Université du Québec à Montréal

Le jeune homme dans la littérature du XIXe siècle, un avatar de la virilité?

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[Travail en cours]

 

 

Le jeune homme dans la littérature du XIXème siècle, un avatar de la virilité?

Prenons cette citation de Georges Pélissier, auteur de l’ouvrage Le mouvement littéraire au XIXème siècle, qui témoigne du passage de la poésie romantique, qui occupait la première moitié du XIXème siècle, à la prose réaliste et naturaliste, qui s’épanouit dans la seconde :

Notre temps est hostile à la poésie. […] Elle est la langue de l’imagination et du sentiment, et notre temps est celui de la science et de la critique. Le poète nous semble un enfant : il joue avec des rimes, exercice inoffensif, aimable et gracieux divertissement, mais indigne d’un homme. Maints écrivains de cet âge avaient commencé par les vers, qui, la première jeunesse une fois passée, n’ont plus vu dans la poésie que des billeversées dont rougissait presque leur virilité.[1]

Ce qui étonne le plus dans cette conception de l’évolution des courants littéraires à l’époque, c’est moins la discréditation d’une forme poétique jugée comme « dépassée » que l’apparition d’une valorisation de la forme qui passe par une notion tout autre que littéraire, soit la virilité. Or, on note aussi cette étrange conjecture chez un autre auteur de l’époque, L. Veuillot, dans une citation tirée du Grand dictionnaire universel du XIXème siècle à l’article « Virilité » : « Le poète n’arrive pas à la VIRILITÉ intellectuelle; il est vain, capricieux, poltron, comme l’enfant ou comme la femme[2] ». Que signifient ces étranges rapprochements dans les esprits? La notion de virilité s’installe effectivement comme une valeur centrale du XIXème siècle, ce dont témoigne le second volume entièrement consacré à ce siècle de l’Histoire de la virilité des historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, judicieusement intitulé « Le triomphe de la virilité ». Ainsi, lorsque l’auteur de cet ouvrage témoigne étrangement, au premier abord, de son observation du « mouvement littéraire » selon des caractérisations centrées sur le respect des normes viriles par les auteurs, il témoigne aussi, par le fait même, du lien intrinsèque entre l’idéal viril qui hante les pensées du temps et l’œuvre littéraire. Or, lorsque l’on observe, comme c’est notre cas, la figure du jeune homme dans la littérature, il devient intéressant de questionner la manière dont se déploie l’influence d’une obsession pour la virilité sur le personnage du jeune homme, qui, nous le pressentons, aura bien de la peine à répondre aux exigences strictes et nombreuses de l’idéal viril.

Un modèle bien précis

Selon les articles du Dictionnaire des sciences médicales, ouvrage publié par un ensemble de médecins, entre 1812 et 1822, et du Grand dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse, quant à lui publié entre 1866 et 1877, la « virilité » s’établit d’abord et avant tout selon des caractéristiques physiques et morales particulières, sur lesquels les auteurs de ces deux ouvrages s’épanchent longuement. Dès lors, ces deux pôles de la virilité pourront acquérir d’emblée une importance dans le discours social,  vu la renommée établie de ces ouvrages de référence, et pourront peut-être nous guider dans notre définition du modèle viril privilégié par le XIXème siècle, car il convient de rappeler que la virilité n’est pas un concept inné. Au contraire, comme le démontrent de plus en plus les discours sur le genre aujourd’hui, et comme le rappelait Anne-Marie Sohn en parlant de la construction de la masculinité au XIXème siècle, « l’ordre si souvent entendu : “ Sois un homme! “, implique que cela ne va pas de soi. [3]». Mais, dès le XVIème siècle, Erasme écrivait lui aussi qu’«[o]n ne naît pas homme, on le devient »[4]. Dès lors, la masculinité et la virilité, à titre de constructions, nécessitent un contexte discursif singulier pour apparaître qui, au XIXème siècle, prend la forme d’une prescription, gonflée tout au long de l’apprentissage des jeunes garçons, vers un modèle viril idéal. Contrairement aux jeunes filles, à qui la féminité est accordée d’amblée à l’époque[5], les jeunes garçons doivent effectivement se soumettre à de nombreuses exigences veillant à exacerber leurs qualités viriles, que nous retrouvons dans les articles concernant la notion de virilité des deux dictionnaires mentionnés plus tôt. Notons d’ailleurs que les deux articles (« Viril » pour le Dictionnaire des sciences médicales et « Virilité » pour le Grand dictionnaire universel) énoncent avant tout une distinction produite par la virilité entre le sexe masculin et le sexe féminin, bien que les femmes puissent obtenir un caractère viril lorsqu’elles empruntent aux hommes certains caractères autrement associés au sexe masculin[6], confirmant l’exclusivité de la valorisation de la virilité vers un public masculin, les femmes viriles se voyant perçues comme « laides et stériles [7]». Dès lors, nous tâcherons, dans un premier temps, de résumer de façon précise qu’elles étaient ces prescriptions faites à la gent masculine quant à un épanouissement respectable de leur virilité, afin de mieux éprouver ce modèle, dans un second temps, par le recours au portrait littéraire d’un jeune homme de ce siècle.

