Université de Tartu

De l’incertitude à la compréhension: «Tchernobyl» de Svetlana Alexievitch vs. «Chernobyl» de Craig Mazin

De l’incertitude à la compréhension: «Tchernobyl» de Svetlana Alexievitch vs. «Chernobyl» de Craig Mazin

7 sur 9

Le travail envisagé cherche à retracer comment l'image mentale de Tchernobyl apparaît dans le livre de Svetlana Alexievitch «La Supplication: Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse» et dans la série télévisée de HBO «Chernobyl». Il vise également à voir comment cette image change lors de son «transit» du livre à la série télévisée. 

 

Le récit de l'accident de Tchernobyl évoque généralement plusieurs thèmes importants, qui sont fortement associés à la catastrophe nucléaire de 1986 et qui, ensemble, créent une image mentale globale de Tchernobyl: le régime trompeur de l'Union soviétique, les scientifiques qui ont souvent dû se battre contre ce régime, les liquidateurs et les victimes, qui ont subi les conséquences de l'accident.

Ces thèmes sont représentés différemment dans la série télévisée Chernobyl produite par HBO et dans le livre de Svetlana Alexievitch La Supplication: Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse. La série télévisée étant en partie basée sur La Supplication, nous considérons qu'il est intéressant de retracer comment l'image de Tchernobyl apparaît dans les deux ouvrages et comment elle change lors de son «transit» d'un livre à une série télévisée.

Dans cette étude, nous postulerons qu'en raison de ses techniques de narration mélodramatique, la série télévisée crée une image mentale de Tchernobyl plus persuasive et plus compréhensible. Afin d'étayer nos hypothèses, nous analyserons les genres des deux œuvres et comparerons la manière dont les thèmes mentionnés ci-dessus sont représentés dans chacune d'elles.

En tant qu'événement sans précédent, Tchernobyl a également engendré de nombreuses questions: comment faire face à une telle catastrophe?, comment vivre dans un monde où le progrès scientifique devient la source du pire accident causée par l'humain?, et enfin, qui est à blâmer? Nous montrerons comment certaines de ces questions sont évoquées différemment dans les deux ouvrages. Nous essaierons également de prouver qu'elles créent une image mentale différente de Tchernobyl: moins certaine et accessible psychologiquement dans La Supplication et plus compréhensible et persuasive dans Chernobyl.

Par la suite, en nous basant sur la théorie de la culture de la convergence de Henry Jenkins, nous allons retracer des incidences socioculturelles produites par cette nouvelle image mentale.

Dans la partie qui suit, nous allons nous arrêter sur des particularités du genre des œuvres pour montrer que l'image mentale de Tchernobyl produite soit par le livre, soit par la série télévisée, a été dans une large mesure prédéfinie par les «règles» du genre. 

Le livre

Puisque nous avons choisi d'examiner l'image mentale de Tchernobyl, il serait opportun dans cette partie de l'étude de l'analyser d’un point théorique qui combine la psychologie et les études littéraires.

La Supplication de Svetlana Alexievitch est normalement définie comme de la prose documentaire ou un récit. L'écrivaine elle-même appelle son roman –le roman des voix. Parce que le roman est basé sur les témoignages des personnes impliquées dans l'accident de Tchernobyl, cela nous permet de le placer également dans la catégorie de la littérature testimoniale. Pour Marie Bornand, le contrat de vérité est l’enjeu fondamental de l’écriture du témoignage (Bornand, 2004: 63).

Si l'on garde à l'esprit que le livre d'Alexievitch est essentiellement un recueil d'expériences personnelles, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un recueil de récits autobiographiques, il est alors facile de rapprocher le contrat de vérité du pacte autobiographique de Philippe Lejeune –un pacte engagé avec les lecteurs par un «récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité» (Lejeune, 1975). L'auteur est donc en droit d'attendre de ses lecteurs un jugement loyal et équitable puisqu’il s'engage à ne dire que la vérité. Ainsi, La Supplication, en se basant sur des éléments autobiographiques, représente l’accident de Tchernobyl comme un événement réel.

