Dentellières
(Crédits photo: Benoit Bordeleau)
Qui sont Emma et Stela?
Il est jeune, habillé tout en noir. J'essaie de faire émerger tous les détails, retour à la surface. Skinny jeans, souliers ou bottes? Je ne sais déjà plus. Dans la chaleur du café j'oublie presque tout. Le blouson, derrière, dans le bas du dos : un triangle de petites billes de métal. Pointues ou pas? Un motif, au-dessus du triangle de pics, de studs, un oiseau, peut-être un aigle? En cuir évidemment – le blouson – et en métal argenté, le reste. Un téléphone dans la poche arrière gauche, de travers. Une envie de le suivre, immédiate et impérative : il traverse la rue, me frôle l'épaule en me dépassant. Les cheveux mi-longs sur le côté et devant, plus courts sur la nuque, en pointe. Je m'envole derrière lui les yeux fixés sur sa fesse gauche.
Il entre.
Le bois de la porte de l'église me gratte le dos des petites échardes en pointillé, à relier – ou pas – à la pince à épiler, sors-les de moi sors-les de ma peau c'est horrible cette sensation de pincement de râclement. Une image : muette comme le corbeau. Pourtant les corbeaux croassent, et leur croassement est aussi horrible que ces échardes imaginaires qui maintenant me traversent le dos. Devant, un salon de coiffure. Deux petites grassouillettes jasent, calées dans le creux qui sépare le salon de la boutique d'à côté. Une sorte d'alcôve – profane – un vestibule extérieur, mince espace de transition entre le trottoir et l'intérieur des commerces; le salon, la brocante. Octobre nous régale de sa chaleur… Elles peuvent encore en profiter, l'une avec son chien blanc l'autre avec sa cigarette.
Les deux portes en écho, deux portes de bois sculpté; une énorme une petite, une foncée une pâle. M'asseoir sur tous les parvis de toutes les églises et écrire ce que je vois devant, comme autant de portes qui s'ouvrent sur des lieux différents, non, la même porte, la même porte regardant en même temps tous ces lieux possibles.
Le soleil dans les yeux la maison bleue s'avance, plus que les autres, on dirait qu'elle va sortir, se décoincer, aller se promener elle aussi, pour chercher une autre place une meilleure place, sur cette rue ou une autre, plus jolie, avec plus de fleurs. Une femme aux pantalons fleuris se promène à vélo, des écouteurs en collier. J'avais les mêmes, quand mon grand-père m'a offert mon premier Walkman à cassettes; jaune et noir, et collé dessus un coeur rose à paillettes.
Trois objets abandonnés dans la ruelle, deux ensemble et un tout seul, mais tous de la même couleur, turquoise. Ici les gens portent beaucoup de noir mais ils jettent des divans turquoises en simili-velours. Deux divans identiques, sauf pour un coussin déplacé. Plus loin, un sac de couchage. Seul. Si je le touchais je constaterais peut-être sa tiédeur. Celle d'un corps inconnu, qu'il serait intéressant de chercher, de poursuivre dans les ruelles avoisinantes. Dans les parcs aux multiples coins d'ombre. Tiédeur d'un corps endolori de n'avoir pas assez dormi, étendu sur la noirceur de l'asphalte inhospitalier.
Une moto pétarade, ça m'agace un peu, ça me plaît vaguement.
Une abeille, encore.
Le mythe d'Hochelaga entretient ma crainte, la crainte de m'y promener, filtre le regard que je pose sur les gens. Je vois des trios d'hommes en noir au bord des clôtures et des stationnements, derrière les commerces, et je leur trouve un air un peu louche. Au même moment, dans la chaleur du café elle glisse dans sa robe à fleurs vintage. Avec les plus belles bottes de l'univers, on aurait tué pour ces bottes. Le piano ouvert, des petites filles jouent, timidement, le son les émerveille j'ai fait ça avec mes doigts. J'approche, enviant la facilité avec laquelle elles s'approprient l'instrument. Clavier de plastique. Je voudrais que la promenade suffise à mon estomac creux, criard qui m'ennuie. Je déteste le pianotage, sauf celui des enfants sincères.
Elles sont trois. Peut-être qu'elles reviendront demain. Le débardeur jaune sur la chemise blanche à manches courtes, les cheveux longs et blancs ramenés en queue de cheval, rare parure des mamies. Ne pas oublier les mots simples, en déposer un peu partout, comme ça. La porte, les portes, face à face. Un lieu commun qui donnerait sur tous les autres. Et on ne saurait plus où je serais. Des carnets de voyage à relire : c'est loin de chez moi que j'apprends à flâner.
