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L’histoire de l’éducation en France est indéniablement liée à la condition du jeune homme et, par extension, à celle du citoyen. Dans la préface à son Histoire de la Révolution française, paru pour la première fois en 1847, Jules Michelet revient sur ce point capital et va même jusqu’à expliquer l’échec de la Révolution à partir de l’échec du système éducatif français. Ce constat n’est pas surprenant en soi, puisque le XIXe siècle sera une sorte de laboratoire éducatif avec toutes les conséquences qui en découleront, et ce, jusqu’à la mise en place de l’école primaire obligatoire pour tous en mars 1882 par Jules Ferry. Jusqu’à ce moment, les cléricaux et les anticléricaux vont mener une chaude lutte politique qui verra naître moult projets de loi, différents types d’écoles et peu d’enfants réellement instruits ― rappelons que la loi Ferry ne rendra l’éducation obligatoire que jusqu’à 13 ans seulement, avec la possibilité de retirer l’enfant à 11 ans si celui-ci parvenait à obtenir son certificat d’études primaires (Ferry, 1982; 1).
Michelet donc, près de 35 ans plus tôt, remarquait que l’État, après la Révolution, aurait dû être «une initiation fraternelle, une éducation, un constant échange des lumières spontanées d’inspiration et de foi qui sont dans la foule, et des lumières réfléchies de sciences et des méditations qui se trouvent chez les penseurs» (Michelet, 1952; 5). Or, ce n’est pas du tout ce qu’il constate : «la Révolution ne put organiser la grande machine révolutionnaire : je veux dire, celle qui, mieux que les lois, doit fonder la fraternité : l’éducation.» (5, l’auteur souligne) L’équation est claire : sans éducation, nul fraternité et donc nul communauté, du moins pas celle espérée. Ainsi, il nous apparait capital de mettre en contexte le système éducatif pour comprendre où et comment se construisent les jeunes hommes en cette première moitié du XIXe siècle. Un exemple s’impose pour comprendre comment s’articulent l’éducation et la formation des subjectivités, aussi nous proposons-nous de regarder le texte emblématique d’un jeune homme fort intelligent, mais si mal intégrer au sein de sa communauté, à savoir le Louis Lambert de Balzac. Ce personnage peut, par métonymie, nous éclairer sur les rapports qu’entretiennent politique, éducation et fraternité notamment parce la vie adulte de Lambert sera un calque de son passage à l’école.
Ce jeune homme, né en 1797, est un autodidacte qui, après sa première lecture de la Bible vers ses 10 ans, se mit à lire beaucoup de livres tout «en se livrant à ces études, dont le cours n’était dirigé par personne» (Balzac, 1967; 31). Cette absence d’autorité fera certes le plus grand bien à l’éducation de Lambert, qui deviendra une sorte de voyant au sens mystique du terme et le protégé de Germaine de Staël, mais l’empêchera de se faire une place à l’école, lieu où il se fera dénigrer tant par ses professeurs que par ses camarades. Le problème de Lambert vient notamment du fait que les institutions sont à la fois religieuses et militaires, et que son école du Vendôme sert entre autres à former des cadets. Le jeune homme ne peut donc se permettre d’écart ni au niveau de son comportement, ni au niveau des connaissances acquises, lui qui, pourtant, est habitué à «l’indépendance d’une éducation lissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil» (51). Comme Lambert n’est pas du genre à se soumettre, son agrégation sera catastrophique et le mènera vers la folie (ou vers un état de voyance très avancé si l’on admet les thèses swedenborgiennes que Lambert défendra à la fin de sa vie).