Être un homme, une question de physique

Comme le soulignait Marion Caudebec, « [l]e portait morphologique que font les médecins et les physiologistes de l’homme est toujours plus ou moins le même. La virilité est une caractéristique somatique de la masculinité : elle s’inscrit littéralement sur le corps de l’homme[8] ». Ainsi, si l’on observe la description des corps virils peints dans les deux ouvrages de référence nommés plus tôt, certaines qualités sont montrées comme primordiales à toute expression de virilité. La « capacité d’engend[rement] » rappelée par Larousse était déjà établie (sous le nom de « puissance génitale ») par le Dictionnaire des sciences médicales comme le « premier, le plus irrécusable signe de la virilité, et même sans cette puissance, la virilité n’existerait pas ». Dès lors, la fertilité, ainsi que la vigueur sexuelle, apparaissent comme les fondements même de la virilité, bien que de nombreuses contraintes régissent les activités sexuelles de l’homme viril, perçues comme la source d’un dévidement d’énergie néfaste lorsqu’elles se produisent de façon inutilement répétée (et non plus pour la « propagation de l’espèce ») dans les esprits du XIXème siècle :

La virilité de l’homme tient à la sécrétion du sperme, et plus celui-ci est répandu avec abondance, plus les facultés viriles sont affaiblies. Rien n’use tant la sensibilité que l’excès des plaisirs voluptueux, et personne n’ignore l’affaissement qui succède à la copulation. Lorsque celle-ci est trop souvent répétée, l’économie toute entière est atteinte d’épuisement, les qualités morales et physiques se débilitent, l’homme devient incapable des moindres efforts. Chaque nouveau plaisir est une nouvelle saignée du système nerveux, et l’exténuation n’est pas moins grande que celle qui succède à une hémorragie. L’histoire des peuples orientaux est là pour nous prouver les fatales conséquences de l’abus des plaisirs vénériens.[9]

De plus, la virilité est peinte comme un « âge intermédiaire de l’homme, époque de sa vigueur, également, éloignée des bouillonnements tumultueux de la jeunesse, et de la froide lenteur de la vieillesse.[10]» On peut donc pressentir la manière dont la jeunesse se doit de prendre cet âge où « le corps et l’esprit humain se montrent, pour l’ordinaire, dans leur plus florissant état de perfection, et exécutent le plus complètement leurs fonctions[11] » comme un modèle à atteindre. Or, un modèle physique précis est lui aussi donné aux lecteurs, selon un détail qui n’omet aucune part de l’anatomie :

[Le corps de l’homme viril] a acquis cette forme carrée, ce développement du thorax, cette solidité des muscles, cet air mâle et assuré qui caractérisent l’homme fait. […] Le développement de l’appareil masculin imprime à la fibre plus de ton et de densité; il a des os plus compactes et plus robustes, une chair plus ferme, des tendons plus durs, une poitrine plus large, une respiration forte et étendue, une voix plus grave et plus retentissante, un pouls plein et plus lent que celui de la femme. Il montre pareillement un cerveau plus ample et plus étendu. L’épine dorsale et la moelle épinière sont plus volumineuses chez le mâle que chez la femelle. Il s’ensuit que le système nerveux cérébro-spinal a plus d’activité et de vigueur chez l’homme […] L’homme […] est plus propre aux actions fortes; il a plus de vigueur de muscles […][12]