Il est important de noter ici que la «réalité» de l'accident de Tchernobyl n'a pas été facile à vérifier au moment où il s'est produit. Les témoignages ont été recueillis dans les premières années qui ont suivi la tragédie alors que l'on en savait encore très peu dans l’Union soviétique sur l'énergie atomique et sur les conséquences des accidents nucléaires. Ainsi, Tchernobyl a exposé le peuple soviétique à un malheur complètement nouveau, à quelque chose sans référence dans la mémoire collective. Par conséquent, on peut comparer Tchernobyl à l’Holocauste, en ce qu’il constitue, comme l’affirme Shoshana Felman pour ce dernier, un «événement historique sans précédent éliminant son propre témoin» (Felman, 1992). Cet aspect de l'absence de référence, de l'impossibilité de relier l'événement à une quelconque expérience connue ou vécue est très présent dans le livre. Par exemple, Svetlana Alexievitch décrit ainsi la nuit de l’accident:

La nuit du 26 avril 1986... En une nuit, nous sommes passés à un autre endroit de l'histoire. Nous nous sommes lancés dans une nouvelle réalité, et cette réalité était au-dessus non seulement de nos connaissances mais aussi de notre imagination. La connexion du temps a été rompue... Le passé s'est soudain avéré impuissant, il n'avait rien sur quoi s'appuyer, dans […] les archives de l'humanité il n'y avait pas de clés pour ouvrir cette porte (Alexievitch, 2016: 25). 

En effet, très souvent dans ce livre, nous rencontrons la confusion et le désarroi des gens confrontés à une «nouvelle réalité»: «je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que j'ai vu et vécu», «personne ne m'a jamais rien dit de tel auparavant», «je n'ai rien lu à ce sujet dans aucun livre» disent souvent les personnages.

Pour Felman, en cas d'événements traumatisants sans précédent, dont la réalité est psychologiquement «inaccessible», la littérature qui assume le rôle de témoin, ouvre l'accès à cette réalité et soigne la blessure ouverte. En même temps, Felman affirme que la littérature ne cherche pas tant des réponses que des questions qui permettraient de trouver des moyens de vivre dans un monde après un traumatisme sans précédent. Cette idée est très pertinente pour le livre d'Alexievitch, car celle-ci considère Tchernobyl comme une question ouverte, à laquelle il reste à trouver une réponse:

Tchernobyl est un mystère que nous n'avons pas encore résolu. Un signe non-dit. Ce pourrait être un mystère pour le XXIe siècle. Un défi pour lui. Il est devenu clair: […] il y a d'autres défis qui nous attendent, plus féroces et totaux, mais toujours cachés à nos yeux (Alexievitch, 2016: 25).

Une autre facette caractéristique de tous les livres d'Alexievitch est l'accent mis sur le récit personnel des événements qu'elle décrit. À travers ses romans polyphoniques, elle donne la parole aux gens ordinaires, en essayant de tracer la vie dans son «quotidien» parmi les événements les plus extraordinaires, évitant ainsi les métanarrations établies qui accompagnent ces événements, ce qui les rend très personnels. Elle décrit ainsi le but de son ouvrage:

De quoi parle ce livre? Pourquoi l'ai-je écrit? Ce livre ne porte pas sur Tchernobyl, mais sur le monde de Tchernobyl. […] J'écris et je recueille des sentiments, des pensées, des mots de tous les jours. J'essaie d'attraper la vie de l'âme. La vie d'un jour ordinaire, des gens ordinaires (Alexievitch, 2016: 25).

En résumant ce qui précède, nous pouvons conclure qu'en raison des spécificités du genre, ainsi que du contexte dans lequel le livre a été écrit, il offre une image mentale globale de Tchernobyl qui est composée des éléments clés suivants:

·      Tchernobyl est un événement réel, mais difficile à comprendre, dû au manque de référence dans la mémoire collective; 

·      Tchernobyl est une catastrophe qui ouvre de nombreuses nouvelles questions sans réponse et suscitent ainsi un sentiment d'incertitude;

·      malgré son importance et ses vastes conséquences géographiques, politiques et écologiques, Tchernobyl dans La Supplication est une expérience personnelle.

