Dire les langages. Une lecture des Carnets de La Grange de Karl Dubost

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Le numérique a subverti les définitions traditionnelles de l’œuvre littéraire : bien qu’il procède d’une remédiation [1] de formes préexistantes, l’instabilité, la souplesse que le support a acquises rend les étiquettes desséchantes ou simplement obsolètes. Certains textes comportent tout de même une nature finie sur le Web, en dépit des autres qui refusent de fixer le mouvement qui caractérise désormais leur inventivité, comme les blogs. Ce terme est né de la contraction de « web », pour « toile », et de « log », signifiant soit « journal de bord », « carnet de route » ou « registre » [2]. Cela constitue donc matière à questionnement pour la théorie des genres car le blog se présente comme point de confluence des écritures de l’intime. En effet, même si Karl Dubost nomme d’emblée son blog les Carnets de La Grange [3], l’ambiguïté générique demeure, allant même en s’amplifiant au fil des entrées. Pour rendre compte des particularités de cette œuvre en constante actualisation, il conviendra d'analyser les modalités de l’énonciation, qui entretiennent avec le média et ses spécificités une relation déterminante, et d'étudier l’élaboration du discours du quotidien dans le blog, ancré dans une production intersémiotique. Bien que le site en question, ayant connu de multiples transformations, existe depuis 10 ans, l’étude de l’œuvre se restreindra essentiellement aux entrées des années 2009-2010, qui témoignent d’une richesse artistique et d’une conscience des moyens acquises au fil des versions successives de La Grange. Plus précisément, l’œuvre affirme sa souveraineté grâce à différents choix techniques qui supportent un discours relevant souvent de l’implicite, visant à dire à la fois le temps de l’intimité et le temps du dehors d’une manière personnelle.


Dubost assure à La Grange une présence assez effacée sur le Web. Puisque le créateur a mis bien longtemps avant de référencer son site, ce dernier préserve un caractère secret, bien qu’on puisse y accéder au fil d’une simple errance hypertextuelle – François Bon, notamment, en vante souvent la qualité [4]. La communauté qui s’est constituée autour du carnet représente donc une voie d’accès possible. Si le travail de Dubost demeure ouvert à tout visiteur, son langage informatique le rend néanmoins partiellement illisible sous Windows : le créateur mise sur sa connaissance du support pour statuer une certaine marginalité idéologique, ce que le livre papier ne peut faire, puisqu’il s’ouvre à toutes les mains. Qu’Internet Explorer 9 permette de lire le XHTML, tant mieux (G– 17/03/10), mais La Grange ne se plie pas à des conditions techniques usuelles pour s’assurer une accessibilité générale, qui nuiraient à son projet technique et esthétique. Cette affirmation indirecte du désir d’un lectorat particulier se répercute également dans la syndication du blog. Il est malaisé de suivre les mises à jour du site avec un agrégateur conventionnel de fils RSS, tel que Google Reader [5], qui supporte mal le format Atom que Dubost emploie, comme si ce dernier se refusait à l’automatisation généralisée de la fréquentation des contenus. Le lecteur se rend donc sur La Grange avec l’intention de la rencontre d’une subjectivité, qui n’est pas déshumanisée parce que reléguée comme site parmi tant d’autres dans un lecteur RSS. C’est une manière d’encourager l’« act of trust » [6] que tout blogueur doit reconnaître et encourager ; le carnet est le lieu d’un partage désintéressé mais enthousiaste du langage entre deux entités bienveillantes.


Que le carnet Web soit l’occasion d’un échange médiatisé entre un auteur et ses lecteurs, le soi ne doit jamais être entièrement impliqué dans la représentation virtuelle, parce que « la page Web agi[t] pour certains comme la reconnaissance d'une existence sociale protégée » (G– 27/08/02 - n.d.l.r. : page non disponible en date de novembre 2010). Ainsi le titre du carnet prend-il tout son sens : La Grange, c’est le nom de la maison familiale [7], la maison de l’enfance, le symbole par excellence d’intimité, lieu de ressourcement et abri contre les menaces de l’extérieur : « la maison natale nous intéresse dès la plus lointaine enfance parce qu’elle porte témoignage d’une protection » [8]. L’image acquiert donc un caractère autoréflexif : le carnet est cette maison construite sur le vaste terrain du Web où, selon son bon gré, l’intimité ouvre et ferme les volets sur le dehors.


