Métaphoriser la crise: épidémie, accident, catastrophe, cataclysme
Récemment publié dans la revue de traductologie Meta, l’article « Quand les médias traduisent la crise : les métaphores utilisées par la presse généraliste pendant la crise des subprimes »1 de Pier-Pascale Boulanger permet de comprendre l’usage des métaphores par les journalistes lors de la crise des subprimes de 2007-20082. Alors que plusieurs analyses de cet épisode de crise se sont intéressées à la présence ou non dans les journaux spécialisés de signaux indiquant son imminence, Boulanger s’intéresse ici plutôt aux représentations langagières de cette même crise dans le discours journalistique grand public. Son hypothèse de départ est à l’effet que « l’étude des métaphores permet[] de découvrir les concepts à partir desquels certaines questions politiques et économiques sont cadrées et motivées » (146). Les métaphores utilisées par les journalistes servent essentiellement à faciliter la compréhension pour le public d’éléments techniques laborieux à expliquer : « La vulgarisation motive l’invention de métaphores, notamment par l’usage de comparaisons elliptiques, qui ont la vertu de donner en peu de mots une idée générale d’un concept abstrait. » (150). À partir de l’analyse des métaphores utilisées par les journalistes financiers dans quatre grands journaux (Toronto Star, The Globe and Mail, La Presse et Le Devoir), dans l’année 2007 (un corpus de 108 500 mots anglais et de 186 500 mots français), l’auteure s’est intéressée à quatre grands réseaux signifiants : l’épidémie, l’accident, la catastrophe et le cataclysme.
Les résultats de l’auteure (155, tableau 2) permettent de constater que la proportion de métaphores liées à l’épidémie est quasiment équivalente entre les journaux francophones et anglophones. Le nombre de métaphores relatives à la catastrophe est également assez semblable (les journalistes anglophones les utilisent une fois et demie plus). Pour l’accident et le cataclysme, par contre, une grande différence se fait voir : les journalistes anglophones utilisent quatre fois plus le concept métaphorique de l’accident alors que les journalistes francophones, de leur côté, utilisent trois fois plus le concept métaphorique du cataclysme. Boulanger en conclut que l’usage de ces métaphores participe à un « grand paradigme : l’impondérable » (156) :
Les catastrophes, les cataclysmes et les accidents ont ceci en commun qu’ils sont imprévisibles. Par transfert métaphorique, la crise est imprévisible. Loin d’être banal, le rapprochement implique un enjeu politique de taille. La croyance en l’imprévisibilité des crises financières conforte la perspective néolibérale de l’économie, qui défend le statu quo des marchés libres et peu réglementés. Étant donné qu’il y a des honoraires considérables à gagner sur le marché des créances titrisées, dont le commerce se fait de gré à gré et n’est pas assujetti aux obligations d’information comme l’est le marché boursier, rien ne motive ceux qui s’y enrichissent à le voir réglementé par l’État. Le consensus autour de l’idée selon laquelle personne n’a vu venir ni n’aurait pu prévenir la crise convient donc stratégiquement aux parties prenantes, qui gagnent à discréditer tout effort réglementaire afin de préserver leurs intérêts (ibid.).
De ce constat, l’auteure infère deux conséquences : l’image de l’impondérable masque les véritables agents de la crise et, de manière corollaire, invisibilise les vraies victimes de la crise (« les personnes physiques dépossédées de leur bien immobilier, de leur fonds de retraite et de leur emploi », ibid.). Pour l’auteure, l’usage des métaphores par les journalistes sert ainsi certains intérêts du milieu financier, aux dépens de ceux de leur lectorat.
On peut conclure, comme Boulanger le fait elle-même, que l’objectif de cet article est non seulement de présenter l’usage des métaphores en temps de crise, mais également de briser cette « censure structurale » résultant de l’usage d’un technolecte particulier (Bourdieu 2001). La formation des futurs traducteurs dans le domaine de l’économie et de la finance devrait ainsi prendre en compte ces formules métaphoriques faciles afin qu’ils adoptent des attitudes plus critiques devant le discours journalistique. Cependant, il faudrait aussi se demander s’il y a d’autres options à l’usage des métaphores : s’agit-il d’en trouver de plus fidèles, de les éviter entièrement, de développer un langage plus « neutre »? Une langue financière sans métaphore est-elle possible? L’auteure apporte néanmoins une contribution importante à l’étude des métaphores dans le discours journalistique contemporain. À cet égard, Boulanger en appelle à une étude sur le terme « victime » qui, partout présent, désigne rarement celles et ceux qui ont le plus souffert lors de cette crise.
- 1. Pier-Pascale Boulanger, « Quand les médias traduisent la crise : les métaphores utilisées par la presse généraliste pendant la crise des subprimes », Meta, vol. 61, numéro hors série : « Sciences en traduction », 2016.
- 2. Le terme subprime ou subprime loan est, rappelle l’auteure, « [t]raduit le plus souvent par prêt hypothécaire à risque ou prêt hypothécaire à haut risque » (152). L’auteure explique : « L’adjectif subprime qualifie le taux dont ce type de prêt hypothécaire est assorti et qui a la caractéristique d’être majoré par la banque afin de couvrir le risque de défaut de paiement. » (ibid.)