L'empereur dépourvu de hache
Adrien Deume, vous avez dit Adrien Deume ?
Ce court billet propose de s'intéresser à l'onomastique de ce personnage présent dans les romans Mangeclous (1938) et Belle du Seigneur (1968) d'Albert Cohen.
Que dire de l'identité officielle d'Adrien Deume ; c'est-à-dire de son prénom et de son nom ?
Prenons son prénom d'abord : Adrien. Bien sûr, on peut assez rapidement penser à l'empereur Hadrien, humaniste et lettré du deuxième siècle, il était considéré comme un poète philosophe. L'analogie avec Adrien Deume qui travaille ardemment à se forger une réputation d'homme de lettres est ici flagrante. Aussi, Hadrien était un empereur pacifique, du pacifisme à la couardise il peut n'y avoir qu'un pas et peut-être peut-on voir ici les prémices d'un personnage qui n'ira pas se battre contre l'homme lui enlevant sa femme. Si l'analogie avec l'empereur Hadrien peut sembler convaincante, n'allons pas trop vite en besogne. L'homme politique romain possède en effet une chose qu'Adrien Deume n'a pas : une lettre de plus : le « H ». Ainsi, le personnage de Cohen serait-il à considérer comme une copie d'Hadrien avec quelque chose en moins ? Comme une pâle imitation, un homme superficiel endossant le costume d'un intellectuel ? Comme un homme pacifique en moins bien, c'est-à-dire un couard ? Cette chose en moins peut-elle être à chercher du côté du phallus ? En perdant de « H » d'Hadrien, Adrien ne perd-il pas en même temps en virilité ? Ce « H » est peut-être même une hache, arme guerrière par excellence. Privé de la hache d'Hadrien, Adrien devient-il incapable d'incarner un personnage masculin allant au combat ? De plus, toujours de la culture latine, on retrouve fréquemment la préposition « ad » qui peut être utilisée de différentes manières et dont certaines traductions peuvent être « vers », « jusqu'à » ou « pour ». Partant de là on peut découper le prénom du personnage de Cohen en ad + rien. Ainsi, Adrien Deume serait-il celui qui ne va « vers rien », qui emmène « jusqu'à rien », c'est-à-dire nulle part, qui est là « pour rien » ? Plus que l'idée du manque de quelque chose soulevée précédemment, c'est ici l'idée du néant qui émerge. Adrien Deume serait-il à voir comme une coquille vide de virilité ? Comme une enveloppe d'homme privée de la sève qui fait son essence ?
Dans le Lexique roman ou Dictionnaire de la langue des troubadours, comparée avec les autres langues de l’Europe latine, 1838–1844, François Raynouard nous apprend que le nom « deume » est un synonyme de «dèsme », que l'on peut traduire par « dîme », l'impôt prélevé sur les récoltes pendant le Moyen Âge. Ici pourrait donc s'expliquer l'attrait d'Adrien, et plus largement de la famille Deume pour l'argent et la possession. Parce qu'il lui manque quelque chose, Adrien Deume chercherait-il à prendre ce quelque chose à autrui ? Aussi, le nom « Deume » peut apparaître comme l'apocope du nom « demeure », renvoyant encore au bien matériel ou de l'adjectif « demeuré », qui évoque quant à lui des capacités intellectuelles limitées. Comme plus tôt avec le « H » de l'empereur Hadrien, l'apocope vient priver le personnage de Cohen d'un bout de son identité. Adrien Deume est-il ainsi une sorte d'Hadrien (l'empereur) mais en moins bien car « deumeuré » ? Un empereur de pacotille amputé de ses deux bouts ? Privé de son attribut (hache ou phallus) qui lui permettrait d'obtenir le pouvoir ? Si les spéculations peuvent aller bon train, rien ne permet cependant d'établir précisément l'onomastique du personnage Adrien Deume. Les hypothèses s'accumulent mais la porte reste ouverte.
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