Ainsi, les termes « solidité », « force », « assurance », « robustesse » et « vigueur » semblent ici être à la clef d’un physique perçu comme viril au XIXème siècle, et demanderont une attention particulière dans le portrait du jeunes homme que nous choisirons d’observer. Un autre détail, omis par les auteurs des deux Dictionnaires mais pourtant bien gravés dans les pensées de l’époque, souligne la pilosité fournie de l’homme viril, qui se retrouve le plus souvent sur le visage dans les descriptions:  

[L]e corps en est couvert mais il est de bon ton de l’afficher plus visiblement sur le visage par une moustache, voire même par une barbe. La moustache était un signe distinctif réservé aux officiers et aux régiments les plus prestigieux de l’armée. Ainsi, les hommes arborent parfois une petite moustache “pour se donner un air martial ou pour paraître appartenir à un corps d’armée”, grand lieu de virilité […] [13]

Toutefois, ces critères corporels ne sont pas les seuls qui définissent la virilité, car bien que celle-ci « attribue naturellement la suprématie au mâle sur la femelle, par la force du corps », elle le fait aussi « par l’audace, par la générosité du courage » selon les auteurs du XIXème siècle, montrant de ce fait l’importance de l’esprit et de la moralité dans l’atteinte d’une virilité complète.

Être un homme, une question de morale

C’est par son intelligence et par ses actions que le jeune homme peut effectivement se distinguer du sexe opposé, ce que rappellent autant le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle : « [L’intelligence de l’homme] est généralement plus développée que celles des êtres délicats dont l’existence dépend de ses travaux et de sa protection [14]», que le Dictionnaire des sciences médicales : « [O]n attribue au mâle plus de valeur qu’à la femelle, parce que la nature lui attribue aussi plus de force, et le destine aux actes les plus énergiques, tels que les combats, la protection ou la défense de la famille et du sexe le plus délicat.[15]» De ce fait, de nombreuses qualités morales sont spécifiées à titre de valeurs nécessaires chez le jeune garçon aspirant à obtenir sa place au sein des vrais hommes, celles-ci devant d’autant plus transparaître dans ses activités quotidiennes, afin de se voir constamment exaltées :

[…] Il se doit également de posséder des qualités morales nobles : le courage, la force, le patriotisme, la résistance à la fatigue et à la souffrance, la vigueur, la volonté, etc. Il est associé à l’activité mais aussi à la grandeur. Il se doit d’être mesuré dans l’expression de ses émotions et de faire preuve d’un contrôle de soi ferme. Les larmes lui sont refusées, sauf situations exceptionnelles comme les enterrements. Sa valeur se fait dans l’autocontention. Chef et protecteur de la famille, il est celui qui subvient à ses besoins. Ambitieux et conquérant, il n’économise pas ses efforts pour se faire une place dans la société puisque sa nature le porte à la domination. Le portrait moral de l’homme est donc digne de celui d’un héros. Les valeurs de force et de bravoure sont exaltées chez lui par des activités qui permettent d’afficher sa virilité. Ainsi, l’homme fume, boit (des liqueurs fortes de préférence) et aime les épices et la viande. Ce goût pour certains breuvages ou pour certains aliments est un défi lancé à sa masculinité. Résister à la force d’une boisson ou d’un tabac un peu corsé qui font tourner la tête, ou encore avaler sans sourciller un plat un peu trop relevé, sont des activités virilisantes. Le goût pour la viande ramène l’homme à son statut de prédateur et lui permet de s’attribuer la force et la dangerosité associées à l’animal. [16]