J'ai toujours pensé que « Stela » s'écrivait avec deux « L » : Stella. Que ça venait des étoiles espagnoles, estrellas. Le problème : la prononciation n'est plus la même, les deux « L » accrochés entraînent la production d'un son particulier... Comment traduire en mots ce mouvement de langue – le bout dans le vide, les côtés contre les dents, en haut, puis l'affaissement contrôlé, assumé, jusqu'au centre de la bouche. Dans la ruelle, sous la porte de garage qui ne mène nulle part, je rêvasse. Couleur des yeux de Stela, empreinte d'un sourire dans la peinture noire du graffiti.
Le salon de coiffure Chantilly. Comme la crème, et quoi d'autre? Probablement un nom de ville, quelque part. Je pars en vacances, à Chantilly. Je ne saisis pas les mots, seulement le grain de leurs voix, tricotées. Nasillardes, plutôt graves. Étudier les fréquences, en parallèle avec un t-shirt léopard. J'ai confondu les motifs, la mamie à la couette, je rectifie avant qu'elle ne disparaisse dans le dépanneur, engouffrée. Un chandail jaune à pois, aux manches plus pâles, faites dans un tissu différent, comme une chemise qui dépasserait en-dessous. Sauf que tout est cousu ensemble, j'en suis presque sûre, même d'aussi loin. La dame au léopard reste seule, le menton dans les mains, et je ne vois pas ses yeux.
De drôles de boîtes à lettres, pas trop à leur place sur une planche, à côté du grillage qui encercle le chantier. Il faut bien que les gens puissent venir chercher leur courrier. Alors voilà, six boîtes à lettres attendent la fin des travaux pour trouver leur place définitive. Le soleil part je pars aussi, avec dans la tête six lettres d'amour en construction. Six raisons romantiques pour revenir me promener, un jour de pluie.
Les petits parcs aux murets de brique en demi-cercles. La rondeur, invitante. L'itinéraire d'une promenade repose souvent sur des détails; une envie de suivre une courbe, de passer devant un magnolia en fleurs. La rigidité d'un angle droit m'aurait fait poursuivre mon chemin, assurément. Sur fond orangé, des mains manucurées – vernis rose fluo – tiennent un message : Dénonce tes aggresseurs. Quelque chose dans l'orthographe me dérange, je suis titillée par ces deux « g », trop confortables, douillets. Une habitude, depuis que je suis petite; plutôt un jeu. Écrire, pour voir. Pour la certitude.
Agresseur
Aggresseur
Comme un poème. Je vérifierai dans le dictionnaire, de retour à la maison. Au chaud dans ma chambre je confirmerai hors de tout doute que le mot « agresseur » ne prend qu'un « g ».
Sur la rue Préfontaine, entre Ontario et Adam, l'arbre aux quatre nids. Ses branches nues. La glace sur les trottoirs, recouverte par la neige, véritable piège du marcheur, du coureur sans crampons. Je voudrais savoir à partir de quelle froideur mes doigts complètement gourds seraient incapables d'écrire, quelle température, exactement. Encore un peu de lumière, la magnifique, de fin de journée. La noirceur tombe comme la guillotine, et l'écriture comme un couteau. Tous ces oiseaux sont voisins. L'arbre, avec ses branches crochues, bras de vieillard maigre et malade, la peau sèche, translucide, les veines apparentes. La fragilité d'un état, l'équilibre à bout de souffle. Un nid au bout d'une branche tranquillement se remplira de neige, et se dissoudra, d'une tempête à l'autre, dans l'attente d'un printemps que les oiseaux rêvent déjà.
Je flâne dans cette écriture et je constate avec émerveillement – et regret – qu'elle m'est aussi étrangère que vous.
Désespérément. Le ciel bleu les nuages tellement fins, ouvrage de dames, d'une délicatesse à fondre entre les doigts. Une teinte de lilas, et de rose très pâle, pour celles qui savent regarder à travers le blanc. Je suis troublée par la pensée de cette résidente en médecine retrouvée morte dans sa voiture le dix-sept novembre dernier. Fait d'hiver. « Émily, en vain » : le premier article que j'ai lu. La photo d'une inconnue, jeune médecin ou infirmière, adossée au mur de l'hôpital, la tête dans les mains, le visage brouillé. J'ai peur de ce que je pourrais lire dans ces yeux, s'ils m'étaient accessibles. Je me dis que je ne devrais pas l'écrire, Émily, que tout ça n'a aucun rapport avec Hochelaga. Et puis je ne suis plus d'accord, là, tout de suite. Le dernier mot posé sur la page, je ne suis plus d'accord du tout. Je marche dans Hochelaga; j'investis un espace avec mon corps, et depuis la lecture de cet article Émily occupe un grand espace dans ce corps. Et puis ça a rapport avec tout la vie de cette femme, et par extension, sa mort. La beauté des nuages dentelle – lilas – que j'arriverais sans doute à effleurer, si j'apprenais, patiemment, à m'étirer jusqu'au bout du froid.