Un des premiers points intéressants qui témoigne de l’agrégation problématique de Lambert réside dans le lien assez étrange qui existe entre nourriture et littérature. Le jeune mystique nous est d’emblée présenté comme une personne pour qui «la lecture était devenue [...] une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir» (32), aussi passe-t-il le clair de son temps à lire, plutôt qu’à se laisser aller au «bon farniente» (32, l'auteur souligne) qui fait la joie de tout étudiant en vacances. Rien à voir avec le rituel gastronomique de socialisation pratiqué par les jeunes à l’école et qui représente un moment de grâce de leur sévère éducation :
contrairement à la règle des autres corps enseignants, nous pouvions [...] parler en mangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire des échanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique est constamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre vie collégiale. Si quelque Moyen1, placé en tête de table, préférait une portion de pois rouges à son dessert, car nous avions du dessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche : «Un dessert pour des pois!» jusqu’à ce qu’un gourmand l’eût accepté; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, qui allait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert arrivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Si plusieurs demandes étaient semblables, chacun portait son numéro, et l’on disait : «Premier pois pour premier dessert.» (41, l’auteur souligne)
Cet exemple cocasse de fraternité illustre bien la différence qui existe entre les deux modes d’alimentations. Lambert nourrit son esprit, il ne se situe pas du côté du corporel . Pourtant, cette politique de cours d’école, surtout en ce qui a trait à un besoin vital comme l’alimentation, se déroule à l’inverse très certainement au plus près du corps. La description balzacienne est sans équivoque : il est difficile à Lambert de se plier aux «mille industries de chaque écolier, sans compter [les] quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue qu’[ils] rapport[aient] des cours.» (52). Dès le premier jour de classe, Louis Lambert va adopter une posture méprisante envers ses camarades pour cette même raison :
le regard perçant de Lambert, le dédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avec la nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait, sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certain respect aux plus mauvais sujets d’entre nous. (48)
Lambert sera donc cet élève au corps «maigre et fluet [...] incapable de supporter la fatigue des moindres jeux» qui n’aura qu’un seul ami : le narrateur. Ils se feront d’ailleurs surnommer Le Poète-et-Pythagore, indiquant assez clairement leur filiation aux choses spirituelles (la poésie et les mathématiques) aux yeux de la communauté et leur relation quasi exclusive, en témoignent les tirets qui viennent renforcer la copule. Face à un désir aussi exacerbé et mal maîtrisé, il n’est pas étonnant de retrouver une sorte d’homosexualité latente chez les deux jeunes intellectuels. À plusieurs reprises, les deux personnages sont décrits «comme deux amants» (60) «étrangers aux jouissances de [leurs] camarades» (58). Ce que cela révèle, c’est le surplus de féminité de Lambert, «toujours gracieux comme une femme qui aime» (69). Pourtant, même cette «conjugalité» (64) n’est pas charnelle, elle est encore de l’ordre du spirituel. Il y a une absence totale de virilité et de fraternité chez Lambert, et un excès de féminité et d’amour. Raison et désir coïncident entièrement chez lui, alors que le système d’éducation tente de former des jeunes hommes à la maîtrise du second par le premier.
En cette seconde décennie du XIXe siècle, le cas Lambert nous indique ce que doivent être les jeunes hommes de l’époque : guerrier ou chasseur et non pas penseur, du moins pas avant d’être dans la classe des Grands, moment de l’apprentissage des sciences de l’esprit. La spiritualité lambertienne le mènera donc à un isolement qui ne lui apprendra pas à s’occuper de la chose publique. L’idéalisme spéculatif du jeune collégien ne sera pas considéré comme faisant partie des activités concrètes de ce monde : Lambert sera sans cesse accusé par ses professeurs de ne rien faire et «ce vous ne faîtes rien était un coup d’épingle qui blessait Louis au coeur» (52, l’auteur souligne). Lui et le Poète, vont donc copier d’innombrables pensums en guise de punitions. À défaut de se pratiquer aux «moeurs du champ de bataille ou par les travaux de la chasse» (52), Pythagore deviendra une femme, selon la typologie de l’époque. Lambert échoue donc à devenir ce jeune homme décrit par les dictionnaires de sciences médicales de l’époque : un homme «qui se distingue de la femme [...] parce que la nature lui attribue aussi plus de force, et le destine au aux actes énergétiques, comme le combat, la protection ou la défense de la famille» (Adelon et al, 1822; 170). N’étant pas du côté des hommes, il nous éclaire cependant beaucoup, à la renverse, sur cette catégorie et ce qu’elle se doit de représenter.