Ici, ce sont les qualités « noblesse », « courage», « patriotisme », « résistance », «volonté », « autocontention», « ambition », « domination » et « bravoure » qui deviennent les repères à observer dans les descriptions littéraires de l’esprit du jeune homme. En effet, l’homme viril

n’a point ces petitesses ou ces passions mobiles, irritables; il ne sait point se plier, ni s’abaisser, sous la domination d’autrui; [c] omme il sait conquérir et vaincre, il est libéral et désintéressé; son activité, sa hardiesse, l’élévation et l’audace de ses entreprises le rendent supérieur aux obstacles, fier et dédaigneux des intrigues de la faiblesse et de la médiocrité; c’est pourquoi il est grave et s’irrite peu. Il n’a point cette vivacité d’idées et cette recherche qu’on appelle esprit, car il contemple les choses de trop haut, tandis que la femme démêle avec plus d’adresse les particularités délicates des objets. [17]

 

Être un homme, comment faire?

C’est donc l’éducation, garante de la formation virile des enfants mâles autrement considérés comme « neutres », voire féminisés[18],  qui se voit devenir le lieu par excellence du « triomphe » de la vertu de virilité au XIXème siècle : « Les parents, l’État mais aussi la médecine, travaillent à faire des petits garçons de futurs mâles virils qui sauront perpétuer l’espèce et exercer la domination propre à leur sexe. [19]». Notons toutefois que cette éducation ne prend pas toujours sa source à l’école, et que la valorisation de la virilité prend un visage un peu différent selon le milieu où elle s’exprime :

L’habitus viril ne prend pas la même forme à la ville et à la campagne, et il diffère plus encore selon la classe sociale où l’écart entre l’ouvrier et le bourgeois est indéniable. La force physique est plus valorisée dans la France rurale et chez les travailleurs tandis que la bourgeoisie vante les mérites de la « virilité intellectuelle ». Les premiers entretiennent une masculinité plus violente, plus grossière, faite de chansons grivoises, d’alcool, de querelles et de rites initiatiques brutaux. Les bourgeois, eux, méprisent cette virilité agressive et réclament au contraire un certain flegme, une civilisation des instincts grandissant l’homme qui se refuse au débordement de violence et aux coups d’éclat. Ainsi, les petits garçons sont encouragés à montrer de la bravoure, du courage, à se défendre en utilisant, si nécessaire, la force physique mais toujours dans un cadre bien délimité. Les enfants faisant preuve d’une masculinité trop précoce ou d’une violence de brute suscitent la méfiance. Il convient de ne pas préparer trop hâtivement la jeunesse à la virilité.

Les formes que prend l’éducation du jeune homme pourraient ainsi en dire long sur cette figure de virilité naissante, et gagneraient à être observées, elles aussi, d’un point de vue littéraire, étant donné leur importance dans la transmission du modèle viril évoqué précédemment. Il nous semble aussi nécessaire de souligner à nouveau l’importance de la sexualité dans le passage du jeune garçon à l’état d’homme, puisque c’est souvent le premier contact avec la sexualité qui devient le rite de passage, lors de l’éducation du jeune homme, à la clef de la virilité recherchée : « L’apprentissage de la masculinité passe par une domination sexuelle [et violente] de l’autre […] », qu’il s’agisse des compères du jeune garçons en pensionnat, des jeunes filles aux morales plus libres des campagnes, ou bien des prostituées trouvées en bordel[20] ».

Pour quels avatars?

Ainsi se pose alors la question du jeune homme et de sa description dans les œuvres littéraires. Les jeunes hommes construits par les auteurs du XIXème siècle correspondent-ils aux normes établies et valorisées, ou en sont-ils plutôt les contrepoids? Ces normes nous semblent-elles incorporées par les œuvres, où sont-elles plutôt contournées, déviées et renversées dans les descriptions faites des jeunes garçons?

