Parcours étymologique à partir de regula
Dans un récent billet, Pier-Pascale Boulanger mentionnait la confusion possible, lorsqu’on traduit de l’anglais vers le français, entre « régulation » et « réglementation ». Il me semble à propos de faire l’exercice du parcours étymologique à partir du mot latin regula pour comprendre à quel moment les deux mots ont pu apparaître en français. Il s’agira aussi de voir comment on en est venu à attribuer à l’un le sens d’un processus d’ajustement dans un système (régulation), à l’autre celui de création de règles (réglementation).
Commençons par règle qui provient du latin regula1 et qui apparaît en français dès le XIIe siècle sous la forme reugle, puis regle (éliminant progressivement les formes dialectales rigle, reille et riule, qui pouvait avoir d’autres significations, de la « barre servant à refermer une porte » à « prescription d’ordre moral »). Le verbe régler se retrouve au XIIIe siècle, il a pu vouloir dire jusqu’au XIXe « gouverner ». Le participe passé adjectivé réglé apparaît sous diverses formes au XIVe siècle. Comme nom d’action, réglage est constaté au XVIe siècle, d’abord pour parler du fait de « régler du papier » (tracer des lignes droites sur une feuille de papier), mais prendra à la fin du XIXe siècle des sens techniques comme « la façon de régler un mécanisme » ou l’« ensemble des opérations ayant pour fin d’amener sur un objectif le point moyen du tir d’une pièce ». Le terme règlement (d’abord reglemens puis reiglement), quant à lui, apparaît au XVe siècle avec le sens de « décision législative faisant autorité ». De ce dernier terme provient le verbe réglementer (XVIIIe siècle), l’adjectif réglementaire (même époque) et les substantifs réglementation, réglementateur, réglementarisme et réglementariste (tous au XIXe siècle). C’est aussi à partir de cette famille lexicale qu’on créera, avec le préfixe privatif, déréglementer et déréglementation, bien plus près de nous, vers 1980. Quant au verbe dérégler (sous la forme desreigler), il apparaît dès le XIIIe siècle; à partir de lui se formera dérèglement (XVe siècle), déréglé (XVIIe siècle) et déréglage (XXe siècle).
Dans une autre branche de la même regula, on retrouve le champ sémantique de la régulation avec régulier, une réfection au XIVe siècle par changement de suffixe d’un adjectif apparu dès le XIIe siècle, reguler, un emprunt au latin impérial regularis (« en forme de barre », puis « conforme à la règle »). L’adjectif a donné, dès le XIIe siècle, l’adverbe régulièrement (alors que réglément n’est pas resté en usage) et le nom régularité (XIVe siècle) pour désigner « l’uniformité d’un mouvement et, en géométrie, le caractère d’une figure, d’un corps ayant ses angles et ses côtés égaux ». Ce dernier terme va acquérir des significations morales et religieuses (sous l’influence de règle) qu’il perdra par la suite; seul le sens juridique de « conformité aux lois » subsistera. Le substantif régulation a d’abord une courte vie au XVe siècle aux côtés du verbe réguler où il signifie « domination » (du latin regulare, « diriger, régler »). Régulation revient au XIXe siècle à partir du supin latin regulatum, sous l’influence de régulateur (deux apparitions lui aussi : XVIe et XVIIIe siècles) et désigne « l’action de régler un appareil, d’en corriger le fonctionnement ou les données », puis, au XXe siècle, « fait d’agir sur un système complexe et d’en coordonner les actions pour un fonctionnement correct et régulier ». C’est à peu près au même moment que réguler comme verbe transitif revient, en 1932, dans le sens technique de « soumettre à une régulation » (par exemple en physiologie), tout comme la forme pronominale se réguler utilisée en cybernétique. Par rapport à réguler, le verbe régulariser est beaucoup plus tardif (XVIIIe siècle), il correspond à une reprise savante du latin regularis et signifie « rendre conforme aux dispositions légales ou réglementaires », puis « rendre régulier, assujettir à un ordre, à un rythme déterminé ». À partir de ce verbe sont formé les noms régularisation (XIXe siècle) d’abord au sens de « action de rendre conforme aux lois et règlements » puis au sens physique d’« action de régulariser un cours d’eau » et de « diminution des irrégularités du relief d’une côte ». À partir du radical de régulation est dérivé régulatif (1930), mais aussi les formes avec le préfixe auto- : autorégulation (1878), autorégulateur (1866), autorégulé (1969), ce dernier utilisé en relation avec le principe du thermostat et des machines cybernétiques. Pour ce qui est d’un usage de préfixe privatif, Rey ne mentionne pas de « dérégulation », c’est bien plutôt les formes avec in- qui se donnent comme la norme : irrégulier, irrégulièrement et irrégularité (tous trois dès le XIVe siècle).