Cependant, si le lecteur découvre qu’on s’adresse quelques fois directement à lui, comme à une présence susceptible d’enrichir le dialogue intérieur présenté, ce type d’appel s’avère le plus souvent lié aux billets développant des réflexions sur la technologie, traitant d’une certaine extériorité, pour demander, par exemple, ce que le lecteur utilise pour annoter sur le Web (G– 25/05/09). Par contre, puisque les commentaires sont désactivés sur La Grange, le visiteur ne peut vivre totalement la rétroaction que le texte évoque. Dubost peut rajouter des informations qui lui parviennent d’un ami après coup, comme à propos du vieux Paris de Rousseau (G– 23/09/09), mais tout échange immédiat s’avère impossible. Cela dit, il s’agit plutôt d’encourager la constitution de réponses autonomes. Dubost lui-même peut souvent commenter directement les articles de Bon sur La Grange : il s’agit d’encourager la croissance sur Internet d’un discours créatif et intelligent, qui serait véritablement polyphonique. Le public et le privé ne se modifient pas réciproquement pour autant dans La Grange, carnet mu par un projet davantage personnel que social.


Toujours baigné dans un flux imperceptible de visites, le créateur préserve ainsi son intégrité, qui demeure le centre de l’écriture, puisque Dubost se moque de la vérité, mais porte « une attention particulière à l'authenticité » (G– 10/05/2009). Il s’attend donc à ce que le lecteur cherche un certain don de soi à travers les lignes de son carnet, mais jamais complet. Au fil des années, de 2002 à 2009, six billets ont été consacrés aux enjeux de l’identité dans le numérique, enjeux tout à fait liés à l’expression du soi : ce sont les « notes sur l’opacité » (G– 22/09/09). Si le sujet possède initialement une « bienheureuse invisibilité » [9] dans ce nouvel univers, elle est bien relative, car sa présence dans le numérique oblige le diariste du Web à la construction d’une image personnelle. Il doit constamment réguler le « pathos » (G– 27/08/02 - n.d.l.r. : page non disponible en date de novembre 2010) donné à lire, puisque la dose émotive impliquée entre en conflit avec l’anonymat choisi.


La photographie, intégrée dans toutes les entrées du blog, participe, dans cette même idée, du caractère intime de La Grange. L’image oblige le discours à une certaine part d’implicite, comme dans le billet « J’ai tant rêvé de toi » (G– 09/06/2009), où le propos doit même être entièrement deviné à travers le poème de Desnos répondant à une photographie où le cadrage éclipse presque entièrement la bien-aimée. Autrement, le billet ne contient aucune inscription provenant à proprement parler du diariste, bien que l’adresse Web de cette entrée puisse jouer un certain rôle de métatexte en ce qu’elle en indique clairement le sujet : http://www.la-grange.net/2009/06/09/amour. Néanmoins, d’une façon ou d’une autre, La Grange invite le regard à apprécier le flou, parce que chaque billet poétique est rédigé avec une profondeur de champ courte, comme en photographie, où l’artiste décide de la seule zone nette de la photo. Par exemple, l’emploi récurrent du pronom « elle » pour parler de l’amoureuse opère une focalisation externe, ce qui permet au carnet d’élaborer une esthétique du privé, pour préserver une distance respectueuse par rapport au réel.


Si la photographie table sur l’évocation comme mode d’expression, elle possède tout de même la capacité de dire avec précision ce qui excède les mots, exploitant « la mélancolie de la littérature » [10]. Par exemple, Dubost choisit une photographie d’Hanoi urbaine pour illustrer directement « le domaine du possible dans la rue » (G– 27/07/2009) que l’Occident a perdu ; ce minuscule paysage procède d’un « déport et ajout de sens » [11] par rapport au texte initial du billet, il le met en fiction. Le fourmillement narratif de la photo, que ce soit l’homme aidant un enfant à traverser la voie ferrée, la femme contemplant différents objets ou n’importe quel autre point de contact dans la photo, stimule le lecteur : « le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir » [12]. Et cela même dans les photos à composition plus simple, comme dans celle montrant une série d’interrupteurs usés (G– 24/02/2010) pour exposer la difficulté de l’imposition générale du HTML5. Ainsi, même si le lecteur ne comprend pas les enjeux informatiques liés, il peut trouver un plaisir à déchiffrer la tension entre l’image d’une technologie presque archaïque et le « raffinement » (G– 24/02/2010) du nouvel encodage. La compréhension s’avère possible – et favorable – au-delà de l’explicite.


