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Une Hochelagaise

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(Crédits photo: Benoit Bordeleau)

 

Pour investir de sens les toponymes, il faut savoir à quelles histoires ils renvoient, quels liens ils supposent et imposent; il faut ensuite les assumer. - Nancy Huston

      
I.

Elle disait : la côte Sherbrooke. Elle disait : qu’on soit à l’est, qu’on soit à l’ouest, pour passer au nord, il faut toujours monter la côte qui mène à la rue Sherbrooke. Passage obligé.

Et tout l’été, elle se levait tôt et allait s’attaquer à la côte, non pas jusqu’à Sherbrooke, mais au-delà – sa tête redressée en direction des panneaux : Rachel, Mont-Royal, St-Joseph – jusqu’à ce que ses jambes, rouges soleil, n’en puissent plus d’actionner le pédalier, et moi, je restais endormi dans la lumière blanche d’Hochelaga-Maisonneuve, rêvant, j’imagine, à des autoroutes, ou à des déserts, ou à des forêts – à des milliers de choses lointaines.

 

II.

J’avais dit : ceci est mon quartier. Du clocher de l’église Sainte-Jeanne-d’Arc, à la cime colorée des grands arbres, aux briques jaunes des murs de la station Joliette, lisses d’humidité souterraine. J’avais dit : ceci est ma rue. La rue de Rouen, jusqu’au viaduc – les bombes de peinture aérosol dans l’herbe jaunie, rougie – la Promenade Ontario, fourmilière de nuques en sueur – le Stade olympique, comme un sarcophage et l’écho des rires dans la nef – le boulevard Pie-IX, de long en large, autobus mille fois manqués et autant de fois rattrapés.

C’était l’hiver. La voiture sans cesse remorquée – qui peut entendre le cri des sirènes des remorqueuses dans la nuit? Et qui veut entendre autre chose que le vent dans les branches nues, que le goutte-à-goutte depuis le plafond troué jusque dans la chaudière en plastique, que le froissement des couvertures dans les embrassades? Nous avions dit : ceci est notre quartier, et nous allions au ralenti sur les trottoirs, gesticulant, cartographiant au gré des bâtiments : ceci est l’endroit où nous achetons fruits, légumes, pain, riz; ceci est l’endroit où nous laissons souvent les pintes vides s’empiler trop vite; ceci est l’endroit où nous avons vu des films américains; ceci est l’endroit où nous sommes allés voir les étoiles et où nous avons rêvé au fleuve, à la lisière des entrepôts.

Les matins de tempête sur Letourneux, en me rendant au travail, quand il ne fait plus nuit mais que le jour tarde encore : des enfants tirés dans des traîneaux, au milieu des rues lourdes de neige fraîche – souriants. Quelque chose comme le jaillissement des mots « se sentir chez soi » dans un cerveau tâtonnant.

 

III.

Ils disent : les commerces ferment sur Sainte-Catherine Est. Tout bouge vers Ontario, glisse vers le nord. Je m’imagine : les enseignes – certaines illisibles, d’autres en état mais pour toujours caduques – les cadenas rouillés reliant les grilles – les vieux journaux masquant les fenêtres. Le dépanneur 24h au coin De la Salle – le livreur, tenant d’une main le guidon de sa bicyclette, vante à un passant et à son chien les mérites d’une compagnie de téléphones cellulaires. Je m’imagine la 94 passer lentement, comme au milieu d’un désert – les passagers silencieux, proches du recueillement. Je me dis : désormais, c’est son quartier, ce sont ses rues. Je dors sans rêver, au nord de la rue Sherbrooke – bien au-delà. Trop de noms de rues pour arriver à les compter tous, pour n’en investir ne serait-ce qu’une fraction.

Quand elle sera partie, elle aussi, j’ignore ce que je dirai. Peut-être aurai-je enfin compris que les territoires ne se laissent jamais saisir par personne.

 

IV.

Je sais qu’il y a un risque. Je me crée des frontières imaginaires – quand je descends la côte, je reste à l’ouest de Pie-IX, au nord d’Adam, à l’abri des lieux déjà éprouvés. Je lui concède sa part d’emprise.

Il arrive que mon regard se braque – à l’aperçu d’une silhouette, du flottement d’un manteau, ou au son d’une voix. Toujours en vain. Oui, je sais que le risque est là. Ce sera peut-être au coin Pie-IX et La Fontaine, elle aura des sacs d’épicerie dans les mains, soufflant sous l’effort, le pas rapide. Ou devant l’Espace public, une main protégeant du vent la flamme d’un briquet, respirant la première bouffée d’une cigarette donnée par un ami. Ou encore dans la 125, la tête dans un roman – et je sortirai au prochain arrêt, pour éviter qu’elle ne tente un regard au-devant, en tournant la page, me heurtant de plein fouet comme on percute un étranger.

Peu importent les circonstances, il n’y aura ni mot, ni silence. Il n’y aura pas d’instant. Je dirai : une Hochelagaise – une passante – une ombre. Rien d’autre.

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