La série télévisée

Dans l'un des balados de la série télévisée Chernobyl, Craig Mazin, le scénariste et créateur de la série, définit son œuvre comme un docudrame.

Selon Steven N. Lipkin, le docudrame est tout film narratif basé sur une réalité historique qui cherche à recréer une présentation «honnête» d'événements passés. Contrairement aux longs métrages, qui créent un monde de rêve, les docudrames recréent la réalité. L'intention sépare le docudrame du documentaire. Le film documentaire a «des racines directes dans la réalité», tandis qu'un docudrame est une recréation plus métaphorique de la réalité (Lipkin, 2002). Les docudrames sont ancrés dans le documentaire, mais utilisent les mécanismes de la narration mélodramatique. Ce mélange des données historiques et d'imaginaire mélodramatique permet d’engager émotionnellement les spectateurs et produire ce que Lipkin, appelle l’effet de persuasion.

Cet effet est obtenu, selon Lipkin, grâce au lien que les spectateurs font entre les données documentaires et des revendications que les docudrames font sur ces données. Les données appartiennent évidemment à la facette documentaire du docudrame, tandis que les revendications à la facette mélodramatique, puisque le mélodrame, par sa définition, traite des choix moraux, et ainsi «fait des revendications» sur ce qui est bon ou mauvais. La tâche du docudrame est donc de persuader le spectateur que les événements dans le film sont dépeints comme s'ils étaient dans la vie réelle et ensuite de persuader que l’avis des créateurs sur ces événements est pertinent et vrai.

Dans la partie suivante de cette étude, je propose d'analyser quelques exemples de la série télévisée Chernobyl pour comprendre comment ils construisent l'image de Tchernobyl et en quoi elle diffère de celle du livre d'Alexievitch.

Analyse des exemples

Le Tchernobyl de HBO, en tant qu'image mentale, est différent de celui de La Supplication. Contrairement au livre, qui dépeint l'accident plutôt à travers des mots de gens ordinaires, l'intrigue de la série télévisée est structurée autour de trois personnages principaux: Valerii Legasov (Jared Harris) – scientifique, Boris Scherbina (Stellan Skarsgård) – représentant du pouvoir et Ulyna Khomiuk (Emily Watson) – scientifique. C'est à travers leurs yeux que nous voyons l'histoire se développer. Lorsque nous regardons la série télévisée, il devient évident que Tchernobyl de HBO n'est pas tant l'histoire de gens ordinaires, mais plutôt le récit de ceux qui dirigent la restauration après la catastrophe.

Nous rencontrons Legasov dans le premier épisode, où il est réveillé au petit matin après l'explosion par un appel de Boris Scherbina. Vice-président du Conseil des ministres de l'URSS et chef du comité de gestion de l'accident, Scherbina informe Legasov qu'il est aussi membre de ce comité. Legasov, un scientifique distingué, est incapable de prononcer un mot pour exprimer son opinion ou connaître au moins quelques détails sur la gravité de l'accident. Au lieu de cela, il est interrompu par une allocution très soviétique qui ressemble à un ordre:

Shcherbina:  Legasov. Vous faites partie de ce comité pour répondre aux questions directes sur le fonctionnement d'un réacteur RBMK si elles devaient se poser. Rien d'autre. Certainement pas la politique. Vous comprenez? (Mazin, 2019)

David Bordwell, théoricien et historien du cinéma américain, parle de l'effet de primauté dans la narration cinématographique, c’est-à-dire du pouvoir de la première impression et la tendance des spectateurs à résister à la modification d'un jugement (Bordwell, 2007: 32). Selon Bordwell, les narrations sont conçues pour donner une première impression forte et précise de leurs personnages, et seuls quelques récits sont conçus pour introduire des preuves qui nous feraient changer nos jugements.

