Université du Québec à Montréal

Du masque de Nietzsche à la machine à écrire kittlérienne. Pour une théorie (médiatique) de l’écriture à sa surface

Du masque de Nietzsche à la machine à écrire kittlérienne. Pour une théorie (médiatique) de l’écriture à sa surface

8 sur 11

Larvatus pruedo: j’avance masqué.
— René Descartes, Discours de la méthode

Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visages. Ne me demandez pas qui je suis et ne me demandez pas de rester le même.
— Michel Foucault, L’archéologie du savoir

 

Le masque mortuaire de Friedrich Wilhelm Nietzsche (fig.1) se donne comme surface, comme la trace matérielle de l’apparence d’un homme qui, de son vivant déjà, se disait «posthume» (Nietzsche, 1974: 13, p.16).

Crédit:
Getty Museum

(Fig. 1) Fritz Eschen. Le masque mortuaire de Nietzsche. 1950. Photographie. ©Getty Museum

C’est que dès lors, il aura appris à porter le masque d’un mort, entre autres masques, pour ouvrir l’étrange temporalité que son époque peinait, écrit-il, à laisser advenir. Si cette temporalité est posthume, ce n’est pas parce qu’elle est mortifère, mais bien parce qu’elle était (et demeure sans doute) historiquement irrecevable: elle appelle un devenir. «Ce n’est qu’après la mort [que] nous réaliserons notre vie, que nous nous mettrons à être vivants, très vivants! nous autres hommes posthumes!» (Nietzsche, 2011a: 355). Sans doute l’appel à cette philosophie qui vient aura agi à la manière d’un écho, d’une surface d’en deçà des surfaces pour les penseurs de la médialité, de l’intermédialité et de l’archéologie des média1. Pour rire d’un rire nietzschéen, on pourrait considérer ces penseurs comme les gardiens d’un masque mortuaire de Nietzsche déformé. Car s’il s’avère qu’ils le retiennent, ce n’est sûrement pas à la manière des artistes romantiques français qui firent le choix d’entreposer dans leur atelier le masque de Géricault pour l’ériger en relique, soutenant ainsi «le nouveau rôle sacré de l’artiste […], c’est-à-dire comme un objet qui s’offre à la vénération, qui s’ouvre à un investissement pulsionnel singulier» (Bourget: 39). Ne le gardent-ils pas en effet comme Nietzsche aurait voulu être gardé, c’est-à-dire en tant que parole vivante et donc en tant que masque?

Afin de mieux comprendre la survivance (consciente ou non) de la contribution masquée de Nietzche aux diverses approches des études intermédiales et de la théorie des média, je propose de réfléchir succinctement à trois aspects du masque qui reposent sur son œuvre: le masque comme mot, le masque comme discursivité et le masque comme support d’écriture.

Tout l’apport philosophique de Nietzsche pourrait être résumé à une lutte contre la métaphysique, et plus précisément contre le ressentiment moraliste envers la vie, ressentiment qu’il détecte en tant que philologue dans l’héritage culturel et religieux de l’Occident, mais aussi en tant que témoin de l’Allemagne qui lui est contemporaine. Dans cette mesure, sa philosophie s’arroge avant tout la tâche d’un renversement de la hiérarchie classique opposant le fond (la vérité/l’idée du vrai) à la forme (la fausseté/la vie sensuelle). «L’aversion radicale contre la forme» (Nietzsche: 357) qui traverse l’histoire de la philosophie2 se voit ici «démasquée». Elle l’est aussi bien comme hypocrisie «des gens (ou philosophes) déguisés qui ne veulent pas qu’on les dise déguisés» (Nietzsche, 2017: 6; 2011a: 354), que comme négation de la vie — négation de la nature de notre conscience qui, animale, veut plutôt que « le monde dont nous pouvons avoir conscience [ne soit] qu’un monde de surface et de signes » (2011a: 328). Puisque le «monde des apparences» est le seul qui soit réel (1974: 20), le masque aussi bien que le «rôle» ne sauraient s’avérer être l’apanage du seul comédien. Le revêt le philosophe qui sait faire de la fausseté le fait d’une bonne conscience, qui connaît «[…] la joie de dissimuler, [joie] qui fait irruption comme une force.» (Nietzsche, 2011a: 354) Dans cette mesure, ce désir de force, traduit par ailleurs en tant que «volonté de puissance», est un vitalisme3. Et le philosophe qui admet qu’il porte un masque est le seul à pouvoir réaliser la philosophie en dehors des limites imposées par une certaine tradition philosophique qui est nihiliste là où elle s’efforce à chercher «[…] derrière toute caverne une autre caverne plus profonde.» (2017: 289) Autrement dit, à chercher l’abîme. Car «toute philosophie est une philosophie de surface […]. Toute philosophie cache une philosophie; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque.» (2017: 289) Cela dit, il n’est pas question pour Nietzsche de refuser la profondeur par le biais de ce détour qu’on pourrait qualifier à certains égards de littéraire. Il est question de faire de la surface le domaine même de la profondeur. Tout comme les emprunts fréquents de Nietzsche à l’imaginaire du théâtre4 —qu’il découvre notamment comme philologue à la recherche des textes fondateurs de l’Occident—, le masque le mène à faire de son écriture et de certaines de ses conférences un «jeu de masques» (Dumonteil: 62).

