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Quand la crise de virilité remplace la crise d'adolescence

Quand la crise de virilité remplace la crise d'adolescence

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- Groupe privé -

 

    En 2014, Patrick Isabelle publie Eux, son deuxième roman. Il s'agit du premier volet d'un triptyque. Suivront Nous (2016) et Lui (2017). Tous trois sont publiés chez Leméac, dans sa collection « Jeunesse ». Eux est un roman à la première personne qui nous plonge dans le quotidien d'un adolescent du secondaire. A aucun moment on n'a connaissance de l'identité du personnage principal que l'on suit tout de même pendant trois années. Exclu par ses camarades, celui-ci est confronté au quotidien à la violence verbale et physique de ses pairs. De persécution en persécution, le personnage principal d'Eux prend une lourde décision : se venger en commettant une tuerie scolaire.  

    Cet article propose de s'intéresser à la crise de virilité vécue par le personnage du roman de Patrick Isabelle.

 

 

My Lonesome Cowboy,Takashi Murakami,1998.

 

    Dans son ouvrage Ne m'appelez plus jamais crise !, Michel Fize revient sur l'origine-même du terme « crise d'adolescence ». C'est Jean-Jacques Rousseau qui le premier utilise le terme dans l'Emile, en regard de sa propre adolescence. Fize dépeint un Jean-Jacques niais dont l'adolescence fut marquée par « deux « agressions » pseudo-homosexuelles »1 Ainsi, par une absence d'objectivité sur cette période de sa vie, Rousseau construit un archétype d'adolescent.e faussé. Celui-ci est masculin (une sorte de Jean-Jacques que seraient tous les jeunes gens) et peu à l'aise avec la découverte de la sexualité (qu'elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle) :

 

A partir de sa propre expérience, de son caractère perturbé, Rousseau élabore donc une théorie qui négativise l'adolescence -théorie toujours en vigueur, nous le savons – et vient justifier le contrôle social exercé sur cet âge de la vie.2

 

    Le terme de « crise d'adolescence » ne peut donc pas s'appliquer à tou.te.s les adolescent.e.s. Aujourd'hui, ce terme péjoratif est employé à tout va, servant bien souvent à éviter l'analyse trop complexe d'une situation de changements. Dans l'analyse du roman pour adolescents Eux de Patrick Isabelle, essayons de voir les choses à travers un autre prisme : celui de la « crise de virilité » dont semble souffrir le personnage principal. Comme un miroir de notre société actuelle, la virilité semble ici tenir en partie à l'orientation sexuelle. L'hétérosexualité s'établissant comme la norme, l'homosexualité se trouve rejetée, devient une insulte :

 

Les qualifications obsessionnelles, dans les cités, de pédé, gonzesse, homo, enculé etc. sont des exclusions virulentes des « faibles » hors du monde des « vrais » hommes. L'insulte homophobe renforce de ce fait la domination masculine et le culte de la virilité.3

 

Prends pas tes désirs pour des réalités, ti-cul. On n'est pas des tapettes , nous autres ! Osti d'tapette !4

 

    Loin de s'ériger contre l'homophobie des propos, le personnage du roman se défend auprès du lecteur d'être homosexuel. Si Eux se veut bien un livre de lutte contre le harcèlement scolaire, rien n'est fait contre le harcèlement des jeunes homosexuel.le.s. S'il ne va pas jusqu'à ériger l'hétérosexualité comme norme, le roman ne combat pas non plus l'idée qu'elle l'est : ainsi donc, le personnage semble justifier qu'être homosexuel.le ne serait pas normal.

 

Je ne suis pas gai.

Je ne suis pas un fif.

Crissez-moi patience.

J'aurais dû leur dire.5

 

    Il serait ici intéressant de faire un détour par la réception du roman que pourrait faire un lectorat adolescent homosexuel. La justification du personnage, qui participe certes à en faire un anti-héros, ne vient-elle pas également apporter une légitimité à l'exclusion dont cette partie du lectorat est régulièrement victime ? Et chez lectorat adolescent hétérosexuel, l'exclusion de pairs liée à une sexualité différente ne se trouve-t-elle pas dans le même temps justifiée par le personnage ?

 

    Si la question de l'homosexualité est rapidement évacuée, on notera que le personnage s'intéresse au rapport aux filles qu'ont les garçons de son âge, archétypes viriles et jouissant de popularité dans le roman :

 

Eux. Ils ont sûrement déjà fait l'amour. Ils embrassent les filles comme si elles étaient leur possession et ils leur font de la peine. Mais elles adorent ça et elles en redemandent et ils se les échangent comme ça, sans se poser de questions.6

 

    Le personnage apparaît ici en opposition. Par son manque d'expérience avec les filles et son refus (du moins en apparence) de les réifier, il est rangé du côté des homosexuel.le.s, interdit par ses pairs de prétendre à la virilité.