Nous dirions que le personnage de Legasov évolue tout au long de la série télévisée ainsi que nos jugements sur lui. La première impression d’un scientifique impuissant face au régime, créée dans le premier épisode, dure jusqu'à l'épisode 3, lorsque Legasov autorise Khomiuk à mener une enquête complète et à découvrir les raisons de l'explosion. Ici nous voyons un autre Legasov – un scientifique, qui décide de faire ce qu'il est censé faire -rechercher la vérité. Une activité, qui demande du courage dans l’Union soviétique. Notre impression sur lui change. En mieux, évidemment.

Cependant, lorsque Khomiuk découvre enfin la vérité et lui propose de la partager d'abord avec l'Occident, puis au tribunal, Legasov hésite à nouveau. Et il semble que seules les paroles de Khomiuk dans l'épisode 5, avant le procès, sont capables de convaincre Legasov de surmonter sa peur et parler ouvertement:

Khomiuk:  Vous m'avez dit de découvrir ce qui s'est passé. J'ai parlé à des douzaines de personnes. [...]. [En montrant à Legasov la pile de 12 livres avec ses découvertes] Ce sont ceux qui sont encore en vie. Ce sont ceux qui sont morts. Ils sont morts en se sauvant les uns les autres. En éteignant des incendies. En s'occupant des blessés.  Ils n'ont pas hésité. [...] Ils ont simplement fait ce qui devait être fait.

Legasov:  Moi aussi. Je suis allé de mon plein gré dans un réacteur ouvert. J'ai aussi donné ma vie. N'est-ce pas suffisant ? 

Khomyuk:  Je suis désolé. Mais ce n'est pas le cas (Mazin, 2019).

Ainsi, dans Chernobyl, la position de Legasov évolue de serviteur impuissant de la politique à un héros qui, au risque de sa propre vie, dit la vérité et prend consciemment position contre les dirigeants du pays. Ulyana Khomiuk joue un rôle important dans l'évolution de Legasov. C'est en grande partie grâce à ses découvertes, et surtout, à sa position catégorique sur la nécessité de dire la vérité que Legasov finit par subir un grand changement en tant que personnage. Par conséquent, on peut dire, avec Bordwell que dans la structure narrative de la série télévisée le rôle d'Ulyana Khomiuk est de fournir des preuves, qui changent peu à peu non seulement le personnage de Legasov, mais aussi nos jugements sur lui.

Dans La Supplication, Vasiliy Nesterenko, ex-directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie, décrit ainsi son expérience de communication avec les dirigeants du pays dans les premiers jours qui ont suivi les accidents:

Nesterenko:  J'appelle à Minsk le premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de Biélorussie. […]. Il m'a fallu environ deux heures pour que Slyunkov décroche lui-même le téléphone. Je fais un rapport: il s'agit d'un accident grave. […] nous devons immédiatement évacuer les personnes et les animaux. 

Slyunkov: J'ai déjà été informé qu'il y avait un incendie, mais il a été éteint. 

Nesterenko: Personne ne nous a écouté! Des scientifiques, des médecins. La science a servi la politique (Alexievitch, 2016: 216).

Contrairement à Legasov, Nesterenko n'évolue pas en héros. En fait, on ne trouve nulle part dans le livre un scientifique qui subirait une telle transformation. Au contraire de ses homologues fictionnels créés par HBO, les scientifiques de La Supplication restent impuissants face aux dirigeants du pays.

Un autre personnage central qui connaît une évolution dans la série télévisée, Boris Scherbina, représente le régime soviétique. Nous l'avons déjà décrit ci-dessus dans la conversation téléphonique avec Legasov. Il s'agit de sa première apparition dans la série télévisée comme un fonctionnaire soviétique typique, dont les paroles ne doivent pas être contestées et qui attend une obéissance totale. Son attitude envers Legasov en tant qu'alarmiste et semeur de panique change à la fin de l'épisode 2, lorsqu'il reçoit un appel téléphonique l'informant que le monde a découvert l'accident. Il finit par croire Legasov qui essayait depuis quelque temps déjà de le convaincre de la nécessité d'évacuer d'urgence la ville:

Scherbina:  Une centrale nucléaire en Suède a détecté des radiations. Et l'a identifiée comme un sous-produit de notre combustible. Les Américains ont pris des photos satellites du bâtiment du réacteur. […] Le monde entier le sait. Le vent a soufflé vers l'Allemagne. Ils ne laissent pas les enfants jouer dehors à Francfort (Mazin, 2019). 

