Remaud. Olivier. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages ».
Chercheur et philosophe français, Olivier Remaud est aussi directeur de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Ses recherches et réflexions ont pour cadre le champ des humanités environnementales et plus particulièrement la philosophie de l’environnement, un domaine qui étudie la place de l’homme au sein du milieu naturel et les valeurs morales qui découlent de ses rapports avec l’autre qu’humain. Depuis son apparition, cette discipline est passée du rejet de l’anthropocentrisme au biocentrisme, c’est-à-dire l’idée que tous les organismes vivants ont une valeur individuelle et sont égaux entre eux. Puis, est arrivé l’écocentrisme, courant qui intègre aussi le non-vivant et valorise l’interdépendance des êtres vivants et de leur milieu.
Afin de mettre en lumière les réseaux qui existent entre tous les écosystèmes, Remaud nous transporte au cœur des mondes polaires avec son ouvrage Penser comme un iceberg. Comme Baptiste Morizot, il invite à un vivre-ensemble qui embrasse humains et autres qu’humains. Il nous propose donc de revisiter le rapport occidental entre nature et culture en donnant la parole aux icebergs et en démontrant que leur parcours de vie ressemble à celui des humains. J’ai été particulièrement interpellée par la notion de langage qu’il aborde dans le chapitre « Vies inattendues » puisqu’elle apparaît comme la clé pour redéfinir notre rapport à l’autre qu’humain.
D’abord, si l’humain se place au-dessus de la nature dans les sociétés occidentales, ce n’est pas le cas dans bien d’autres sociétés où l’autre qu’humain est considéré comme étant animé, une façon d’envisager le monde qui permet d’établir un rapport très différent avec l’environnement. À ce propos, Remaud nous fait découvrir la photographe Camille Seaman qui crée des portraits d’icebergs du Groenland et de l’Arctique. Issue d’une famille selon laquelle l’humain n’a aucun privilège sur les autres vivants, Seaman voit les icebergs comme des êtres dotés d’une fragilité et d’une endurance : « Certains refusent d’abandonner et tiennent bon jusqu’à la toute fin, tandis que d’autres n’en peuvent plus et s’effondrent dans un spectacle émouvant » (2020 : 83).
Par son langage et ses photographies, Seaman fait émerger une forme de personnification de l’iceberg qui influence notre regard et déclenche notre empathie. Nos repères habituels se trouvent bousculés. Ce constat m’a fait penser aux propos de l’autrice dramatique Suzanne Lebeau pour qui le concept d’empathie a été déterminant dans sa manière d’aborder le jeune public : « (…) je voulais regarder le monde les yeux à la hauteur des yeux des enfants que je voulais rejoindre. Il était question de corps et d’espace, de point de vue sur le monde, de la possibilité d’adopter le point de vue de l’autre (…) sans pour autant oublier mon propre point de vue » (2019 : 71). À sa manière, Seaman rééquilibre le rapport nature/culture en racontant du point de vue de l’iceberg.
Par conséquent, il semble inévitable que notre identité (qu’elle s’incarne au « je » ou au « nous »), définie entre autres par notre culture, notre éducation et notre genre, teinte notre rapport à l’altérité. Dans cet ordre d’idées, la façon de penser et de dire le monde, la langue que nous utilisons pour le faire, construit notre rapport à lui. Selon Remaud, il faut donc « (…) se tourner vers nos manières de parler, débusquer les logiques de chosification qui se nichent dans nos mots de tous les jours et neutraliser le neutre » (2020 : 89) pour arriver à favoriser un nouveau vivre-ensemble. Pour nourrir cette réflexion, il nous fait découvrir l’écrivaine Robin Wall Kimmerer pour qui « [l]e langage est un miroir à travers lequel on distingue l’animéité du monde, la vie qui bat dans les choses (…) » (2020 : 87). D’ailleurs, l’apprentissage de la langue de ses ancêtres, le potawatomi, a fait prendre conscience à Kimmerer de la force d’évocation des verbes. Par exemple, lorsque traduit en français, un terme signifie « être une baie », un état verbal qui défait le cadre statique des mots et les rend vivants en impliquant tous les sens : être une baie, c’est sentir le mouvement de l’eau et entendre le vent dans les feuilles des arbres qui nous entourent. Cette idée me rappelle évidemment les propos de Joséphine Bacon au sujet de l’innu-aimun, une langue ancrée dans le territoire qui donne notamment la parole au lichen et au caribou.
Finalement, ces pistes de réflexion proposées par Remaud me font m’interroger sur la personnification de l’autre qu’humain comme procédé de transformation du rapport des Occidentaux à leur milieu. Pour développer un lien sensible avec l’autre qu’humain, est-il essentiel de lui donner, intentionnellement ou non, des qualités humaines et de se mettre à sa place? Est-ce que penser comme un iceberg représente la voie à suivre pour transformer notre rapport au monde? Ne faut-il pas davantage essayer de penser avec un iceberg? En effet, il est peut-être temps d’arrêter de vouloir être autre chose que ce que nous sommes pour plutôt repenser notre façon de coexister avec l’Autre, sans oublier que cet Autre est aussi parfois humain.