Si le discours actuel autour du phénomène du blog présente l’interaction sociale comme un des lieux communs de la pratique, Dubost oppose à cet engouement du collectif l’expression de sa propre voix, dont la souveraineté est d’une part protégée par divers paramètres techniques et de l’autre par l’implicite que sous-tend immanquablement le discours intersémiotique. Ainsi, peu de signes suffisent à signifier un maximum dans le blog, le minimalisme se trouvant d’ailleurs à la base de l’efficacité communicationnelle de cette nouvelle forme médiatique.


La poétique de la brièveté du blog rappelle la sensibilité japonaise que La Grange thématise et développe, Dubost entretenant une relation étroite avec ce pays. Chaque entrée pourrait constituer un haïku qui contribue à la pérennisation esthétique du quotidien fuyant. En effet, ce carnet témoigne d’un attrait pour le minuscule, d’une recherche d’une présence dans le mouvant – de la recherche d’un sens minimal dans un monde d’images. La fonction référentielle du carnet Web se double d’une fonction d’embellissement du réel : il faut « donner du sens, de la poésie à chaque instant de sa vie parce que c'est tout ce que l'on se souviendra une fois vieux. » (G– 11/11/09), de sorte que la beauté se révèle valoir davantage que toutes les références déictiques pour la mémoire. En effet, cette parole personnelle s’élabore de façon quotidienne dans le carnet Web, parce que c’est bien la vie qu’elle cherche à dire, à approfondir. Il ne s’agit pas de se justifier d’écrire ou de se psychanalyser, mais seulement d’écrire pour célébrer l’existence dans ce qu’elle a d’anodin – small is beautiful –, d’où les thèmes communs abordés, comme l’amoureuse, le travail, le voyage, l’art, la cuisine, le monde changeant, la vie qui s’écoule. C’est pourquoi ce travail de création demande de ralentir cette époque de l’accélération : de la même manière que la photographie, l’écriture « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement ». Du coup, au moyen d’une langue simple à travers laquelle filtre l’émotion, Dubost crée des miniatures à partir des instants qui passent, d’où le caractère minimaliste des « discrete entries » [14] de La Grange.


Or, Dubost se considère héritier des méthodes d’écriture de Rousseau, qui, dans ses Rêveries, « appliqu[ait] le baromètre à [s]on âme » (Jean-Jacques Rousseau dans G– 21/09/2009) pour en comprendre les fluctuations. S’inscrivent ainsi différents états du soi dans une multiplicité de billets indépendants bien que reliés entre eux par une progression antéchronologique. Soit, le blog accueille toujours le lecteur avec le présent et, du coup, la rencontre avec le visiteur s’en trouve toujours actualisée : dans le billet, comme lorsque le blogueur croise une belle inconnue dans la rue, « un espace intime se crée pendant quelques secondes pouvant donner l'opportunité d'une interaction spontanée. » (G– 31/03/09) Évidemment, dans les deux cas, aucune interaction directe ne se produit, sauf que le partage du présent se répétant dans « une lecture rythmée et cumulative » [15] que commande le blog, c’est la quotidienneté de son écriture qui seule permet de tisser un lien.


La méthode de Dubost correspond alors à celle du « poète urbain » (G– 29/10/2006) ou moderne, dont on connaît l’équivalence depuis Baudelaire. Ce dernier a fait de la ville le symbole d’une époque inédite : « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » [16]. De même que Dubost s’adresse indirectement à des visiteurs éphémères et que le blog lui-même s’applique à immortaliser, si peu soit-il, des instants révolus, plusieurs entrées se destinent « à [des] passante[s] » [17], comme « Le chauffeur de bus et les jolies filles » (G– 28/07/2009), « Le petit prince : proximité et spontanéité » (G– 31/03/09) ou « Culture du café » (G– 01/04/2009). À son tour, Dubost vise donc cette expression de la modernité : dire la fragmentation du monde, parce que « l’éphémère tend paradoxalement vers le pérenne, l’anodin vers l’essentiel » [18].


