Une odeur d’herbe fraîchement coupée accompagne ta déambulation le long de la rue Notre-Dame. La femme qui conduit le tracteur, porte grande ouverte, accuse à peine ta présence. Ici, à quelques rues de l’appartement, les bandes d’asphalte et de verdure suffisent à te faire sentir ailleurs – tu veux dire : loin. Il aurait suffit du passage d’une outarde, au moment de fermer les yeux, pour te retrouver une vingtaine d’années plus tôt dans un champ – sur le plate. Il t’apparaît de plus en plus, à force de flâne, que tu rapproches des strates, des moments sis sur des plaques à la dérive, sans qu’elles n’arrivent à se toucher.
Arrivé à l’angle de Davidson, des auto-patrouilles encadrent un homme gris et maigre. Tu remarques ses flasques le long de son corps, ses joues mouillées. Tu te souviens des malheurs qui font que l’on n’essuie plus les larmes. Ce n’est qu’un peu plus loin que tu vois un fouillis de métal tordu, de caoutchouc et de roues dentées.
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Quatre tasses culotées de marc de café sont posées sur le rebord d’une fenêtre, rue Sainte-Catherine. Si Walter Benjamin donnait à la ville les traits d’un paysage ou d’une chambre, pour le flâneur, il semble que lorsque ce dernier déambule dans les lieux de sa quotidienneté, la ville puisse prendre les airs d’un lave-vaisselle.
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Dans un cahier Canada imbibé d’eau, la mention « 6/10 ». L’attention du flâneur est observable à ses notes de passage.
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À quelques pas de la papeterie, tu aperçois sur une nuque un tatouage de veuve noire recouvrant un kyste.
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Au détour d’une ruelle, la mollesse du matelas – ponctué de taches brunâtres – contraste avec le ventre de bœuf rouge qui le surplombe. Ce n’est qu’après coup que tu remarques une masse sombre. Briques, minou, matelas, penses-tu, mais presque aussitôt le crâne de la bête te rappelle un personnage issu d’une toile de Füssli. Tu n’as de souvenir que le poids d’une tête entre tes doigts, la texture des os, de la peau et de la fourrure secouée d’un faible souffle. Des moustaches et l’émail d’une dent usée sur l’ongle de l’index.
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Rue Ontario, à l’angle de Cuvillier, une boîte de douze beignes accompagnent les mouvements saccadés d’un corps chétif – ne te reste en mémoire que des veines saillantes d’un avant-bras gauche et deux cuisses bleuies.
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Tu longes la cour de l’école Hochelaga et le flanc du parc éponyme. Des gamins de ta taille mais qui ont probablement le tiers de ton âge se disputent un ballon orange-sale. Un peu plus loin, on lit un Wallander sur son quadriporteur – en jetant de temps à autres un coup d’œil aux jointeux qui se passent la boucane sous le kiosque. Sur des terrains plus ou moins délimités, des punks jouent à la pétanque : ce doit être une manière de mettre en tension le cochonnet.
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À deux pas de la Flèche rouge, un type s’installe avec son banjo et ses cordes vocales – un mélange de Raine Maida et de Kurt Cobain dans le trémolo et le grain de la voix. Plus tu t’éloignes, plus la mélodie devient claire. And you could have it all, my empire of dirt…
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Les voyages de sable laissées sur le terrain de l’école Baril, ces dernières semaines, ont formé des plages provisoires le long des trottoirs de la rue Joliette. La nuit venue, des pères et des mères venaient remplir des sacs de jute, accompagnés de leurs poupons. La logique te fait croire que le temps des rempotages arrive, mais tu sais qu’au fond, il n’est question, ici, que de voler un sac de sable pour parer aux inondations à venir – voler du temps et si possible le rivage d’une mémoire.
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