Université du Québec à Montréal

La recomplexification du Nord: déterrer les enjeux de l'exploitation minière

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Si mes idées de projet pour mon mémoire restent encore bien floues pour le moment, j’ai néanmoins décidé de m’intéresser à deux œuvres écrites par des femmes abitibiennes mettant en scène des personnages féminins dans le Nord du Québec. Au sein de ce corpus constitué des œuvres 117 Nord de Virginie Blanchette-Doucet et Rapide-Danseur de Louise Desjardins, « des espaces régionaux précis, des lieux qui sont spécifiés, problématisés, rendus signifiants au-delà de leur rôle immédiat de décor » occupent une place importante dans les textes (Langevin, 2013). Les narratrices sont d’ailleurs conscientes que le Nord en tant que double discours, à la fois intérieur et extérieur, est constitué par des années d’accumulation discursive, ce qui leur permet d’en tenir compte afin de le déconstruire ou de le retravailler en l’investissant différemment (Chartier, 2018, p.13).

Dans 117 Nord, publié en 2016, Maude effectue de fréquents allers-retours entre Montréal et Val-d’Or au volant de la voiture que Francis, resté du côté préservé de la 117, lui a donnée. Enfants, ils étaient voisins et libres d’explorer la forêt environnante. Le passage à l’âge adulte ainsi que la réouverture de la vieille mine modifient ensuite le rapport à la nature qu’entretiennent les personnages. Entre des fragments du passé et du présent, la narratrice témoigne de la beauté et de la dureté de l’Abitibi. Dans un contexte d’exploitation minière, elle déconstruit l’idée d’une nature vierge et inexploitée au profit des trous laissés par les compagnies; elle fait partie de celles et ceux qui savent ce qui se trouve derrière les lisières d’arbres laissées par les compagnies et les clôtures installées pour restreindre l’accès aux lieux d’exploitation.

Rapide-Danseur, publié en 2012, est également un récit dans lequel la fuite par la route 117 est bien présente. D’abord exilée au Nord, à Chisasibi, après avoir rompu définitivement avec sa famille, Angèle est rattrapée par ses souvenirs qui découlent, en partie, du décès accidentel de sa mère dont elle disait déjà avoir fait le deuil. Le paysage nordique, tant avec sa beauté que ses éléments « indésirables », comme la saleté et la poussière, est présenté « comme le lieu de l’épreuve, comme un endroit difficile à supporter, un espace élu pour la méditation, l’ascèse, la retraite » (Bouvet, 2006, p. 37). La perception du temps modifiée ainsi que le déplacement permettent à la narratrice de faire une introspection, surtout au sujet des relations mère-enfant, en plus de porter un autre regard sur la nature où la place de l’humain est relativisée, remise en perspective.

La déconstruction de l’imaginaire du Nord, en représentant un monde culturel, connu, vidé plutôt que vide, habité, quoique principalement par les travailleurs, et exploité permet de le recomplexifier et de faire ressortir des différents enjeux sociaux et environnementaux liés à l’exploitation minière (Chartier, 2018, p. 10). Afin de mieux saisir ces enjeux, une perspective écoféministe me semblait pertinente, permettant ainsi de s’intéresser davantage aux femmes impliquées et/ou affectées par l’exploitation minière dans le Nord, aux conséquences sur la communauté et les écosystèmes. Néanmoins, travailler avec cette approche requiert de la vigilance. Parmi les nombreuses avancées conceptuelles écoféministes, deux positions opposées sont mises de l’avant. D’une part, l’écoféminisme culturel qui « soutient que les femmes sont plus proches de la nature et que les hommes sont plus proches de la culture. Les femmes se trouveraient alors opprimées parce que les hommes considèrent la nature comme inférieure à la culture et les femmes seraient donc perçues comme inférieures aux hommes » (Del Rosario Ortiz Quijano, 2019, p. 394). Cette approche est qualifiée d’essentialiste parce qu’elle fait les rapprochements femme/nature et homme/culture à partir de caractéristiques qui seraient innées plutôt que construites socialement. D’autre part, l’approche matérialiste, également appelée radicale, « prend en compte la manière dont les formes de domination de la nature se révèlent être indissociables des autres formes d’oppression des femmes, comme la création d’institutions patriarcales » (Del Rosario Ortiz Quijano, 2019, p. 394).

 Afin d’éviter que cette route ne me mène à un cul-de-sac essentialiste, il semble plus judicieux d’entrecroiser les enjeux de la représentation discursive du Nord et de l’espace minier ainsi que les enjeux écoféministes, en tenant compte du fait que « les affirmations descriptives sur le monde peuvent présupposer la dimension normative [et qu’]elles sont donc chargées d’éthique » de façon à montrer comment ces œuvres d’autrices mettant en scène des personnages féminins sont au diapason des enjeux environnementaux en montrant les conséquences de l’exploitation minière sur la société, plus particulièrement sur les femmes, et les écosystèmes (Hache, 2016, p. 132). Finalement, une hypothèse d’Isabelle Kirouac Massicotte est un important point de départ pour la suite de la réflexion : « [l]’exclusion dont font l’objet les femmes dans l’industrie minière paraît laisser des traces dans l’imaginaire de celles-ci. Il m’apparaît que le rapport des femmes à l’espace minier est autre et qu’il se traduit par une écriture davantage symbolique » (2018, p. 243).