En anglais2, l’adjectif regular est emprunté de l’ancienne forme française reguler de l’adjectif régulier, d’abord au sens religieux, à la fin du XIVe siècle. Il prendra le sens associé aux formes géométriques à la fin du XVIe siècle et le sens de « normal » au XVIIe siècle. Le verbe regulate (regulated, regulating), pour sa part, apparaît au début du XVe siècle, cette fois du latin regulatus, et possède le sens de « contrôler, diriger ». Le verbe anglais prend ainsi les significations des trois verbes français « régler, réglementer, réguler ». Dérivant directement de regulate, le nom regulation tout comme regulator, sont plus tardifs, ils arrivent au XVIIe siècle. L’usage du préfixe self (self-regulating) apparaît au XIXe siècle. Les mot deregulation et son verbe deregulate n’apparaissent qu’en 1963.
Concluons brièvement sur quelques éléments évoqués. D’abord, les deux formes « règle » et « régule » apparaissent au même moment en français, au XIIe siècle, mais dans des fonctions grammaticales différentes : la première comme substantif, puis verbe, la deuxième comme adjectif. La particule -u- est par la suite réempruntée au latin pour former des termes savants, y compris pour le verbe réguler, sauf peut-être pour un éventuel déréguler qui n’est pas mentionné. À cet égard, il est intéressant de noter que la forme privative avec dé- est associée à la branche de « réglementation » alors qu’à celle de « régulation », c’est plutôt la forme en in- qui semble être la norme (ir- par assimilation). Comment peut-on alors parler de dérégulation aujourd’hui?
Mentionné dans le billet de Pier-Pascale, le billet de Pierre Maura affirmait que « Hayek défendait la déréglementation la plus totale [pour] assurer la régulation des systèmes économiques ». Si on accepte que l’anglais ne fasse pas la distinction entre les formes « régler » et « réguler », par rétrotraduction en anglais, le premier terme devrait se rendre par deregulation, le deuxième regulation. Lorsqu’on regarde le texte de Friedrich Hayek et qu’on le compare en français, pourtant, on découvre peut-être une reconstruction lexicale par effet de lecture. En effet, dans le livre de loin le plus cité de Hayek (selon Google Scholar), The Constitution of Liberty (publié avant 1963), on retrouve le verbe regulate ou son dérivé regulation(s) à plusieurs reprises, mais jamais deregulate ou deregulation(s). De même, en français, selon Rey, « déréglementation » n’arrive qu’en 1980. Faut-il alors suggérer que ces créations lexicales ne proviennent pas des auteurs classiques du néo-libéralisme, mais plutôt de leurs lecteurs? Peut-être est-ce là la création du néolibéralisme, du passage de la théorie économique aux politiques publiques, vers la fin des années 1970 et le début des années 1980? On ne parlera plus seulement des inconvénients à la regulation/réglementation, on prônera activement son action contraire : la deregulation. Par contamination, et parce que cette idéologie provient essentiellement du monde anglophone, on pourra dès lors parler, bien que de manière fautive, de « dérégulation ».
- 1. Les informations sont tirées du Dictionnaire histoire de la langue française d’Alain Rey.
- 2. Information tirée principalement du Online Etymology Dictionary.