 

Dans les établissements scolaires américains, les garçons qui comptent aux yeux de tous sont les athlètes, ceux qui figurent en bonne place dans les équipes sportives. De même, les filles qui n’appartiennent pas aux Pom Pom girls ne sont guère attractives aux yeux des autres élèves. Les tueurs scolaires sont souvent des garçons souffrant dans leur identité masculine, ils n’ont guère des corps d’athlètes et ne sont pas en position d’être valorisés par leurs pairs pour leurs performances sportives ou leur succès auprès des filles.7

 

    Ainsi, la frontière entre masculin et féminin est nette. Celle entre viril (condition sine qua non pour jouir de popularité lorsque l'on est un garçon) et non-viril également. Dans Eux, comme ce que David Le Breton analyse dans les cités françaises dans son ouvrage Rites de virilité à l'adolescence, il apparaît que les filles « sont les victimes de ces démonstrations de virilité, elles sont sous le contrôle des garçons, elles sont leurs objets »8.

 

    Tout comme Eric Harris et Dylan Klebold, les auteurs du massacre de Columbine en avril 1999, le personnage de Patrick Isabelle choisira le réfectoire de son établissement scolaire, à l'heure du déjeuner pour entamer la tuerie. Les ressemblances sont parfois troublantes et le parallèle entre Harris et le personnage d'Eux se tient parfois tant qu'il apparaît fort probable que l'auteur soit allé puiser dans la réalité de ce massacre pour construire son être de papier. Une différence -outre le nombre de victimes- est cependant notable ; bien que ruminant longtemps sa vengeance, le personnage de Patrick Isabelle dira ne pas avoir prévu de tuer qui que ce soit. On peut aisément présumer qu'un personnage excessivement déterminé à tuer serait trop opposé aux attentes de familiarité du lectorat adolescent pour que celui-ci adhère pleinement au récit. Par le remord, le personnage fait un pas sur le chemin de la rédemption, il se rachète en partie aux yeux du.de la lecteur.rice :

 

Je venais de tuer quelqu'un. Ce n'était pas le plan original, ce n'était pas prévu, tout allait de travers. Je n'ai jamais voulu faire de mal à personne. Je voulais juste leur faire peur, leur infliger la terreur qu'il (sic) m'avait (sic) fait subir pendant tout ce temps.9

 

    Selon le sociologue David Le Breton, la tuerie scolaire est à voir comme une affirmation, de la part d'adolescents humiliés, de leur virilité niée jusqu'alors pas leurs pairs :

 

La plupart des crimes scolaires sont commis par deux garçons qui mettent en œuvre un rite de virilité, trouvant là une preuve in extremis de leur valeur personnelle [...]. Le regard d’un pair contribue à lever toute inhibition et à un renforcement mutuel du passage à l’action. 10

 

    Le Breton souligne ici l'importance de la présence d'un autre (nécessairement masculin). Ainsi, on retrouve là l'idée que la virilité se construit grâce au, sinon dans le, regard d'autrui. Pendant une bagarre dans la cour de récréation ou lors d'un duel, la présence de témoin(s) vient établir, instituer le sentiment de virilité des garçons, des hommes. C'est par le biais d'un pair qu'il trouve sa légitimité. Si le phénomène que décrit Le Breton pour les tueries scolaires est pertinent, le roman Eux semble, à première vue manquer le coche car le personnage agit seul. Mais cette idée même peut être sujette à débat. Est-il vraiment seul ou double par le simple fait de tenir un journal ? N'y a-t-il pas plutôt un « lui écolier » et un « lui écrivain » ? Aussi, et peut-être même davantage, le fait de lire les écrits du personnage, de l'accompagner dans sa souffrance croissante ne fait-il pas de nous, lecteur.rice, un.e complice de virilité lorsqu'il passe à l'acte ? Ne nous trouvons-nous pas dans la position du.de la camarade témoin acquiesçant les qualités viriles dont il fait l'étalage ? Ainsi, Isabelle se confronte-t-il vraiment à un mur ou compose-t-il dans la subtilité en plaçant un.e tiers.ce que l'on n'attendait pas aux côtés du personnage : nous-même ? En poursuivant sur cette voie de complicité dans le crime entre le personnage et le ou la lecteur.rice, les school shooters (et en particulier celui d'Eux) sont bel et bien « redéfinis comme de malheureuses victimes et comme des redresseurs de tort, des héros contemporains auxquels s’identifier. » 11 Comme les duellistes du XIXème siècle, les adolescent.e.s tournant les armes contre leurs camarades sont donc à voir comme des justicier.ère.s réparant un affront dont ils.elles sont les victimes ; ils.elles viennent punir ceux.celles qui « croyaient s'en être tirés facilement»12 après s'en être pris à eux.elles. Dans cette quête de justice, l'identité des coupables des humiliations n'a alors plus d'importance, tou.te.s les membres de l'institution scolaire sont pris.es pour cibles, c'est la masse anonyme qui est vue comme coupable  :

 

J'ai pointé mon arme sur eux, à l'aveuglette. Ils m'importaient peu. Ils étaient tous pareils, tous responsables de ce qui leur arrivait. Ils avaient tous le même visage pour moi, la même laideur. Et ils étaient tous à ma merci.13

 