Si une seule figure virile devait se présenter à nos esprit dans l’observation du jeune homme au XIXème siècle, c’est bien celle du héros militaire, car la figure du soldat se veut l’un des modèles les plus éminents de la virilité pour les esprits de l’époque. Comme le souligne l’article « Viril » du Grand dictionnaire universel, l’étymologie même de ce mot prend sa source dans des racines rappelant le héros militaire, le guerrier fort et puissant: « ([…] de vir, homme, mot qui appartient sans doute à la même racine que le sanscrit vira, héros, guerrier, comme adjectif fort, puissant, d’où virya, viratâ, force, vigueur, héroïsme, vàira, prouesse, valeur, vârin, héros, etc.)[21] », accordant de ce fait une légitimité particulière à la virilité du soldat. Or, la nouvelle « Le Rideau cramoisi », tiré du recueil Les Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly, nous offre une vision inusitée de cette figure idolâtrée du jeune homme soldat par le personnage du vicomte de Brassard. En effet, le narrateur rencontre dans cette nouvelle le vicomte, une vieille connaissance, lors d’un voyage en diligence abruptement interrompu par un accident impliquant une roue de la voiture, obligeant ainsi le convoi à s’arrêter dans une petite ville, sous une fenêtre singulière. Celle-ci est effectivement reconnue par le vicomte comme la scène d’une horrifiante histoire de jeunesse, élément central de la nouvelle. Le vicomte, alors qu’il était un jeune grenadier, avait séjourné dans la maison abritant cette sombre fenêtre, et y avait connu une jeune fille, Alberte, qui mourut alors qu’ils s’adonnaient à des ébats interdits et secrets. Notons d’ailleurs que le vicomte, alors qu’il s’apprête à relater son souvenir de jeunesse, indique au narrateur un ordre de priorité qu’il accorde à ses souvenirs et qui témoigne des trois rites de passage les plus importants chez le soldat viril : « Mais il est des choses qu’on oublie point. […] J’en connais trois : le premier uniforme qu’on a mis, la première bataille où l’on a donné, et la première femme qu’on a eue.[22] », montrant bien le rapport intrinsèque du soldat avec la virilité telle qu’elle se déploie dans l’imaginaire du XIXème siècle. Toutefois, le narrateur nous donne à lire, avant d’arriver à ce récit de jeunesse horrifiant, une description fortement intéressante de son partenaire de voyage, présenté comme un dandy « absolu », qui relègue bon nombre des qualités viriles soulignées plus tôt dans notre analyse.

Dès les premières lignes peignant le portrait du vicomte, où le narrateur présente son compatriote de voyage comme un homme d’un certain âge, c’est par un commentaire sur la vigueur sexuelle de ce dernier que s’énonce la description, montrant de ce fait l’importance de la sexualité masculine dans les esprits de l’époque. En effet, le narrateur passe d’une description de la scène où leur voiture, tirée par « quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coup de fouet du postillon [23]», s’élance sur le chemin, à un commentaire métaphorique sur le postillon « […] – du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au départ! [24]». Cette image n’est pas anodine, et sert directement à désigner l’impuissance supposée du vicomte, résultat de son vieil âge : « Le vicomte de Brassard était à cet instant de l’existence où l’on ne fait plus guère claquer le sien…[25] ». Ainsi, c’est la vieillesse qui rend le vicomte impuissant et dès lors, qui éloigne ce personnage de l’idéal viril comme il se présente au XIXème siècle. Or, le narrateur nous indique que cette impuissance physique n’enlève rien à la masculinité virile de ce personnage singulier, qui conserve une jeunesse indéniable par son caractère « héroïque » d’ancien soldat :

Mais c’est un de ces tempéraments dignes d’être Anglais (il a été élevé en Angleterre), qui blessés à mort, n’en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu’ils vivent. […] Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l’est pas moins en face de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d’une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question, comme à Waterloo! [26]

En effet, bien que le vicomte soit un vieil homme, au moment où son histoire nous est donnée à lire, il est d’emblée peint comme un homme se donnant des prétentions de jeunesse adulées par le narrateur, et dès lors, apparaît comme une riche figure de la jeunesse masculine au XIXème siècle. Un commentaire du narrateur concernant la « beauté » du vicomte résume d’autant plus  l’importance de la figure du jeune militaire dans les pensées du XIXème siècle : « Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu’à personne, car il n’y a pas de jeunesse sans la beauté, et l’armée, c’est la jeunesse de la France! [27] ». Ainsi, ce « vieux beau » qui nous est présenté porte toutes les qualifications nécessaires à l’observation de la virilité chez le jeune homme, du corps à l’esprit, malgré son âge avancé et son impuissance à faire « claquer son fouet » :

Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de « beau », que le monde a faite, rien du frivole, du mince et de l’exigu qu’il y met, car vous n’auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy, moi qui ai vu Brummel devenir fou, et d’Orsay mourir![28]

La notion de « dandy », centrale chez le personnage du vicomte, devra ainsi nous préoccuper tout particulièrement elle aussi puisque, comme le rapporte Daniel Salvatore Schiffer, « [l]a réunion de l’âme et du corps [est] l’idéal premier du dandysme […] [29]», autant qu’elle l’est pour la virilité; le dandy se rapproche donc du modèle viril par excellence et demande, par le fait même, à être observé lui aussi comme un avatar singulier du jeune homme en littérature.

Ce sont ensuite la bravoure et l’aptitude soldatesque du vicomte de Brassard qui sont soulignées comme des valeurs primordiales chez le jeune homme viril, et qui sont reconnues autant par les jeunes hommes du régiment du vicomte que par le narrateur dans la nouvelle :

Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du premier Empire. J’ai ouï dire, bien des fois, à ses camarades de régiment, qu’il se distinguait par une bravoure à la Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, – et avec une tête très carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas -- il aurait pu, en très peu de temps, s’élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire […][30]

Ainsi, si sa bravoure se rapproche de celle des idoles militaires de l’époque, son tempérament convient lui aussi aux prescriptions viriles; une tête « carrée » et « froide » correspond effectivement à l’autocontention masculine par excellence dans les esprits de l’époque. Or, si ce tempérament convient parfaitement à l’idéal viril, l’auteur souligne toutefois que l’appel du champ de bataille, dans le battement du tambour, bouleverse chez le vicomte cette régulation de soi; or, on voit bien ici que si le vicomte déroge aux normes de l’esprit viril, c’est dans le combat et dans la monstration de la force, donc encore une fois sous des pôles essentiellement prônées par la virilité. De plus, son caractère dominant (et, de ce fait, foncièrement viril), associé par le narrateur à son origine, le rapproche aussi des grands conquérants reconnus de l’époque : « Il était, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis… [31]». Toutefois, ici, c’est bien la conquête amoureuse qui domine la description, donnant ainsi à voir l’importance des relations avec le sexe opposé pour le jeune homme viril. Notons aussi que l’une de ces conquêtes, établie dans le personnage de la marquise de V… dans le récit, conserve du vicomte, dans un bracelet, l’une des marques par excellence de sa virilité : « Du moins, à cette époque, la marquise de V…, qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps… [32]» Le vicomte de Brassard conserve dès lors une virilité passant par la sexualité dans ses conquêtes passées, malgré son impuissance au moment où nous est contée son histoire de jeunesse, qui prend ici un aspect « diabolique » dans la jeunesse éternelle présentée par la rousseur de sa pilosité.

Or, le vicomte est aussi présenté comme un soldat ayant un « mépris insouciant de la discipline », ce qui lui accorde une bravoure supplémentaire, dans le non-respect des lois et du refus de la domination d’autrui sur sa personne, aux yeux de ses compatriotes :

Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l’avait porté partout. Excepté en campagne, où l’officier se retrouvait tout entier, il ne s’était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l’avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pour aller s’amuser dans une ville voisine et n’y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l’aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d’avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l’adoraient. Il était excellent pour eux. [33]

Toutefois, si l’indiscipline, surtout au sein de l’institution militaire, nous paraît en opposition avec les prescriptions de la virilité patriotique de l’époque, elle convient à l’esprit de rébellion du dandy, tel que le présentait Barbey d’Aurevilly dans Du Dandysme et de George Brummell :

Ainsi, une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères […] est-il de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. […] C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi, quelquefois contre nature […] Le Dandysme […] se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant; il s’en réclame quand il y échappe; il la domine et en est dominé tour à tour […]. Pour ce jeu, il faut avoir à son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l’opale, en se réunissant[34]