Scherbina, dominant et autoritaire, se transforme complètement de méchant en héros dans le dernier épisode, où sa phrase: «Laissez-le finir» permet à Legasov de terminer son témoignage et de révéler la vérité sur les causes de l'accident. Un événement difficile à imaginer dans la réalité de l'Union soviétique semble très persuasif et engageant dans le monde de la fiction.

Tout comme La Supplication, la série télévisée pose une question sur Tchernobyl, mais c’est une autre type de question. Contrairement au livre, cette question est moins philosophique et demande essentiellement: à qui la faute ? Plus important encore, cette question ne reste pas ouverte, comme dans le livre. Le docudrame y apporte une réponse, comme nous le verrons dans la suite.

L'épisode 1 de la série télévisée commence par une scène qui se situe en dehors de la chronologie de l'intrigue principale. Valerii Legasov fait un enregistrement audio avec ses réflexions sur les causes de la catastrophe, puis se suicide. L'enregistrement audio commence par la question suivante: «Quel est le coût des mensonges?»

Dans les études narratives, cette technique serait appelée analepse externe ou «flashback» dans le domaine du cinéma une technique de «retour un arrière» (Turim, 1989: 22). Les analepses externes remontent à une période antérieure au début du récit et se dissocient de celui-ci. L’analepse brise ainsi la chronologie de l'intrigue principale, elle sert aussi à créer un sentiment d'anticipation et de suspense chez le spectateur, qui le maintien engagé et alimente son intérêt pour l'histoire.

Le suspense est levé dans le dernier épisode, lorsque Legasov déclare ouvertement au tribunal que ce sont des mensonges du régime soviétique, qui ont été au cœur de l'accident et répond ainsi à la question posée par la série télévisée sur l’accident:

Le juge Kadnikov: Professeur Legasov, si vous voulez suggérer que l'État soviétique est en quelque sorte responsable de ce qui s'est passé, alors je dois vous avertir - vous marchez sur un terrain dangereux. 

Legasov: J'ai déjà foulé un terrain dangereux. Nous sommes sur un terrain dangereux en ce moment. À cause de nos secrets et de nos mensonges. Ils sont pratiquement ce qui nous définit. Quand la vérité nous offense, nous mentons et nous mentons jusqu'à ce que nous ne nous souvenions même plus qu'elle est là. Mais elle est toujours là. Chaque mensonge que nous disons a une dette envers la vérité. Tôt ou tard, la dette est payée. C'est ainsi que le cœur d'un réacteur RBMK explose. Mensonges (Mazin, 2019).

Contrairement à La Supplication d'Alexievitch, où nous avons défini l'image mentale de Tchernobyl comme une question ouverte, à laquelle il est difficile de répondre, la série télévisée, en raison de sa structure narrative et du genre, permet d'apporter au moins une certaine clarté à «un mystère du XXIe siècle» et rend ainsi l'histoire, voire l’image de Tchernobyl plus accessible psychologiquement – pour reprendre les termes de Felman.

Legasov – la personne réelle – n'a pas demandé «Quel est le coût des mensonges?» dans ses enregistrements audio, il n'a pas non plus prononcé son discours révélateur dans la salle de la cour, Scherbina n'a pas dit la phrase «Laissez-le finir», Khomiuk n'existait pas dans la réalité. Elle est un personnage collectif de tous les autres scientifiques impliqués dans la réponse à la tragédie. Tchernobyl dans le docudrame de HBO est différent de celle de La Supplication en grande partie en raison de ses techniques mélodramatiques. Les créateurs de la série télévisée ont réussi à créer une image très convaincante et très engageante de Tchernobyl. Une image qui, de l'aveu même d'Alexievitch, «a complètement changé la perception de Tchernobyl». Nous verrons comment dans la partie suivante.

