même que le jeune homme fait l'épreuve de sa virilité. Or, c'est un combat constant et sans issue : chaque fois que Lazuli parvient à tuer une des apparitions, une autre émerge. Submergé, Lazuli retourne son arme contre lui-même. Ce passage tente-t-il d'induire que l'affirmation de la virilité est sans issue pour des hommes comme Lazuli et Wolf ? Il semble possible d'affirmer que ces deux personnages croulent sous la pression d'exercer leur puissance masculine : ils peinent à s'intégrer au modèle présenté par leur société et succombent faute de pouvoir s'intégrer.
Bibliographie
1. VIAN, Boris, L'herbe rouge, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, coll. « Le livre de poche », 1962 [1950], 226 p.
2. COURTINE, Jean-Jacques, « Balaise dans la civilisation », dans Histoire de la virilité 3. La virilité en crise ? Le XXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2011, p. 471-490.
3. SOHN, Anne-Marie, « Sois un homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « L'univers historique », 2009, 456 p.
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