Sur le sable de la ruelle la neige est douce, pas de glace dessous. Mes pieds peuvent relâcher leur vigilance. Ils ont l'habitude des débuts d'hiver… L'apparition de la glace sur les trottoirs. Démarche secrète, dont les subtilités sont maîtrisées seulement par les habitants des pays nordiques. Le pied appréhende de façon radicalement différente son contact avec le sol, il se fait plus léger, moins sûr de lui; les muscles des jambes, à l'affût du moindre dérapage, les bras prêts à sauver la mise en cas de chute. Le corps en alerte. Le sable de la ruelle, reposant. Sa texture granuleuse sous les bottes. Fantasme de gougounes, de plage blanche et chaude. La lumière tombe, les lampadaires brillent depuis un moment déjà, en parallèle avec la Darling.
Toutes les femmes que je vois passer portent de lourds sacs, au moins un dans chaque main, parfois un de plus sur le dos – sans compter la sacoche, en tissu ou en cuir, rayée, à pois violets; à ponpons de fourrure, véritable, synthétique ou recyclée. L'une d'entre elles me sourit, toute perdue dans son manteau bourgogne trop ample. Elle ne porte pas de gants, et j'imagine les marques blanches à l'intérieur de ses phalanges, dessinées par les nombreux sacs de plastique accrochés à ses doigts. Possible liste d'épicerie :
Poireaux
Pommes de terre
Tomates en dés
Beurre d'arachide
Café
Bananes
Anne lui aurait donné un nom poétique et interminable, c'est certain. La ruelle aux lampadaires… Trop descriptif, pas assez évocateur. Le chemin des étoiles… Trop prévisible, trop court, trop quétaine. La petite route aux lunes électriques… Acceptable, anachronique? Ces lampadaires, on pourrait observer les mêmes, ou presque, autour d'une grande place à Paris, ou Barcelone – la Plaza Reial – ou Cracovie. Dans les marchés de fleurs. Villes distinguées. L'impression de voir le chemin que j'ai choisi entre tous les autres, un peu au hasard, éclairé par des sculptures longilignes, gracieuses. Lieu de déambulation tranquille. Lampadaires girafe à deux têtes. Ici ou au milieu du désert, la même surprise.
Une cour arrière, remplie de grosses bûches rondes. Un petit tas encore, dans la ruelle; un homme et ses deux filles cordent du bois. Six cent trente-quatre kilomètres nord-ouest et dix-huit ans d'intervalle, un père et ses enfants – une fille, un garçon. Les quatre enfants bien emmitouflés. La ruelle saupoudrée; devant l'immense garage, une montagne de neige. Avec un râteau, la plus grande ramasse les bouts d'écorce, les brindilles orphelines. Le garçon place les bûches sur les bras tendus de sa sœur, lorsqu'elle dit stop, lui, déjà prêt à attraper la prochaine, interrompt son mouvement. Elle entre dans le garage, dépose chaque bûche dans un creux qui semble l'attendre. Maintenir l'équilibre, éviter l'effondrement en empilant tout d'un côté plus que de l'autre. Derrière le tas de bois qui prend toute la place, à travers la porte patio, un sapin décoré, déjà. Des boucles et des guirlandes dorées. Dans la maison maman prépare la soupe. C'est la tradition : quand nous rentrons, mon frère et moi, avec nos ventres gargouillant; les cheveux ébouriffés et les yeux pétillants, elle nous sert de la Lipton poulet et nouilles – délice rarissime du jour à corder le bois – dans de grosses tasses, vieilles comme une grand-mère. Nous buvons le bouillon, à petites gorgées, gardant le meilleur pour la fin. J'espère silencieusement que la famille de la ruelle Darling est rassemblée, autour du premier feu de novembre, savourant dans le silence qui suit l'effort un chocolat chaud onctueux et parfumé.
Un drôle de bout de rue devant l'église. Pour se stationner? Pour les mariages, les funérailles. Ça prend de la place un corbillard, ça bloque la circulation. D'où le bout de rue. Elles ont l'air tellement bien, les trois placoteuses. Heureuses, simplement, d'être là. Revenons-y, à ces femmes qui parlent, revenons-y sans cesse. Elles semblent avoir tant à dire.