 

BIBLIOGRAPHIE

Corpus étudié

Blanchette-Doucet, Virginie (2016), 117 Nord, Montréal, Boréal, 158 p.

Desjardins, Louise (2012), Rapide-Danseur, Montréal, Boréal, 168 p.

 

Corpus théorique

Bouvet, Rachel (2006), Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert, Montréal, XYZ Éditeur, coll. « Documents », 208 p.

Chartier, Daniel (2018), Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? Principes éthiques, Montréal, Presses de l’Université du Québec, coll. « Isberg », 162 p.

Del Rosario Ortiz Quijano, Maria (2019), « Genre, environnement et développement » dans Andrea Martinez Charmain Levy (dir.), Genre, féminisme en développement. Une trilogie en construction, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, p. 393-409.

Hache, Émilie (dir.) (2016), Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 416 p.

Kirouac Massicotte, Isabelle (2018), Des mines littéraires. L’imaginaire minier dans les littératures de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario, Sudbury, Éditions Prise de parole, coll. « Agora », 271 p.

Langevin, Francis (2013), « La régionalité dans les fictions québécoises d’aujourd’hui. L’exemple de Sur la 132 de Gabriel Anctil », Temps zéro [en ligne], dossier Instabilité du lieu dans la fiction narrative contemporaine, n o6, mis à jour le 05/2011, http://tempszero.contemporain.info/document936.

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Commentaires

Portrait de Syrielle Deplanque

L’espace de la mine comme espace de création est en soi, un sujet très vaste, qui se développe aussi bien dans la littérature, que dans les arts visuels. Le lier avec des enjeux d’espaces, d’environnement, et d’écoféminisme me semble captivant. N’étant pas spécialiste du sujet, et connaissant mal l’aire géographique que tu traites, je vais me permettre de faire des commentaires qui vont aller exploiter plus largement ton sujet et qui pourraient te permettre – si possible – de consolider ton étude. Mes remarques commencent ici : 

La littérature minière est étroitement liée à celle de la lutte ouvrière. Ce sont des sujets qui se font souvent écho, comme par exemple dans Germinal d’Émile Zola. On trouve une dichotomie entre prolétariat et bourgeoisie qui est également symbolisée par une représentation sombre et caverneuse des mines, face à la lumière naturelle et au grand air de la surface. Si les hommes y tiennent, le plus souvent, le premier rôle, les femmes ne sont pas pour autant absentes. Pour cela, je te conseillerai Les temps difficiles de Charles Dickens, ou Les Indes Noir de Jules Verne qui pourraient te permettre de comprendre les différents enjeux sociétaires des mines et la manière dont elles ont été exploitées dans la littérature. Mais également, la notion de déplacement et de frontière entre la surface et le sous-sol, ainsi qu’entre les classes sociales.  

À mon sens, le rapport entre mine et condition de la femme, est un thème qui peut être creusé sous l’axe d’une étude sur la condition des femmes – et de leurs représentations – au cours de l’ère industrielle. Entre autres, les travaux de l’historienne Françoise Battagliola pourraient être une bonne introduction. 

Ce qui m’a également marqué dans ta présentation, c’est la relation entre la représentation du « Nord » et celle de la mine. Ce sont deux éléments qui cristallisent des conditions de vie rudes, voire dangereuses. Le roman de Monica Kristensen, Le sixième homme qui se passe au Svalbard (Norvège) y fait également référence. Ou encore, les œuvres de Sara Lindman, mais qui sont uniquement en suédois. 

Portrait de Mélina Cornejo

Comme tu l’exprimes bien à la fin de ton entrée, l’enjeu de la disparition des femmes dans cette exploitation minière me semble être une clé importante à la compréhension de ce dépaysement des narratrices face à ce territoire vide et déshabité. Avec l’approche écoféministe, tu peux créer des liens pertinents entre ce contrôle exercé sur la nature qui devient omniprésent pour ces femmes qui en sont spectatrices. Elles ne peuvent détourner le regard de ces trous laissés à même la terre, un lieu construit (ou plutôt déconstruit) encore une fois sans elles et qui rappelle une domination des hommes fait sur leur propre corps au fil du temps.

Dans ce sens, l’ouvrage Rêver l’obscur de Starhawk pourrait t’aider dans cette conception d’une opposition entre le pouvoir-sur, soit le « pouvoir du fusil et de la bombe, le pouvoir d’anéantissement qui soutient toutes les institutions de domination » (Starhawk, p. 38) et le pouvoir du-dedans qui est plutôt « le pouvoir que nous devinons dans une graine, dans la croissance d’un enfant, que nous éprouvons en écrivant, en tissant, en travaillant, en créant, en choisissant, [qui] n’a rien à voir avec les menaces d’anéantissement. » (Starhawk, p. 39).

Tu abordes aussi rapidement cette introspection que fait la narratrice dans le roman Rapide-Danseur sur sa propre lignée biologique alors qu’il est question du lien mère-enfant. Il pourrait être intéressant de pousser plus loin cette réflexion sur le legs dans un contexte d’exploitation minière. Quelles sont les possibilités de transmission dans un lieu aussi détruit, d’avancement sur cette route, alors que la destruction est inévitable et inatteignable pour la femme qui se tient au-dehors du désastre?

Référence complète : Starhwak, Rêver l'obscur : femmes, magie et politique, Éditions Cambourakis, Paris, 2015.