Impermanence

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Arrêt, plutôt stop américain. Sur le poteau une inscription : GLU10. Plus bas, un collant sur lequel est dessiné au surligneur un personnage à drôle de mine. À la base du tube de fer, des volutes mauve et jaune vaporisées. J’embrasse du regard

le viaduc, ce lieu de passage au quotidien surchargé. Devant le mur multicolore, il y a des Converse dépareillés, l’un rouge, l’autre bleu. Des pantalons verts thaïlandais. À mi-cuisses, un chandail kangourou de style hip-hop. De gros écouteurs et des lulus bleachés. Un visage d’adolescente au regard rivé sur un vieux iPod. Un motif aux trop nombreux pigments tracé sur la paroi intérieure du tunnel.

Aujourd’hui : PENS. Nouvel acronyme confondant; de grosses lettres argentées difformes aux contours rouges dégoulinants.

Hier : Le Renard fou. Tapi sous Pens : yeux jaunes en spirales, sourire goguenard, corps en quadrillage inégal, couleurs multiples, différents tons de bleu, de rose, de vert, de jaune. Renard Picasso. Renard de Jes (2014). Renard disparu.

Demain : nouveau.

Après demain : renouveau.

                        Je sursaute

un gobelet du McDonald éclate. Le bruit vient de pair avec le raclement d’un pot d’échappement. Passe ainsi une vieille Ford Serie-F accidentée, aux panneaux de tôle dépareillés. L’automobiliste a une drôle de tête : calvitie jusqu’à mi crâne; paralysie partielle du visage. En sens inverse, une Porsche équipée de son homme d’affaires. Modèle âgé de quelques décennies. Coupe dépassée. J’évalue

le premier conducteur qui m’échange un regard. Le deuxième m’ignore. Je l’imite. J’avance

dans un sentier étonnant. Sur le flanc droit est érigée une grille envahie de plantes. Sur le flanc gauche reposent de gros blocs de béton retenant les débris végétaux et rocailleux provenant du rail. La terre est surchargée de détritus de toutes couleurs. Un nombre grotesque de condoms gisent sur la rocaille. Une quantité plus grande de sachets de drogues décore le sol. Y reposent aussi des bouts de bombes aérosol, des bouteilles et cannettes vides, des sacs de nourriture, des gants pour peindre et des gants de vaisselles n’ayant pas servi à récurer. Des seringues. Je fuis

car la rue même est tachée de ces déjections d’arc-en-ciel. Les bâtiments connexes en souffrent. Les panneaux de signalisation. Les arbres. Et le rail, lui?

Y mènent des poutres de bois à l'horizontale, des marches improvisées. Sur tous ces anciens arbres se trouvent gravures, signatures et inscriptions. Nul cœur percé d’une flèche accompagné de noms d’amoureux. Plutôt : Obese, emma, Kruz, saner ou sanek, AKCREUM, More, Pwel, Sist!, LMP, Seeko, KWUM, UbsoB, Dose, YU8, Akuezer, Kcreuf, West, Tost, Kwen. Le non-sens et la sur-identification fourmillent sur le bois. Je gravis avec attention; je sais

qu’il faut écraser l’Obese et YU8. Par contre, il est préférable d’éviter de marcher sur emma et encore plus sur Pwel pour des raisons évidentes. Là-haut, il y a tout autant de texte qu’en bas : Je t’aime, Je ne suis pas d’accord, Bitch, Lets rezist or die !!! J’ouïe

une voix rauque surgir du sentier. Je découvre

une paire de punk en train d’escalader. Devant se trouve un jeune homme équipé de bottes à renforcements d’acier. Il porte un pantalon noir raccommodé et un veston aux multiples patchs. Ses cheveux sont vert et brun. Près de son œil droit se trouve une croix en voie de disparition. Une dizaine de tatous ravagent son visage. Pour prendre appui, il pose l’une de ses mains bleuie par un art envahissant sur le béton gris et noir, et bleu, et rouge et autres. Le punk numéro deux est une punkette. Elle est moins tatouée que le viaduc et toute de noir vêtue. Elle transporte un sac plastique, étrangement propre, de bombes aérosol neuves.

Ils viennent réécrire Je t’aime, et peut-être Punk’s not Dead.

Il me voit. Sang-froid, aucune réaction. Elle m’aperçoit aussi. Surprise. Je sens

la marijuana dissimulée par une main féminine. J’ai vu

peu de choses, mais je redescends. Piétinant Dose et Pumpkin en plus d’un bouchon orange de seringue égarée. Je remarque

Idol, Part Time Writer, Cafe, Acro et Ne pas faire, Do$ Do$.

Je sens                       mes chevilles vibrer lorsqu’elles rencontrent le bloc de béton sur lequel je viens de sauter. Je piétine

Obélix et Walkin Disasta.

Je souris         parce qu’une demoiselle à vélo me sourit.

J’arrête de sourire      parce qu’un deuxième cycliste a remarqué mon sourire. Je soupire

il effectue un cent quatre-vingts degrés et me lance, à son tour, un éclat de dents. Sales. J’entends

what’s up? Not much. What about you? Do you have weed? Nope. I don’t smoke, sorry. Ah, shit. But, there is a couple up there who were smoking earlier.

J’aperçois       son mouvement de tête vers le haut du viaduc. Je tends l’oreille

yeah. I’m supposed to meet someone here. Can I use your phone? Do you have one? Actually… I do. It’s very easy to use. You just have to type the number here… Well, I guess you know.