Bibliographie
Lebeau, Suzanne. (2019). Écrire pour les jeunes publics : une conquête de la liberté. Montréal : Dramaturges Éditeurs.
Remaud. Olivier. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes-Sud, coll. « Mondes sauvages ».
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Ces questions de langage dans
Ces questions de langage dans un rapport envers l’autre qu’humain me semble un angle d’approche extrêmement intéressant lorsqu’il est question de se décentrer pour atteindre un écocentrisme. Cela pourrait paraître paradoxal, puisque l’humain s’enorgueillit souvent d’être la seule créature de langage; mais il me semble qu’on oublie parfois sa fonction première : celle de communiquer, d’entrer en contact. Est-ce qu’en façonnant autrement les langues occidentales (basées sur des rapports de pouvoir comme le montre bien l’exemple de la baie) on pourrait tendre vers une meilleure communion avec la nature?
C’est peut-être en effet à travers le langage qu’on peut déjouer la binarité culture/nature. Selon Foucault, les systèmes produisent les sujets pour ensuite les représenter. C’est-à-dire que les systèmes prétendent simplement représenter ce qu’ils ont en fait créé. Les représentations servent comme moyen de naturalisation des discours et des idéologies : il nous faut donc avant tout attaquer les représentations et sa matrice du langage pour déconstruire les discours prônant, dans ce cas-ci, la supériorité de l’être humain sur le vivant et le non-vivant. C’est dans notre langue même qu’on perçoit le non-vivant comme inerte, matière désacralisée, passif et isolé des cycles de la Terre, à l’instar des icebergs.
Ainsi, j’ai trouvé très intéressant que tu lies ces réflexions aux processus d’artistes, car, si c’est par le langage qu’on peut changer les représentations et notre façon d’appréhender l’autre qu’humain, les œuvres détiennent alors le pouvoir de subvertir le discours dominant : elles peuvent redéfinir notre usage du langage et, par extension, permettre de nous redéfinir par rapport à l’autre qu’humain.
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Bonjour Geneviève,
Ce compte rendu du texte de Remaud et les réflexions que tu développes permettent d’aborder un élément central des humanités environnementales, soit celui de la place de l’humain dans son contexte. Tu conclus en évoquant l’idée qu’il serait peut-être temps de cesser de se penser comme l’Autre et de commencer à réfléchir à notre coexistence avec celui-ci et je pense que c’est, en effet, ce qui semble manquer au texte de Remaud, comme aux photos de Seaman qui attribuent des traits humains aux Icebergs. Ce faisant les deux perspectives semblent davantage centrées sur l’humain que sur l’iceberg, on les pense en leur prêtant une certaine forme d’Ethos, soit une identité anthropocentrique qui vise à sensibiliser l’humain à la réalité « humanisée » de l’iceberg. Pour moi, il y a définitivement un désir d’opérer une conscientisation sur la réalité des icebergs ou autres, mais cela demeure problématique au sens où cela revient à tout ramener à l’humain, même en tentant de penser autrement. Il faudrait sans doute se rapprocher davantage de cette pensée rattachée à la langue potawatomi et à ce « être une baie » qui inscrit l’être humain dans une interrelation avec tous ces autres qui peuplent son environnement. Ceci dit, penser comme un iceberg malgré ces accros, n’est peut-être pas une mauvaise manière d’entamer la réflexion. C’est un premier contact dans la réalité de l’Autre et cela témoigne en soi d’une volonté de changement qui peut mener à d’autres avancements.
Enfin, peut-être qu’il faut revoir notre rapport au langage pour pouvoir reconsidérer notre perception du monde et ainsi véritablement changer notre manière de s’inscrire en lui et avec lui. C’est un élément que j’ai trouvé particulièrement enrichissant dans ta réflexion sur le texte et cela m’a rappelé un passage de L’œil américain de Pierre Morency. Le passage en question se trouve dans un chapitre où Morency traite du pissenlit et de sa complexité, non seulement celui-ci dispose d’un certain langage, mais il a aussi une faculté d’interprétation qui lui permet de comprendre des éléments de l’environnement qui l’entoure. Pour Morency, le pissenlit « est une plante qui, d’une certaine manière, pense » (Morency, 1989, p.53), ce qui permet de reconsidérer le rapport entre l’humain et l’Autre : l’homme n’est pas la seule espèce doté d’un langage et d’une pensé. Cette prise de conscience pourrait peut-être changer le rapport de l’humain avec le « non-humain ».