L’accumulation ne s’avère pas pour autant chaotique, parce que le lien hypertexte permet d’organiser le rapport au temps dans La Grange, mise en ordre d’autant plus importante que le site n’est pas indexé dans les moteurs de recherche. Or, l’exploration du carnet est facilitée par l’arborescence temporelle qui organise les entrées du blog, chacune étant classée dans l’année puis dans le mois correspondant à sa rédaction. L’exercice d’une écriture quotidienne engage à une certaine répétition, mais elle ne constitue pas toutefois un poids : Dubost lie ses souvenirs entre eux, comme lorsqu’un passage lu lui rappelle un film déjà vu (G– 12/07/2009) ou lorsqu’il amalgame différentes notions techniques pour créer un tout susceptible d’aider son lecteur. De fait, le lien hypertexte agit toujours de façon à synthétiser différentes expériences de vie : « c’est bien de l’intimité la plus profonde, de la recherche de cette intimité, du chemin pour l’atteindre et de l’espace de mots avec lequel elle doit à la fin se confondre, qu’il nous est fait le récit. » [19] Les similitudes mises en relief contribuent à la progression du soi, qui s’effectue dans le temps. Par l’entremise de la succession de bribes, le discours du quotidien témoigne d’un avancement à tâtons qui constitue à la fois un espace d’évolution personnelle et un document pour le futur.


Dubost procède ainsi d’une poétique du collage pour évoluer à travers l’affluence des contenus, que ce soit grâce à l’autoréflexivité ou à sa sensibilité au dehors. Plus précisément, l’hypertexte, sur lequel se base l’aménagement réticulaire de l’Internet en entier, se trouve hypertrophié chez Dubost. Chaque entrée du carnet réfère à des éléments qui lui sont extérieurs par l’entremise de diverses stratégies : insertion de traditionnels liens hypertextes, de citations tirées d’œuvres littéraires, d’extraits de code informatique, de captures d’écran, de compositions graphiques personnelles ou trouvées sur le Web, de photographies tirées de films, comme Hiroshima, mon amour (G– 19/10/2009), etc. Se constitue une esthétique de la « mosaïque » [20] représentative de son temps ; autrement dit, un recueil de poésie au sens propre. Cette influence du remix n’est pas sans rappeler le site Désordre de Philippe De Jonckheere, où différentes images aléatoirement s’empilent et se renouvellent chaque fois que le visiteur entre sur la page. Tout de même, ce goût pour le minuscule chez Dubost procède en quelque sorte du même « acharnement à décrire le vernaculaire et l'infime au risque d'égarer son lecteur » [21] par l’entremise de la citation ; André Carpentier se surprend lui-même « de l’épaisseur du tissu des références et autoréférences des Carnets » [22], comme si cette pratique de l’écriture comportait une tendance naturelle à l’hypertextualité. Le mouvement référentiel s’avère ininterrompu : par exemple, en rapportant l’impression qu’une lecture a laissée sur lui, Dubost écrit à propos d’une lecture de Golovanov ce qu’on pourrait dire de sa propre prose : « l'économie des mots est de rigueur. Les phrases sont simples. La langue y est brute. » (G– 06/11/2009) L’apport de l’autre devient donc une manière de parler de soi.


Or, ces réseaux internes qui se constituent dans l’écriture de La Grange répondent à une pratique particulière de l’exploration Web. Constamment à l’affût de contenus susceptibles d’alimenter son imaginaire, ses réflexions, Dubost multiplie les onglets ouverts – jusqu’à 140 à la fois (G– 16/01/2010) – dans son navigateur afin de garder trace de ces documents et de leur octroyer une plus grande visibilité que ce que proposent les traditionnels signets. De la même manière qu’il prend en note des citations textuelles dans un carnet papier, l’artiste se fraie son propre chemin dans ces mondes virtuels que sont la littérature et l’Internet, « faisant intervenir un dehors de l’écriture […], introduisant un partenaire symbolique » [23] auquel il offrira la condition d’une nouvelle existence dans ses créations à venir.