Je l’entends    composer un numéro et poser l’appareil sur son oreille. Je scrute

ses bottes à renforcement, puis ses pantalons semblables à l’autre punk à une nuance près : la partie intérieure des cuisses est faite d’un tissu rouge aux motifs fleuris. Son chandail et son débardeur sont aussi constitués de plusieurs tissus aux contrastes tout aussi flagrants. Il porte une casquette de laquelle dépassent de longs cheveux gras et grichoux. Il éloigne le téléphone de son visage. Je propose

no answer? No chance. Have a good day then. And, good luck. Thanks man.

Je l’observe    enfourcher maladroitement son vélo. Son regard traîne sur les lieux et surtout sur les gens. Il passe lentement près d’une femme noire et de ses trois enfants. Tous quatre lancent de petits cris dans le tunnel et rient lorsqu’ils reçoivent la réverbération de leur voix. Je perçois

des pas inégaux. J’identifie

un vieil Asiatique à la démarche vacillante. Il porte un manteau vert d’une autre époque, des pantalons bruns en velours côtelé et d’anciens souliers propres, déchus. À sa suite apparaît une petite famille dont je n’arrive pas à identifier l’origine. La mère me sourit, l’enfant chigne, le père m’ignore. En sens inverse, passent trois adolescents. Ils s’abstiennent de commenter la démarche du vieil homme et choisissent la rue afin d’éviter le couple, sa poussette et l’enfant qu’elle contient. Au sein de ce moment d’affluence surgit un être aux pas chaotiques, grognant et jurant une glossolalie des plus originales. L’être semble être une femme. Elle porte des espadrilles de planche à roulette défoncés, un jeans souillé et un kangourou anciennement bleu poudre. Son menton est déformé, son nez est rouge et enflé, ses yeux minces et vitreux. Je surprends

Robin, l’acolyte de Batman, faisant la moue. Il est accroupi sur la paroi, derrière la femme. En fait, c’est une véritable caricature du personnage qui surplombe la scène : sa tête rappelle une boule de quilles, ses yeux s’ignorent et il salue tout observateur les jambes écartées. Mis à part l’imprécision de ses traits et la laideur de son visage, il paraît sympathique. Je franchis

la rue; là sont tracées trois grosses lettres : DNW. Écrites en contour noir classique et barbouillées de blanc. L’acronyme contient deux autres annotations : SOR ou SOK. Puis, une répétition de lui-même; couronné d’un halo quelconque. Sous ce premier graff se trouve une autre calligraphie aux courbes plus fines, sans remplissage, toutefois les lettres sont complexes et pratiquement inidentifiables. Je devine

Curios. Le mot est accompagné de guillemets d’ouverture (anglais) sans aucun symbole de fermeture. Le S s’allonge et se recroqueville sous le mot en une queue de caméléon. Je pense

chacun ses TOC même si tu SOK, au moins tu SOR de chez toi. J’entends

un véhicule rouler sur le gobelet McDo. Je vois

rouge. Le conducteur me regarde longuement sans ralentir. Rouge : la couleur de la boîte de la camionnette Chevrolet. J’investigue

à la droite de DNW. Il s’y trouve une zone peinte en rose bonbon. À vue de nez, près de six mètres de large sur deux mètres de haut. Le graff principal occupant cette zone est particulièrement réussi : ALYS. Lecture confirmée par le traditionnel rappel de l’artiste dans le coin inférieur droit. Les grosses lettres sont délimitées par la couleur mauve, marquant du même coup l’épaisseur des lettres. L’intérieur de celles-ci dévoile différents tons de vert : vert ciseau de gaucher, vert vomi. Un rappel des formes, se cachant derrière les éléments au premier plan, apparaît en ocre mât. De petites étoiles couvrent les lettres et complètent l’ensemble. Je m’interroge

des étoiles pour Alys? Je poursuis

deux personnages cactus semblent appartenir à cet ensemble. L’un d’eux, dans un phylactère, informe de l’année de production : 2014. Sur ce fond rose se trouvent des graffitis moins fins, moins esthétisés : un cœur bleu et rose dans lequel est dessiné un pénis de la même couleur, on y lit TG en trois couleurs; un autre pénis aux couilles poilues et évacuant un liquide quelconque; des jambes de femmes ouvertes. En lettres mauves, LES AGNEAUX à côté de KONTER. J’improvise

il faut KONTER LES AGNEAUX qui ne verront qu’Alys et pas les TG pénis ainsi que leurs éjaculations psychédéliques. Je me concentre

sur un jeune homme portant une poche de hockey. Il s’assoit sur le trottoir et ouvre le sac de sport pour y tirer quelques bombonnes de peintures. Il enfile un masque, se lève, et se dirige directement vers monsieur le cactus numéro un et lui tranche la tête d’un grand trait rouge. Je m’émeus

de voir disparaître, non seulement Alys, mais tout cet art de rue. Je quitte

en saluant tous les autres : Arkhamone, Nope, 4,95m, Ohar, Otak, Kelek, Serak, Resk, Eist Eist,Gyhs, Zesat, Jizza, Malisiouz, Hooz, Samer, Soma!, Asse, Lyf3r, Star, War, Acro, Pen, Cri, Deep, Jab bim, Getsa, Chef, Kube, Poushon, Exod, Lalidé, Penar, Y!

Modalités du parcours: 

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