Introduction [Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine]
Les drogues sont liées aux préoccupations de certains des auteurs les plus marquants de la modernité littéraire. Si elles représentent l'interdit et la perdition, il existe également une certaine tradition qui voit dans leur usage un outil de connaissance, aussi dangereux soit-il. Ernst Jünger, dans un ouvrage qui retrace sur un mode personnel l'histoire des drogues au XXe siècle, Approches, drogues et ivresse, propose de penser leur usage de façon dialectique. Il y a bien sûr la menace de la perte, mais également, propose-t-il, la possibilité d'un gain: «Avec la distance croît aussi l'effort. Oublier quelque chose, fuir quelque chose et d'autre part vouloir atteindre, gagner quelque chose —c'est entre ces pôles que se meut tout le problème de l'ivresse.» (Jünger, 1973: 145)
Peut-on considérer que cette ambivalence liée à la drogue se retrouve aussi en littérature, lorsque la drogue devient objet d'écriture? S'il y a quelque chose de cool et de trash à écrire à son propos, ne s'agit-il pas aussi d'un sujet fondamental qui concerne notre rapport à la réalité? La drogue peut être appréhendée en tant que question littéraire, et lorsqu'on s'y arrête, on constate que sa présence se fait sentir de plusieurs façons. Par exemple, en exacerbant l'expérience subjective, la drogue se situe d'emblée dans le problème abyssal du réalisme littéraire. Il y a quelque chose d'indéniablement métadiscursif à la drogue en tant qu'objet de réflexion. Ainsi, il n'est pas surprenant de remarquer qu'on la retrouve au détour de plusieurs tentatives expérimentales, comme c'était le cas chez William Burroughs, mais comme ce l'est tout autant dans les fictions psychotropiques de Mark Leyner.
La drogue représente un mode de vie marginal associé à la contre-culture, dont l'œuvre des beatniks a constitué l'un des moments forts. Les différents textes de ce dossier montrent bien comment l'écriture sur la drogue a souvent quelque chose qui relève de la posture et s'inscrit dans une logique de la distinction. C'est certainement le cas de James Frey dont l'œuvre s'accompagne, comme le met en lumière le texte d'Annie Monette, d'une véritable performance. Mais ce n'est pas tout: le texte d'A Million Little Pieces se construit lui aussi comme performance toxicomaniaque, avec ses particularités stylistiques et son mode d'énonciation propre. Parmi ces singularités, on notera la représentation du corps, assiégé par les compulsions d'absorption et de régurgitation du drogué. Le texte d'Hélène Laurin, à propos de The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star, l'autobiographie de Nikki Sixx, a quant à lui beaucoup à nous apprendre sur la posture du drogué, si prégnante dans la culture rock. En insistant sur l'expérience empathique souhaitée dans une telle entreprise autobiographique, Hélène Laurin pointe un aspect important de l'écriture de la drogue: elle participe de façon active à la construction de l'identité, si bien que sa simple évocation baigne le drogué (ou l'ex-drogué) dans une aura d'audace et de liberté qui, dans certains cas, peut attirer la sympathie du lecteur. Évidemment, l'adhésion du lecteur au discours du drogué repose aussi sur un certain accord quant à la nécessité de critiquer le centre, ou pour le formuler autrement, l'existence consensuelle, depuis une certaine marge. C'est ce que tente de faire Frédéric Beigbeder dans son œuvre, comme le montre le texte de Daniel S. Larangé. Toutefois, si le discours du drogué appartient essentiellement à la marge, le texte de Larangé montre bien comment Beigbeider cherche aussi à exprimer une certaine généralisation de ce rapport au monde, qualifié ici de postmoderne, où le sujet, perdu dans une version grand-guignolesque de la société des loisirs, se parodie lui-même en jouant une version artificielle de ce qu'aurait pu être une existence authentique.
Pour terminer, je crois que cette réflexion que nous avons menée sur la drogue permet minimalement de conclure qu'elle engage les écrivains dans l'exploration de certaines contradictions humaines qui sont peut-être la matière par excellence de la littérature. Des existences qui échappent à la logique, des agissements qui n'ont rien de rationnel à première vue, des textes énoncés par des sujets si instables que la notion même de réalité est prête à vaciller. C'est d'ailleurs cette contradiction fondamentale que souligne Ernst Jünger dans un passage magnifique sur le buveur chez Dostoïevski:
Le buveur ne boit pas seulement parce qu'il tente d'échapper à sa détresse. Il veut avant tout se rapprocher de sphères exemptes, non seulement de sa misère, mais de toute misère; là, il n'y a plus de chagrin. Il se dissimule, dans son euphorie, bien plus que le simple bien-être et que l'immunité à l'égard de la douleur. Cela aussi, Dostoïevski l'a saisi d'un regard génial. Sinon, comment eût-il pu mettre dans la bouche de son triste héros, Marmeladov, la phrase que voici: «Je bois, parce que je veux souffrir plus encore»? (Jünger, 1973: 148)
Il n'y a peut-être rien de plus fertile pour la réflexion que ces pieds-de-nez lancés à la logique par l'humain qui souffre… En espérant que ce dossier soit aussi agréable à lire qu'il l'a été à écrire, je vous souhaite une bonne lecture.
Dossier dirigé par Simon Brousseau (UQAM)
Bibliographie
Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1973 [1970], 570 p. [traduit de l'allemand par Henri Plard]
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