Chernobyl de HBO – indices socioculturels

L'image de Tchernobyl a toujours attiré l'attention et trouvé son reflet dans de nombreuses œuvres artistiques et à travers différents médias. Sur un plan social plus large, la catastrophe nucléaire de 1986 a apporté de nombreuses leçons sur les implications techniques, radiologiques, environnementales et médicales de l'utilisation de l'énergie nucléaire, non seulement dans les pays post-soviétiques, mais aussi dans le monde entier. Depuis que la catastrophe s'est produite, Tchernobyl était suffisamment présent comme image mentale dans nos esprits. Pourtant, la série HBO semble lui avoir donné un nouvel élan. Après la sortie de la série télévisée, le thème de Tchernobyl semble avoir fait un retour en force.

Les critiques sont «frappés par l'attention portée à la précision» et «par le travail remarquable de présentation des enjeux techniques et humains de l'accident», les fans sont obsédés par la déconstruction de chaque épisode pour découvrir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Un an après la sortie de la série télévisée, les interviews en ligne de Craig Mazin, le créateur de la série, attirent des milliers de téléspectateurs. Qu'est-ce qui fait que le thème de Tchernobyl redevient si puissant dans la série? Et ce pouvoir a-t-il des implications dans la culture et la société modernes?

Henry Jenkins parle de la convergence des médias et de la culture participative. La convergence est un processus de circulation d'un contenu médiatique à travers différents systèmes médiatiques, économies et frontières nationales, qui dépend fortement de la participation active des consommateurs. Plutôt que d'être purement technologique, ce processus représente un changement culturel pour Jenkins: «La convergence des médias est plus qu'un simple changement technologique. La convergence modifie la relation entre les technologies, les industries, les marchés, les genres et les publics existants» (Jenkins, 2006: 2-3).

 La culture participative implique que les consommateurs ne soient plus des spectateurs passifs, mais des participants actifs qui interagissent avec les producteurs. Si les anciens consommateurs étaient des individus isolés, les nouveaux consommateurs sont plus socialement connectés. Si le travail des consommateurs de médias était autrefois silencieux et invisible, les nouveaux consommateurs sont maintenant bruyants et publics.

Les producteurs de Chernobyl semblent avoir tiré profit de ce changement de la relation «producteur-consommateur». Chaque épisode diffusé à la télévision a été suivi d'un balado disponible essentiellement pour chaque utilisateur de smartphone. En moins d'un mois, Craig Mazin a partagé les scripts originaux et la bibliographie qu'il a utilisés pour créer le docudrame sur son compte Twitter. Les consommateurs, à leur tour, ont suivi avec des discussions en ligne, des remakes de bandes-annonces et de bandes sonores, des vidéos sans fin de «ce qui était vrai ou faux». Pour reprendre les termes de Jenkins, Chernobyl de Mazin a circulé sur différents supports et a fait participer un grand nombre de consommateurs.

Cependant, la circulation seule de la série télévisée à travers différents médias n'aurait pas produit autant de participation. C'est en effet la qualité de la série télévisée qui est à l'origine d'une si grande réaction du public. Cette qualité repose en grande partie sur un récit dramatique engageant, comme nous l'avons illustré ci-dessus. Pourtant, attirés et engagés par une intrigue structurée à la perfection, c'est surtout la partie documentaire que les spectateurs cherchent à explorer dans la foulée: «qu'est-ce qui était vrai ou faux à propos de Tchernobyl?», «comment Legasov est-il mort?», «ses enregistrements audio sont-ils disponibles?» –telles sont les questions auxquelles les consommateurs cherchent des réponses. Dans ce cas, pouvons-nous qualifier Tchernobyl de la série télévisée «d'attracteur culturel (Jenkins, 2006 : 95)»? C'est le terme que Jenkins emprunte à Pierre Levy pour décrire le type d'œuvres esthétiques qui répondraient aux exigences de l’époque de convergence et de la culture participative.

