L'accord de libre-échange et la métaphore de la guerre
Mis en ligne le 19 nov 2018
Écrit par Marie-Eve McNicoll, étudiante à la maîtrise professionnelle en traduction, Université Concordia, Montréal
Le premier billet sur Trump et sa guerre des mots présentait un éditorial du Guardian sur le fait que la presse reproduit sans discernement les formules choc du président américain, ce qui a pour effet de promouvoir sa vision du monde. George Lakoff était cité pour expliquer que, sur le plan cognitif, le sens d’un mot est lié à une structure d’idées, ou cadre conceptuel, qui est renforcée même lorsque le mot se trouve dans une négation. Par exemple, dire « non, le commerce n’est pas une guerre » a pour effet, en dépit de la négation, de consolider le lien entre le commerce et la guerre. Le billet offrait une brève analyse de la manière dont la presse canadienne a participé à promouvoir l’idéologie de Trump selon laquelle « la renégociation de l’ALENA est une guerre » en exploitant le champ lexical de la belligérance.
Dans un texte théorique qu'il a repris sur son site internet, Patrick Charaudeau, linguiste spécialisé en analyse du discours médiatique, avance que le contrat d’information implique une double finalité pour la presse : « une finalité éthique de transmission d’informations qui vise à informer le citoyen pour qu’il prenne part à la vie publique » et une finalité commerciale qui vise à capter le plus grand nombre de récepteurs possible (2006). C’est dans cette visée de captation que la métaphore conceptuelle semblerait entrer en jeu. Celle-ci avait été succinctement expliquée dans un billet de Pier-Pascale Boulanger comme « un processus cognitif par lequel un concept source […] est appliqué à un concept cible ». Dans le cas de la métaphore conceptuelle LE COMMERCE EST LA GUERRE, le concept source LA GUERRE est appliqué au concept cible LE COMMERCE. Boulanger explique par ailleurs que « le recours à la métaphore par les journalistes financiers est très fréquent, du fait que celle-ci leur permet très efficacement de susciter l’intérêt et de toucher l’affect de leur destinataire, et ainsi d’être lus par le plus grand nombre de personnes possible sur un marché de libre concurrence. » (2016, p. 146)
Le 30 septembre dernier, après 13 mois de négociations difficiles, une entente de principe a été conclue entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, soit l’Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC). Une fois ratifié, ce dernier remplacera l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Au lendemain de la conclusion de cette entente de principe, un examen des articles publiés dans la presse canadienne semble démontrer que l’issue de ce qui aura été représenté comme une guerre est beaucoup moins spectaculaire que la guerre elle-même. En effet, alors que les expressions métaphoriques en lien avec la guerre abondaient pendant les négociations cet été, ce n’était pas le cas une fois le nouvel accord conclu (même si elles auraient été percutantes à la une des journaux). La presse s’est généralement tournée vers un style journalistique plutôt neutre. Seuls quelques éléments du champ lexical de la guerre subsistaient dans les articles parus au début d’octobre, notamment « la victoire », « le perdant » et « la brèche », à savoir celle qui a été ouverte dans les clauses protégeant l’industrie laitière (Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal, Le Droit et Le Soleil). Selon le Trésor de la langue française informatisé, la brèche est une technique militaire, plus précisément une « ouverture pratiquée par les assaillants dans un rempart, une fortification ».
La presse, aux prises avec la double finalité de son contrat d’information (éthique et commerciale), semble avoir véhiculé la métaphore LE COMMERCE EST LA GUERRE pour capter l’intérêt du lecteur à un moment où le potentiel d’actualité, de socialité et d’imprévisibilité de la nouvelle était plutôt bas. Charaudeau définit le potentiel d’actualité comme « la distance qui sépare le moment d’apparition de l’événement du moment de l’information » ainsi que « la qualité de l’événement à surgir dans un environnement proche du sujet informé »; il associe le potentiel de socialité à la condition de prégnance, c’est-à-dire ce qui s’impose à l’esprit des lecteurs, et le potentiel d’imprévisibilité à la saillance, soit la perception d’une modification de l’état du monde (2005, pp. 83-84). Or, les treize mois qu’a duré la renégociation de l’ALENA et les questions de commerce transfrontalier sont loin d’en avoir fait un événement qui s’impose à l’esprit et donne à voir un monde changé.
En revanche, au moment où l’entente de principe a été conclue, le potentiel d’actualité, de socialité et d’imprévisibilité de la nouvelle était plus élevé : la signature faisait événement et on voulait savoir si on avait été les plus forts, s’il y avait eu des pertes. D’un style plus neutre, la presse s’est contentée de rapporter les faits aux lecteurs qui voulaient maintenant savoir en quoi l’AEUMC allait les toucher.
Cette petite étude de cas nous porte à croire que plus le potentiel d’actualité, de socialité et d’imprévisibilité est bas, plus grande est la fréquence avec laquelle les journalistes recourent à la métaphore conceptuelle.
Quant à Trump, la guerre commerciale tous azimuts qu’il dit avoir lancée est loin d’être terminée. Sa « victoire » de l’AEUMC en poche, il gazouille le 1er octobre: « [the USMCA] will bring all three Great Nations together in competition with the rest of the world ». Il a compris le pouvoir de captation par la métaphore du conflit et n’a pas hésité pas à l’exercer pour galvaniser l’électorat à l’approche des élections de mi-mandat prévues le 6 novembre. Comme l’explique Johnathan Charteris-Black en se référant à l’historien et politicologue James MacGregor Burns qu’il cite: « Leadership […] is grounded in the seedbed of conflict. Conflict is intrinsically compelling; it galvanizes, prods, motivates people. » (2011, p. 3)
L’analyse critique des métaphores nous rappelle l’objectif premier de celles-ci dans la rhétorique politique : « to frame how we view or understand political issues by eliminating alternative points of view » (ibid., p. 32). Par effet de cumul et par la mise à l’avant-plan de certaines métaphores dans la presse, celles-ci participent à structurer notre manière de voir le monde : « When metaphors displace other ways of talking about the same thing, language has acted upon the world by colonising rival ways of thinking about it, and in doing so frames our understanding of the world. » (Charteris-Black, 2011, p. 35) C’est pour cette raison que l’Observatoire du discours financier en traduction s’intéresse aux organes de presse.
Les journalistes ont le pouvoir de structurer le discours et peuvent très bien décider de donner à voir le commerce international comme un exercice de coopération. L’évolution des négociations commerciales du Canada avec la Chine et la manière dont les États-Unis réagiront à celles-ci seront révélatrices en ce sens.
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