Pour Serge Botet, le renversement de l’opposition entre fond et forme appelle à être perçu peut-être avant tout dans les stratégies discursives de Nietzche elles-mêmes. Il a du moins tenté de démontrer que Nietzsche fut le premier philosophe à se faire agent de la discursivité, à porter «[…] un véritable regard spéculaire sur sa propre activité consistant à philosopher et à écrire de la philosophie5» (Botet: 385). Ainsi, pour Botet, le masque nietzschéen ne saurait être envisagé strictement comme concept ou comme signe. Il s’articule bien plutôt à une série de «[…] procédés discursifs a priori non signifiants ou non déclarés l’être […]», appelant par ailleurs une analyse de leur signifiance6 et de leur potentiel en tant que vecteurs de philosophèmes (386). C’est qu’à son sens Nietzsche programme très précisément ces procédés contre la philosophie qui est aveugle à sa propre discursivité, à son discours comme forme, comme apparence et comme surface, bref au «potentiel dynamique [et vital] du discours». (386) Articulant sa philosophie au plus près du corps physique, Nietzsche procéderait à une véritable logocisation du corps (400) au nom de laquelle le «défilé de masques» opérerait comme «métaphore énonciative» (397).

En revêtant «personnellement» ces masques successifs au lieu de se retrancher derrière le masque figé du sujet philosophique souverain, Nietzsche suggère en somme qu’il vit lui-même le perspectivisme, non dans un «ailleurs» théorique, mais dans l’exercice hic et nunc de sa philosophie. (Botet: 397)

Selon Botet, les masques servent habilement ce jeu exploratoire et dynamique de changement de perspectives, mais ils sont aussi envisagés comme des média ou des médiations de la corporisation nietzschéenne du logos.

La surface qu’occupe le(s) masque(s) de Nietzsche s’étendrait donc de son visage à ses doigts, à sa main écrivant, au langage érigé en une matière qui vit en dehors de l’auteur aussi bien qu’elle le prolonge. Sur le plan où s’agite la main qui pense, le masque du philosophe est pour ainsi dire dévoilé à nouveau, cette fois suivant son articulation au support d’écriture. Pas de masque de Nietzsche sans médiation technique garante de la trace de l’écrit; branchés l’un sur l’autre, leur rapport est coextensif. Le visage du penseur rejoint ainsi sa main. Et face à la main, se dresse en guise d’extension du masque, la machine à écrire d’un homme devenu presque aveugle.

La lecture de lettres (ou de notes) déformées au point d’en être méconnaissables lui infligeaient des douleurs au bout de vingt minutes, de même que l’écriture. Le cas échéant, Nietzsche n’aurait pas attribué à ses douleurs oculaires «le style télégraphique» qu’il développa en rédigeant un ouvrage au titre significatif, Le Voyageur et son ombre. Pour combattre cette cécité de cette ombre, il avait fait dès 1879, année dite «de la cécité», le projet d’acquérir une machine à écrire. (Kittler: 335)