Ce statut paradoxal du dandy, entre rébellion et soumission, correspond encore une fois aux normes strictement codifiées du modèle viril, entre insubordination face à la domination et soumission aux institutions. Ainsi, si la rébellion du dandy est parfois « contre nature », on peut comprendre qu’elle s’établit selon des modalités contraires à la masculinité patriotique du soldat de l’époque, mais qu’elle demeure virile en soi puisqu’elle nécessite une force de caractère non négligeable. Comme le souligne le narrateur en deux endroits, c’est le dandysme du vicomte qui lui coûte une position militaire plus importante, qu’il aurait autrement facilement obtenue, vu ses qualités viriles: « C’était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S’il l’eût été moins, il serait certainement devenu maréchal de France[35] » ou encore, « […] il aurait pu, en très peu de temps, s’élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire, mais le dandysme!... Si vous combinez le dandysme avec les qualités qui font l’officier : le sentiment de la discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l’officier dans la combinaison et s’il ne saute pas comme une poudrière! [36]». D’ailleurs, dans ce passage où est décrit la bravoure et l’insubordination du vicomte, un autre élément de virilité est énoncé selon des critères qui rappellent la définition même du dandy : alors que le narrateur nous indique la tendance du vicomte à encourager ses soldats au duel, forme de démonstration virile toujours populaire au XIXème siècle, malgré sa codification sévère[37], c’est bien le mode d’expression du dandy, en tant qu’ « esthétique de la singularité et de la négation [qui fait du dandy, par fonction] un oppositionnel [38]», qui semble se présenter : « Il les poussait peut-être un peu trop au duel, mais il prétendait que c’était là le meilleur moyen qu’il connût de développer en eux l’esprit militaire [39]». Ainsi, le dandy qu’est le vicomte de Brassard « ne se maintient que dans le défi[40]» et dès lors, selon un mode d’existence fondamentalement viril, malgré l’opposition que produit le dandysme avec l’idéal viril du soldat imbriqué dans la loi miliaire.

Cependant, il faut déjà noter que ce soldat possède aussi des qualités autrement associées à la femme, soit une coquetterie qui dépasse le simple respect militaire requis pour l’amour de l’uniforme, énoncée une première fois en rapport avec la notion de duel pourtant fondamentalement virile :

 “Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n’ai point de décorations à leur donner quand ils se battent bravement entre eux; mais les décorations dont je suis le grand-maître (il était très riche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l’ordonnance s’y oppose.“ Aussi, la compagnie qu’il commandait effaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà. C’est ainsi qu’il exaltait à outrance la personnalité du soldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l’une par le ton qu’elle prend, l’autre par l’envie qu’elle excite. On comprendra, après cela, que les autres compagnies fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là, et battu encore pour n’en pas sortir.[41]

Ici, l’uniforme militaire ne suffit plus en lui-même pour exalter la personnalité du vicomte et de ses soldats et les démarquer au sein d’un groupe militaire autrement déjà reconnu. Il leur faut les accessoires et la coquetterie, gagnés par un acte viril, certes, mais tout de même perçus comme des ajouts, pour faire de leur garnison la plus réputée de toutes. D’ailleurs, si l’article « Coquet,te » du Grand Dictionnaire indique bien qu’un homme puisse aussi être coquet, cet adjectif est principalement réservé aux femmes : « Personne préoccupée du désir de plaire, et qui emploie force moyens pour y parvenir; se dit surtout d’une femme qui cherche avidement les hommages des hommes, tout en évitant avec soin de s’en attacher aucun […][42] » Or, c’est encore le dandysme qui est à la clef de cette coquetterie en quelque sorte virilisée. Comme le disaient Patrick Favardin et Laurent Bouëxière, à propos de Barbey lui-même : « Il hait l’uniformité du vêtement qui devient la règle chez les hommes et qui est le symbole d’une perte de liberté individuelle qui le révolte au plus haut point [43]». Ainsi, c’est parce que le vicomte est avant tout dandy, avant d’être un militaire, que son amour du vêtement triomphe sur celui de l’institution en soi, car le dandy ne peut se complaire dans l’uniformité du groupe. Or, c’est selon un rapport au monde qui répugne le féminin que Barbey d’Aurevilly définissait cette démarcation singulière du dandy face au monde : « Être commun comme tout le monde est le principe équivalent pour les hommes aux principes dont on bourre la tête des jeunes filles : sois considéré, il le faut.[44] ». De la même façon, l’habillement du dandy apparaît comme une esthétisation nécessaire à l’affirmation d’une jeunesse invincible et éternelle chez l’homme :