Évoluant ainsi au sein de la mixité moderne, Dubost nous en présente la tension profonde, la même que Baudelaire avait découverte : insistant sur le caractère éphémère propre à l’époque moderne, il a mis en scène la dualité profonde de son art, partagé entre ce qui est voué à passer et ce qui dure. Dubost exploite exactement cette nature duelle dans son carnet, dont les billets sont tout aussi bien consacrés à la plus pointue des technologies Web qu’à une touchante méditation poétique entrelacée de photographies, comme « La sieste » (G– 25/10/2009). Même, certaines entrées portent en elles cette scission interne : dans « La vitesse et ses limites » (G– 30/05/2009), Dubost reconnaît que « nous sommes dans une époque d'ubiquité de la vitesse », mais freine tout enthousiasme gratuit en insérant, à la suite de son texte, une photographie représentant un vieux vélo attaché à une clôture et agrémenté de plantes poussant à travers les rayons des roues – l’image même d’un temps voulu ralenti, enjolivé.


Le journal intime demande à ce qu’on en « distingu[e] les registres » [24] parce que l’écriture du soi s’effectue sous différentes modalités ; Dubost varie effectivement toujours de ton, si bien que, dans son œuvre numérique, l’antithèse acquiert un caractère essentiel. Cette figure de pensée « suscit[e] cet effet de dissonance propre à la poésie de la modernité. Le choc de lecture ne peut être éprouvé qu’à partir du heurt de sections apparemment contradictoires […], apparemment impossibles à concilier et pourtant coexistantes. » [25] Ainsi La Grange fait-elle état d’un monde d’oxymores tout en synthétisant la « simple dualité (vie matérielle et "abstraite") » [26] dans la succession harmonieuse du blog, qui accepte de dire et de réunir la fragmentation ; blog qui rend la poésie d’autant plus précieuse qu’elle n’est jamais redondante parmi les contenus. L’univers de la technicité se révèle à la fois hypotexte et métatexte qui structurent l’imaginaire du créateur, qui l’enrichissent : constamment le discours sur la technologie stimule les réflexions rêveuses sur l’espace et inversement, comme dans « Écrire sur les murs et UI » (G– 17/01/2010). C’est pourquoi les entrées plutôt scientifiques sont affublées de titres poétiques et de photos autant que les écritures d’introspection, toutes les deux placées au même niveau de pertinence.


Dubost s’avère donc un artisan des grands langages actuels, soit littéraire, visuel et informatique, artisan qui constitue son propre code à partir de leur mélange, puisque l’interface lisible – et artistique – de La Grange est définie par une série d’équations programmées. En effet, comme Valéry, praticien du carnet, qui désire noter par sauts le transitif, la pensée en mouvement, « il rêve d’un système mais pour faire la preuve de son impossibilité » [27], parce que toute logique binaire ne comprend pas la zone de l’entre-deux qui se dessine dans La Grange.


Du coup, Dubost réinvente la posture du poète actuel. Bien que certains billets soient empreints d’une mélancolie lyrique, il ne se dévoile pas poète romantique retiré dans son intériorité profonde, mais plutôt se tournant vers le dehors. C’est d’ailleurs le propre du carnet, dont la porosité constitue l’essence même de son écriture. L’écrivain peut ainsi habiter le « désir de s’éprouver, de développer une présence à soi – considérant le MOI comme une position d’équilibre » [28], et non pas de définition par la négative. Cela répond exactement aux préoccupations constantes de Dubost concernant l’espace, que ce soit à travers l’espace Web lui-même, le voyage, la géolocalisation ou les déambulations urbaines : le créateur s’intéresse aux oscillations de tout genre, car il s’agit à chaque instant de savoir se positionner dans l’existence. Aussi est-il naturel que les archives de La Grange soient localisées sous le dossier « map » [29]. Plus forte encore qu’un seul désir de cartographier la vie, cette perception de soi dans l’espace se constitue comme première certitude sensible, au sens de sensitif mais aussi d’émotionnel : « la réalité, qu'elle soit dans le monde physique ou numérique, est une construction de nos émotions dans l'espace et le temps » (G– 04/04/2010). Ce poète du Web transforme donc la pensée rationaliste : il ressent, donc il est ; il ressent, donc il écrit cette existence qu’il peut magnifier au présent dans le blog.