Les recherches du théoricien des média Friedrich Kittler entourant la machine à écrire s’ancrent ainsi dans l’usage qu’en aura fait Nietzsche, le «premier philosophe mécanisé» (334). Cette investigation participe de ce que Kittler se permet d’appeler «la sociologie de la littérature de notre siècle, restée non écrite» (Kittler: 352), qu’il appréhende à partir des supports d’écriture et, plus exactement, la machine à écrire, définie ici comme condition de la production littéraire. Contrairement à d’autres développements industriels, comme la machine à vapeur et la chaîne de montage, la machine à écrire «a été laissée de côté» par l’histoire de la pensée (Kittler: 352). Or Nietzsche fait exception. Aveugle, il n’en saisissait pas moins le rapport intime qui lie la production d’énoncés et leurs conditions de possibilités techniques: «Nos outils d’écriture contribuent à l’élaboration de nos pensées» (Nietzsche cité par Kittler: 334) 7. À mesure qu’il perd l’usage de ses yeux, le philosophe découvre la symbiose de trois «éléments de l’écriture […]: l’instrument, la chose et l’agent» (Kittler: 342). La sphère écrivante, une machine inventée à Copenhague par Hans Ramus Johann Malling Hansen et achetée par Nietzsche en 1882 (fig.2) donne lieu à ce que Kittler nomme «un processus aveugle» caractéristique de l’usage de la machine à écrire en général, suivant lequel «[…] "l’emplacement où apparaît chacun des signes successivement écrits" est "le seul que l’on ne peut pas voir"» (Beyerlen cité par Kittler: 339), le seul «masqué» par le mécanisme.

(Fig. 2) «Sphère écrivante», 1867, Mailing Hansen. Modèle de la machine de Nietzsche. «"Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées", lettre à Peter Gast» (Kittler: 329).

La machine à écrire aurait chez Nietzsche, mais aussi pour l’histoire médiatique, garanti l’engendrement d’une forme inédite d’écriture automatique. C’est cette mécanisation du philosophe qui lui permettra par ailleurs de passer «des arguments aux aphorismes, des pensées aux jeux de mots, de la rhétorique au style télégraphique» (Kittler: 338). Extensivement, le philosophe lui-même devient machine.

Crédit:
Goethe-Schiller-Archiv

(Fig. 3) Un facsimilé du poème Mailing Hansen de Nietzsche, février-mars 1882. «La sphère est une chose comme moi: en fer/ pourtant facilement vrillée en voyages / patience et tact en grande quantité sont requis ainsi que des doigts fins, pour notre utilisation.» Traduction de Frédérique Vargoz. (Kittler: 341) © Goethe-Schiller-Archiv.

 

Cette «chose comme moi» du poème de 1882 de Nietzsche (Fig. 3) annonce déjà «la disparition élocutoire du poète» préconisée par Mallarmé (Kittler: 372). En s’abandonnant à sa propre mécanisation, Nietzsche assume sa volonté de puissance comme désir de disparition partielle, comme désir d’apparences et de masques, comme désir d’une fausseté qu’il considère par ailleurs inévitable. Pour meurtrir la vérité en lui-même, pour meurtrir la philosophie, Nietzche aura trouvé, en guise de moyen, la machine à écrire, le véritable corps d’un homme sans yeux, le masque d’une bête. Kittler écrit:

D’après la deuxième dissertation de La Généalogie de la morale, le savoir, le langage et la bonne action ne sont plus des attributs innés de l’homme. Comme ses congénères, l’animal qui plus tard se fera appeler autrement, a ses origines dans la perte de mémoire et le bruit aléatoire, l’arrière-plan de tous les média. Ce faisant, dès 1886, à l’époque fondatrice des techniques mécaniques de stockage, on sait déjà que l’avènement de l’humanité tend à la mise en place d’une mémoire mécanique. […] Pour transformer des animaux sans mémoire en êtres humains, une violence aveugle s’exerce qui démembre et marque leurs corps dans le réel jusqu’à ce qu’une mémoire émerge de la douleur elle-même. Ce n’est qu’après torture que les gens tiennent leurs paroles et respectent les ordres.