Vous, enfants qui m'avez ridiculisé, qui avez choisi de ne pas m'accepter, qui m'avez traité comme si je ne valais pas que vous m'accordiez un peu de votre précieux temps. COMME SI NOUS ETIONS MORTS. […] Vous, parents et enseignants, avez appris à ces enfants à être intolérants envers les gens qui sont différents. QUE CE BAIN DE SANG REPOSE SUR VOS EPAULES JUSQU'AU JOUR DE VOTRE MORT.14

 

    En prenant les armes contre leur établissement, les adolescent.e.s deviennent bourreaux et s'affranchissent de leur condition de victimes. Ils.elles « s’identifi[ent] à l’agresseur [...] en répercutant sur d’autres, [...] dans la surenchère, ce qu’ils vivent eux-mêmes au quotidien. »15, abandonnent par leur acte qui ils.elles étaient pour devenir autres :

 

[Eric Harris] surcompense par procuration une virilité qui l’obsède d’autant plus qu’on le raille souvent à cet égard. Il rehausse ainsi l’idée qu’il se fait de lui-même tout en se lamentant de ses propres manques dans l’intimité de son journal où il se nomme parfois « that weird looking Eric KID »16

 

Il s'est levé, les mains dans les airs, à ma merci. Je l'ai pris par le cou et d'un seul élan, comme si j'avais une force surhumaine, je l'ai installé devant moi et j'ai posé le bout de l'arme encore fumant sur sa tête. […] Je lui ai ordonné de se déshabiller.17

 

[…] j'avais quitté mon corps. Je me regardais de l'extérieur, arme au poing, et je ne me reconnaissais pas.18

 

    La problématique crise de l'adolescence laisse, dans les cas étudiés, place à une crise de virilité ou semble du moins s'estomper à son profit. Cette crise de virilité émane d'une humiliation subie sur le long terme. Si l'apparence physique est un des objets des moqueries : « Ils rient de toi, de ton corps horrible, mal formé, imberbe, comme celui d'un ti-cul. »19, la sexualité supposée ou réelle (si non hétérosexuelle) l'est aussi. Partant de cette souffrance, de ce complexe de virilité, la vengeance semble -pour les victimes- justifiée. Elle ne se dirige alors plus seulement contre des individus précis mais contre l'institution. Le personnage d'Eux use de pronoms, de surnoms ou de périphrases pour désigner ses bourreaux, jamais de leur identité qu'il connaît pourtant. C'est la masse anonyme qui devient coupable. La citation ci-dessous est extraite du journal d'Eric Harris. Elle reprend tous les éléments cités ci-dessus et nous rappelle que de la crise de virilité à la crise de violence il n'y a parfois qu'un pas et que celui-ci peut être franchi.

 

Tout le monde se moque de moi à cause de mon apparence, parce que je suis faible et toutes ces conneries ; eh bien vous allez me le payer : une putain de vengeance ultime. Vous auriez dû me montrer plus de respect, mieux me traiter comme un aîné ; alors peut-être que je ne serais pas sur le point de vous arracher la tête. Mais j’ai toujours détesté mon apparence […]. Voilà d’où vient ma haine, elle provient du fait que j’ai une mauvaise opinion de moi-même, en particulier concernant les filles, le look, etc. […] On ne me respecte pas et ça me fait chier. À ce jour, j’ai assez d’explosifs pour tuer une centaine de personnes, et si j’arrive à récupérer deux ou trois baïonnettes, des lames, haches, etc., je pourrais en tuer une dizaine de plus et pourtant ce ne serait pas suffisant.20

 

 

 

 

 

1  FIZE Michel, Ne m'appelez plus jamais crise !, Toulouse, Erès, 2003, p. 62

2  Ibid, p. 63

3  WELZER-LANG Daniel, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », VEI Enjeux, n°128, 2002., p. 19

4 ISABELLE Patrick, Eux, Montréal, Leméac, 2014, p. 15

5  Ibid, p. 17

6  Ibid, p. 7

7  LE BRETON David, « Sur les massacres perpétrés dans les écoles », Adolescence, 2011, n°76

8  LE BRETON David, Rites de virilité à l'adolescence, Bruxelles, Fabert, 2015, p. 17-18

9 Euxop. cit., p. 102-103

10  « Sur les massacres perpétrés dans les écoles », Adolescenceop. cit.

11  « Sur les massacres perpétrés dans les écoles », Adolescenceop. cit.

12 Euxop. cit., p. 96

13 Euxop. cit., p. 100

14  Propos de Eric Harris dans sa lettre d'adieu, révélés dans Les Assassins et leurs mobiles, Bruxelles, Racine, 2009, p. 467

15  « Sur les massacres perpétrés dans les écoles », Adolescenceop. cit.

16  « Sur les massacres perpétrés dans les écoles », Adolescenceop. cit.

17 Euxop. cit., p. 99

18 Euxop. cit., p. 104

19 Euxop. cit., p. 6

20  Propos de Eric Harris révélés dans La Logique du massacre. Derniers écrits des tueurs de masse, Paris, Inculte, 2010

 

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