La guerre au sens large semble être un moteur social important, d’où l’importance des jeux à caractère militaire ou cynégétique. Balzac décrit les relations scolaires comme étant une «lutte perpétuelle» (55). Même la politique est décrite en ces termes de combat : la lutte entre les jeunes hommes et le personnel de l’école, rien ne lui est «comparable dans la société, si ce n’est le combat de l’Opposition contre les ministères dans un gouvernement représentatif» (56), ce qui tend à prouver que les relations scolaires, mais aussi la compétition, sont redoublées dans la société par la suite. La mauvaise intégration citoyenne de personnages comme Lambert aura des conséquences désastreuses sur la fraternité et donnera forme à des jeunes hommes individualistes, car devenus adultes trop jeune ― il est le résultat d’un de «ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature et qui prouvait l’anomalie de son existence, [lui qui pouvait,] dès l’âge de quatorze ans[,] émettre facilement des idées dont la profondeur n’a été révélée [au narrateur] que longtemps après». (33) Il sera aussi un jeune homme solitaire victime de la méprise des autres sa vie durant. C’est qu’«au collège, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà le faible, sans savoir en quoi consiste la véritable force» (55). Les jeunes Grecs de l’Antiquité, comme nous le rappelle Jean-Pierre Vernant, devaient apprendre à vivre en meute, pour «équilibrer cette tendance» (Vernant, 1996; 206). Le jeune devait devenir fort pour sa communauté, mais ne devait pas s’enorgueillir. À l’inverse, l’absence d’autorité, individuelle ou sociale, n’équilibrera rien chez Lambert, dont l’appétit, le repli et l’orgueil provoqueront une inassouvissable béance intérieure.
Il pourrait sembler au lecteur que Lambert, dans ce contexte, est une exception. Il est vrai que les institutions ne se donnaient par pour mandat de construire ce genre de subjectivité. Or, si l’on suit le constat d’Alfred de Musset dans son deuxième chapitre de la Confession d’un enfant du siècle, l’absence de père, d’autorité et d’objectifs communs sont le lot de bien des jeunes hommes du XIXe siècle (Musset, 1960). Lambert est très représentatif de cette vague de décadence grugeant les enfants du siècle : plus près de la nature, du désir et de la féminité, ces jeunes ne deviennent pas des hommes au sens plein du terme. Ces personnages sont le symptôme de l’échec du système d’éducation et de la virilité qu’elle tentait d’inculquer. Michelet insiste sur l’importance de cet enseignement paternel pour le jeune homme :
Un point très capital, c’est que le père maintienne, relève en toute occasion l’autorité maternelle que l’enfant n’est que trop porté à traiter légèrement. Il doit, par le tendre respect qu’il manifeste lui-même, bien faire sentir au fils que cette douce personne, faible pour lui et désarmée pour lui, la mère, n’en est pas moins le saint des saints. Une jeune créature est toute en soi d’abord, comme un simple élément. Elle semble indifférente à tout, plus même qu’elle ne l’est en effet. Il est bon qu’il en soit ainsi. Mais cela est dur à la mère. Le garçon, en naissant presque, a l’orgueil du mâle. Il méprise les petites filles. Il se croit fort, et sa mère faible. Il dirait, s’il osait : «Je suis homme. Elle n’est qu’une femme.» (Michelet, 1870; 92)
Ainsi le jeune homme doit être fort, mais ne pas mépriser le faible. Il doit être viril, mais solidaire. Ces apories représentent le fondement de toutes sociétés cherchant à moduler performativement les individus qui la compose, tout en maintenant une forte cohésion sociale. C’est le problème de la multiplicité dans l’unité. Michelet voyait la solution dans une fraternité apprise dès l’enfance; Balzac démontre bien les conséquences de cette fraternité qui fait défaut.
Bibliographie
- Adelon et al, Dictionnaire des sciences médicales par une société de médecins et de chirurgiens, t. 58 (VIE-ZYT), Paris, Packoucke,1822
- De Balzac, Honoré, Louis Lambert, dans La Comédie humaine, t. IX, Genève, Rencontre, «Le Cercle du bibliophile», 1967
- Ferry, Jules, «Loi du 28 mars 1882 sur l'enseignement primaire obligatoire», dans Journal officiel de la République Française, 29 mars 1882
- Michelet, Jules, Nos fils, Paris, Librairie internationale,1870
- Michelet, Jules, Histoire de la Révolution française, t. I, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1952
- De Musset, Alfred, La Confession d’un enfant du siècle, dans Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1960
- Vernant, Jean-Pierre, «Entre la honte et la gloire : l’identité du jeune spartiate», L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, «Folio histoire», 1996
- 1. Le collège se divise en quatre sections : «les Minimes, les Petits, les Moyens et les Grands. La division des Minimes embrassait les classes désignées sous les noms de huitième et de septième; celle des Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième; celle des Moyens, la troisième et la seconde; enfin celle des Grands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, la physique et la chimie.» (Balzac, 1967; 41, l’auteur souligne)
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