L’écriture n’est plus pour Nietzsche l’extension naturelle d’un être humain, qui à travers son écriture manuscrite engendrerait sa voix, son âme, son individualité. Au contraire : de même que dans la strophe sur la délicate Malling Hansen, l’être humain change de position —autrefois celui qui écrivait, il devient surface d’écriture8. (Kittler: 346-347)

Ainsi Nietzsche est-il présenté par Kittler non seulement comme le premier philosophe mécanisé, mais aussi comme «le dernier» (334), en tant qu’il aura su démasquer l’enfermement matériel et médial de la tradition philosophique dans l’usage du crayon et du papier, aussi bien que la violence inaugurale du support d’écriture envers l’animal comme condition d’un devenir humain. Il sera question de tuer l’homme à son tour, voire de «devenir femme» (Kittler: 342). Car derrière le masque du philosophe supplicié, se cachent encore des étudiantes de Nietzsche, des jeunes femmes «oubliées» qu’il employa pour taper en son nom à la machine une fois que se brisa sa sphère écrivante. Les femmes, «longtemps exclues des technologies du discours» (Kittler: 352), s’y voient introduites comme secrétaires. «Deux innovations connectées de l’époque: les machines et les femmes écrivantes, furent le support de ses discours9.» (346) Or c’est elle, c’est la machine, qui en dernière instance deviendra l’arme principale et le sujet de l’écriture. La machine à écrire, née en contexte militaire, «produit dérivé de la guerre civile américaine», précise Kittler, devient force de «frappes» (317) d’une philosophie «à coup de marteaux» (Nietzsche, 1974). Ainsi, Nietzsche aura su porter encore un autre masque, celui d’un philosophe qui appelle la théorie des média en tuant la philosophie.

Peut-être qu’enfin, le cas échéant, pour rire, il faudra oser poser la question: les études intermédiales, la théorie et l’archéologie des média sont-ils d’étranges masques de Nietzsche, ou encore, Nietzsche masqué? Ce qui est sûr, c’est qu’au masque mortuaire de Nietzsche se rattache la matière ferreuse de la boule à écrire de Malling-Hansen. Ce corps composite inaugure un matérialisme machinique, une surface mi-charnelle, mi-médiatique, et que le langage inventé par Nietzsche contient.

 

Bibliographie

BOTET, Serge. 2011. «L’écriture de Nietzsche dans Zarathoustra.» Philosophiques. No 38/2, p.383-418.

BOURGET, Manuel. 2014. Le masque de Géricault : une relique romantique. Mémoire de maîtrise, Université de Montréal. En ligne. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/11126/Bourget_Manuel_2014_memoire.pdf?sequence=2&isAllowed=y

COLLI, G. et M. Montinari (dir.). 1975-1984. Briefwechsel, III-1. Berlin: Walter Gruyter, p.632.

DUMONTEIL, Julie. 2013. «Nietzsche: un éducateur masqué?» Recherches germaniques. Vol. 43, p.41-64.

KITTLER, Friedrich. 2018. Gramophone, film, typewriter. Traduction de Frédérique Vargoz. Paris: Les presses du réel.

GUEZ, Emmanuel. 2018. Kittler Màj. Projet d’autoédition. En ligne. https://kittlers.media/a-propos-friedrich-kittler/

NIETZSCHE, Friedrich. 1974. Le crépuscule des idoles. Traduction de Jean-Claude Hémery. Paris: Gallimard.

___________________. 2011a [1887]. Le Gai Savoir. Traduction par Henri Albert.  Les Échos du Maquis. En ligne. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Le-gai-savoir-1887.pdf

___________________. 2011b. Ecce Homo, traduction par Alexandre Vialatte, Édition électronique: OeO (Œuvre Ouverte).

___________________. 2017 [1913]. Par-delà le bien et le mal. Traduction par Henri Albert. WikiSource. En ligne. https://fr.wikisource.org/wiki/Par_del%C3%A0_le_bien_et_le_mal

 

Pour citer ce document:
Laliberté, Bianca. 2021. « Du masque de Nietzsche à la machine à écrire kittlérienne. Pour une théorie (médiatique) de l’écriture à sa surface ». Dans L'imaginaire intermédial du masque. Carnet de recherche. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. 12/2021. <https://oic.uqam.ca/fr/carnets/limaginaire-intermedial-du-masque/du-masque-de-nietzsche-a-la-machine-a-ecrire-kittlerienne>. Consulté le 1 mai 2023.
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