Effluves
De bon matin soufflaient des bourrasques de levure sur la rue de Rouen. Sans la voir, je devinais la boulangerie Au pain doré, cachée de l’autre côté du parc Préfontaine et de la rue Moreau.
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En sortant de l’édicule sud de la station Préfontaine, je suis happée par une odeur caramélisée, du sucre en train de bouillir, de coller au fond d’une casserole. Des brioches à la cannelle en train de dorer? Ces effluves sucrées ont de quoi surprendre, car entre 17h et 19h, c’est souvent la friture du Poulet frit Kentucky ou de la rôtisserie Au Coq qui domine. Le lendemain, des cartons graisseux et éventrés débordent des deux poubelles plantées sur le bord de l’allée, non loin de l’édicule. Les mouettes guettent les restes, tout près de la poignée de graines que quelqu’un dépose presque chaque jour pour les pigeons.
Je m’habitue à l’odeur sucrée, le choc s’estompe peu à peu. Les pas s’enchaînent l’un derrière l’autre, légers. La lueur des lampadaires se blottit confortablement sur la neige du parc, comme dans un tas de plumes. Tout semble sommeiller, même s’il est encore tôt pour croire à la nuit. Malgré tout elle s’approche, s’étend tranquillement sur le quartier. Dans le terrain de baseball, un homme lance un bâton à son chien qui s’élance, presque au ralenti. Je pense à ce conte de Karen Blixen où, après le festin de Babette, tout le village de Berlewaag retrouve une légèreté qu’il avait depuis longtemps oubliée.
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Un ciel aussi floconneux mériterait quelques photos. Je me rappelle qu’il y a bien longtemps que l’appareil est resté dans un tiroir, quelque part dans mon bureau. Je traverse Dézéry et m’engage dans la ruelle Winnipeg. Les nuages s’émiettent et se déposent sur les toits. Je marche dans une ornière et après quelques pas, une moitié de conversation grandit derrière moi, un homme dialogue avec son cellulaire. Après avoir traversé Saint-Germain, il s’éloigne vers le nord. Du coin de l’œil, je remarque les enseignes du restaurant Tex-Mex, dont les néons semblent grésiller à travers tout le blanc. Dans ce tronçon de la ruelle Winnipeg, il n’y a plus d’ornière, toute la largeur asphaltée a été aplanie par une déneigeuse. Quelques-unes des fenêtres de l’immeuble à logements sur ma droite projettent un peu de jaune ou de bleu à travers les rideaux de cuisine, mettent en évidence une énigme que je n’ai pas résolue: la paire de bottes déposées au pied du poteau téléphonique a disparu. L’une avait été mise là durant l’été, puis l’autre l’avait rejointe au début de l’automne. Elles étaient restées au garde-à-vous jusqu’à tout récemment. Enfin, je crois. Je traverse Darling et oblique à travers le stationnement du garage Autopro.
Je tâtonne dans l’obscurité pour trouver l’appareil-photo. Malgré les miettes de nuages qui tombent sur le plancher, je me dirige vers la porte du balcon, histoire de croquer un peu de cette neige. Mais j’ai beau appuyer sur le on de l’appareil, rien à faire: le séjour dans le tiroir a épuisé la batterie.
J’allume la lampe, et, installée près du balcon, lieu de toutes les indiscrétions du quartier, je fouille dans des notes prises cet automne.
«Au coin de Darling, je remarque que je n’ai encore jamais emprunté la ruelle Winnipeg en direction ouest. (Benoit aurait sans doute une explication là-dessus!) Jusqu’à maintenant, elle a toujours été synonyme, du moins le tronçon entre Dézéry et Darling, de raccourci vers la maison, au retour du boulot. Pour la première fois, je me rends vers le parc en passant par la ruelle. La masse de l’aréna Francis-Bouillon saute aux yeux, bloque tout horizon. Le regard doit grimper le long des escaliers à colimaçon, un peu plus haut, s’accrocher aux cordes à linge, à leurs voiles toutes déployées.»
Une sirène de camion de pompiers perce le silence ouaté, un vrombissement fait trembler la rue, avant de s’estomper presque aussitôt. De l’autre côté de la vitre, le vent charrie les nuages de poudrerie.