Dubost ne se satisfait quand même pas entièrement de ce monde de signification éthérée, souhaitant « jouir » (G– 18/01/2008) de la vie dans son aspect le plus palpable. Effectivement, ce besoin de concrétude se satisfait dans le blog grâce à tout le travail sur l’aspect plastique du carnet, qui, bien sûr, évite la virtualisation du corps, de l’être, de même que grâce à l’interpellation des sens dans diverses descriptions de paysages ou de recettes. Dubost ne résiste pas à la « tentation » [30] de l’autoportrait, démonstration ultime d’une présence dans un monde imaginaire, comme l’exposent diverses photos, dont celle de l’entrée « Rétrospective » (G– 10/01/2010), où l’identité du « je » s’inscrit dans le passage du temps. En dépit de la confusion qui règne généralement entre les termes « numérique » et « virtuel », le carnet Web apparaît conséquemment comme lieu de la construction du soi pris dans sa totalité, incarné : « notre être sensible, notre être au monde […]. Alors tout cela balbutiant, peu importe. » [31] Les fragments s’accumulent, construisent un sujet qui interagit avec un espace-temps se transformant à tout instant.


En somme, La Grange se construit une intimité tournée vers l’extérieur. Ce blog ne se conformant pas aux normes d’accessibilité que le grand public Web impose, Dubost invite plutôt à la rencontre d’une subjectivité qui habite littéralement un espace et qui entretient un rapport médiatisé avec l’extérieur. Bien que l’écriture du quotidien, l’accumulation d’impressions et de sensations évoquent une certaine mise à nu du soi, le blogueur n’exploite pas ce genre d’effusion, s’efforçant d’entretenir une certaine opacité grâce au discours intersémiotique et à la part d’implicite qu’il convoque. Il peut alors s’appliquer à dire la vie d’une façon à la fois intime et publique, tout en misant sur le travail du minuscule comme source de signification maximale, poétique que la forme du blog elle-même impose. Le temps agit comme vecteur de sens qui progresse à travers l’actualisation du présent dans et par la création. Puisant dans toutes les formes d’art liées de près ou de loin aux domaines graphique et littéraire, Dubost développe une écriture composite, se faisant poète du parcellaire, à l’image même de l’époque à laquelle il appartient. Artiste des langages, il prend contact total avec son texte dont la matérialité démultiplie les niveaux d’écriture. La poésie en prose et la technicité, deux domaines apparemment inconciliables, entretiennent ainsi un dialogue fécond chez Dubost, assurent à son œuvre un dynamisme essentiel.


Le créateur évolue donc au fil d’une écriture de l’osmose qui s’approprie l’apport de l’autre, transformant en interface cette altérité. C’est pourquoi, tel que l’indiquait le titre complet de l’œuvre, La Grange s’avère plutôt un carnet qu’un journal : il n’est jamais replié sur lui-même, mais plutôt orienté vers le dehors, parce qu’il cherche sa finalité de l’équilibre, d’où le fait que le discours technophile de l’époque parvienne à être intériorisé et exploré comme la propre parole de l’écrivain.


Si La Grange évoque souvent un monde teinté de la technique et du rationalisme propres à l’Occident, il confronte en même temps deux manières d’appréhender le réel. Plus précisément, dans la philosophie chinoise, l’absolu n’est pas une quête à poursuivre, une œuvre à achever : l’absolu est là, simplement, ce sont les choses qui existent, qui s’accomplissent à chaque instant. [32] Telle est la poétique du blog, qui défie, on l’a vu, de cette même manière la conception de l’unité que l’Occident a longtemps perpétuée.


[1] Bolter, Jay David et Grusin, Richard (1999), Remediation: Understanding New Media, Cambridge / London : MIT Press


[2] de Jonckheere, Philippe, « Pourquoi blogge-je ? », dans Désordre, en ligne : http://www.desordre.net/bloc/
pourquoi.html (consulté le 21 mars 2010).


[3] Dubost, Karl, Carnets de La Grange, en ligne : http://www.la-grange.net/ (consulté le 28 novembre 2010).


[4] Bon, François, « Tour de blogs, reprise », dans Le tiers livre [en ligne]. http://www.tierslivre.net/spip/
spip.php?article2102 (consulté le 6 avril 2010).


[5] Guillaud, Hubert « Lectures mobiles », dans La feuille, en ligne : http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2010/03/11/lectures-mobiles/ (consulté le 27 mars 2010).


[6] de Laat, Paul B (2008) « Online diaries: Reflections on trust, privacy, and exhibitionism », dans Ethics and Information Technology, vol. X, n° 1, p. 61.


[7] Dubost, Karl, « Karl Dubost », dans Carnets de La Grange, en ligne : http://www.la-grange.net/karl/ (consulté le 27 mars 2010).