Selon Levy, l'œuvre d'art dans une telle culture rassemble et crée un terrain commun entre diverses communautés, mettant en branle leur déchiffrage, leur spéculation et leur élaboration. Le défi, affirme-t-il, est de créer des œuvres suffisamment profondes pour justifier des efforts de cette envergure (Jenkins, 2006: 95).

Craig Mazin lui-même a reconnu que l'une de ses motivations pour créer la série télévisée était le manque de connaissances sur l'accident de Tchernobyl. Il savait que le réacteur avait explosé, mais il ne savait pas pourquoi. Et c'était aussi le cas de nombreuses personnes auxquelles il a posé la question. En effet, pour beaucoup de gens, surtout dans le monde occidental, Chernobyl comble le manque de connaissances sur l'accident. Comme nous l'avons déjà mentionné, la mini-série de HBO a donné naissance à de nombreux consommateurs engagés, qui recherchent des données sur l'exactitude des faits, examinent chaque épisode pour vérifier l'authenticité de la représentation de la vie soviétique, organisent des séances de visionnage collectives et en discutent. Sans parler du fait que le nombre de touristes à la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine a augmenté de 40% (dont 80% sont des touristes occidentaux). En effet, Chernobyl de HBO fonctionne comme un attracteur culturel et attire des communautés en ligne et hors ligne qui, comme le souligne Jenkins: «Iront presque partout à la recherche du genre d'expériences de divertissement qu'ils souhaitent (Jenkins, 2006: 2).»

Conclusion

En raison des particularités du genre, La Supplication d'Alexievitch et Chernobyl de Craig Mazin fournissent des images différentes de Tchernobyl. Les récits autobiographiques de La Supplication représentent Tchernobyl comme une expérience subjective d'un événement réel, qui pose de nombreuses questions auxquelles il est difficile de répondre en raison du manque de références dans la mémoire collective.

 Le docudrame de HBO pose également la question, mais contrairement au livre, il y apporte une réponse, rendant ainsi l'image de Tchernobyl plus compréhensible et plus accessible psychologiquement. Alors que les personnages de La Supplication sont des gens ordinaires, la mini-série de HBO est centrée sur ceux qui ont dirigé la restauration après l'accident: des représentants du pouvoir (Scherbina) et des scientifiques (Legasov, Khomiuk). Contrairement au livre, ces deux catégories de personnages passent par une transformation dans la série télévisée, de dominant à tolérant pour Scherbina et d'impuissant à puissant pour Legasov.

Basée sur le documentaire et les faits, et soutenue par un récit dramatique habile, l'image de Tchernobyl dans la série télévisée est plus engageante. Diffusée sur de multiples supports, elle est devenue un objet de culture participative et un attracteur culturel, avec des incidences qui vont bien au-delà du monde numérique, où elle est apparue initialement. 

 

Bibliographie

Alexievitch, Svetlana. 1997. La Supplication: Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse. Kaunas: Knygų Klubas, 248p.

Bornand, Marie. 2004. Témoignage et fiction: Les récits de rescapés dans la littérature française (1945-2000). 2004: Librairie Droz.

Bordwell, David. 2007. Poetics of Cinema. Abingdon: Routledge.

Felman, Shoshana et Dori Laub. 1992. Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History. New York and London: Chapman and Hall, Inc.

Jenkins, Henry. 2006. Convergence Culture. Where Old and New Media Collide. New York: New York University Press, 368p.

Lejeune, Philippe. 1975. Le pacte autobiographique. Paris: Seuil, 2 V.p.

Lipkin, Steven. 2002. Real Emotional Logic: Persuasive Strategies in Docudrama. Carbondale: Southern Illinois University Press.

Mazin, Craig (réal.). 2019. Chernobyl. USA: HBO.

Turim, Maureen. 1989. Flashbacks in Film: Memory & History. Abingdon: Routledge.

 
Période historique:
Contexte géographique:
Champs disciplinaires:
Problématiques:
Figures et Imaginaires:
Classification

Ajouter un commentaire