[8] Bachelard, Gaston (1974), « La maison natale et la maison onirique », dans La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, p. 102.


[9] Assouline, Pierre (2008), « Préface », dans Brèves de blog : le nouvel âge de la conversation, Paris : Les arènes, p. 9.


[10] Létourneau, Sophie (2009), La mélancolie même de la photographie : Roland Barthes, thèse de doctorat en littératures de langue française, Montréal : Université de Montréal, p. 13.


[11] Adler, Aurélie (2007), « Bon/Hopper. Un dialogue texte-image pour “approcher la ville” », dans À l’œil. Des interférences textes/images en littérature (Jean-Pierre Montier, dir. publ.) Rennes : Presses universitaires de Rennes (Interférences), p. 323.


[12] Barthes, Roland (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, Paris : Gallimard / Seuil (Cahiers du cinéma), p. 93.


[13] Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, op. cit., p. 15.


[14] Landow, George (2009), « Creative Nonfiction in Electronic Media: New Wine in New Bottles? », dans Neohelicon. Acta Comparationis Litterarum Universarum, vol. XXXVI, n° 2 (décembre 2009), p. 443.


[15] Pinson, Guillaume et Thérenty, Marie-Ève (2008), « Présentation : le minuscule, trait de civilisation médiatique », dans Études françaises, vol. XLIV, n° 3, 2008, p. 8.


[16] Baudelaire, Charles, « La modernité » dans Le peintre de la vie moderne, dans Wikisource, en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/La_Modernité (consulté le 4 avril 2010).


[17] Baudelaire, Charles (2003), « À une passante », dans Les fleurs du Mal, édition préparée par Claude Pichois, Paris : Folio (Classique), p. 127.


[18] Pinson et Thérenty, « Présentation : le minuscule », art. cit., p. 9.


[19] Blanchot, Maurice (2008), « Joubert et l’espace », dans Le livre à venir, Paris : Folio (Essais), p. 73.


[20] Pinson et Thérenty, « Présentation : le minuscule », art. cit., p. 5.


[21] de Jonckheere, « Pourquoi blogge-je ? », art. cit., http://www.desordre.net/bloc/pourquoi.html.


[22] Carpentier, André (1999), « Le dit du carnetier », dans Le choc des écritures. Procédés, analyses et théories (Hélène Guy et André Marquis, dir. publ.), Québec : Nota bene, p. 21.


[23] Compagnon, Antoine (1979), La seconde main ou le travail de la citation, Paris : Seuil, p. 40.


[24] Vigneault, Robert (2007), « Projet de typologie : les registres de l’essai », dans François Dumont [dir.], Approches de l’essai. Anthologie, Québec : Éditions Nota bene (Coll. Visées critiques), p. 231.


[25] Designi, Silvia (2008), « Poème en prose et formes brèves au milieu du XIXe siècle », dans Études françaises, vol. XLIV, n° 3, p. 77.


[26] Ibid., p. 78.


[27] Gaubert, Serge (1996), « La pratique de la note dans les cahiers de Paul Valéry », dans Simone Messina [dir.], La forme brève. Actes du colloque franco-polonais, Lyon 19-21 septembre 1994, Paris / Florence : Honoré Champion / Edizioni Cadmo, p. 197.


[28] Carpentier, « Le dit du carnetier », art. cit., p. 21.


[29] Dubost, Karl  « Sitemap », dans Carnets de La Grange, en ligne : http://www.la-grange.net/map (consulté le 4 avril 2010)


[30] Bogaert, Catherine et Lejeune, Philippe (2005), « Journal et photo », dans Le journal intime. Histoire et anthologie, Paris : Textuel, p. 220.


[31] Bon, François, « Le Web comme poésie », dans Le tiers livre, en ligne : http://www.tierslivre.net/spip/
spip.php?article1954 (consulté le 27 mars 2010)


[32] Propos librement recueilli chez Guillaume Carron, « Réversibilité et créativité : une perspective sur la peinture chinoise à partir de Merleau-Ponty », exposé présenté le 5 mars 2009, dans le cadre du colloque international « Espace de l’esthétique, esthétiques de l’espace. Regards croisés entre l’Occident et l’Extrême-Orient », organisé par la Faculté de philosophie de l’Université Jean-Moulin Lyon 3.