Ainsi, pour le dandy, le vêtement est-il beaucoup plus qu’une parure. C’est aussi, et peut-être surtout, un artifice destiné à lui cacher la réalité mortelle de la condition humaine. […] « L’habit s’interpose entre nous et le néant. Regardez votre corps dans un miroir : vous comprendrez que vous êtes mortels; promenez vos doigts entre sur vos côtes […], et vous verrez combien vous êtes prêts du tombeau. C’est parce que nous sommes vêtus que nous nous flattons d’immortalité : comment peut-on mourir quand on porte une cravate? […] [45]

Si les dandys cherchent à s’éloigner de la mort, extrême limite du vieillissement, par leur tenue vestimentaire, ils nous paraissent nécessairement près d’une virilité idéale qui refuse elle aussi la marque du temps. Dès lors, le dandysme, bien qu’il passe, entre autres choses, par l’habillement et la coquetterie, ne fait tout de même pas de l’homme un être féminisé, puisque la tenue vestimentaire sert à signifier un statut au sein du monde, un mode d’existence singulier et fondé sur des principes qui nous apparaissent avant toute chose comme des principes virils, plutôt que sur un simple penchant pour la mode.

Toutefois, c’est étrangement comme une femme que le vicomte brille lors de sa carrière militaire, aux dires du narrateur : « [I]l s’en était allé à l’émeute comme s’il s’en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de soie [46]», et « il n’avait pas été atteint, malgré la largeur d’une poitrine dont il était peut-être un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur […] »[47]. De la même façon, le vicomte relatera ses premiers émois connus dans le port de l’uniforme, selon un penchant vers la féminité : « J’étais comme ces femmes, qui n’en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu’elle n’attendent personne. Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon sabre […] »[48]. Ces images étonnantes, chez un personnage présenté comme l’avatar indéniable de la virilité par le narrateur, ne sont toutefois pas si étonnantes que cela lorsqu’on observe ce jeune homme selon son dandysme notoire :

Que le dandysme soit une « métaphysique des apparences », comme l’observe Jean Baudrillard, voilà qui ne fait plus guère de doute. En cela, la femme devient souvent une sorte de modèle pour le dandy, fût-ce de manière paradoxale au vu de ce qui apparaît parfois comme une inconcevable misogynie de sa part. […] Rien de surprenant si, à partir de semblables conceptions de la femme et du maquillage, le dandy, dont l’une des occupations favorites est ce jeu supérieur avec les apparences, développe en lui quelque chose, sinon d’effeminé, du moins de féminin, à l’image de l’éphèbe de l’Antiquité![49]

Ainsi, la part féminine du dandy, qui se traduit chez le vicomte par une description souvent associée au modèle féminin, s’explique donc par ce rapport antique avec la rencontre de l’autre, connue par les éphèbes dans le travestissement, lors du rite de passage servant à faire transiter ces jeunes hommes au statut de citoyens à part entière dans la cité. [À suivre]

Dans le récit à suivre des ébats du vicomte avec Alberte, une inversion de la virilité se produit d’autant plus entre les deux personnages, car la jeune fille apparaît à de nombreuses reprises selon des caractéristiques masculines, contrairement au vicomte, qui se sent « [h]onteux pourtant d’être moins homme que cette fille hardie [50]» : « cette main [d’Alberte], un peu grande, et forte comme celle d’un jeune garçon, qui s’était fermée sur la mienne. »; ou encore « […] cette femme, si sûre d’elle-même qu’on pouvait croire qu’au lieu de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de muscles que moi […] »[51]. Ainsi, le rite de passage que devient cette première expérimentation de la sexualité chez le vicomte correspond en tout point avec le rite de passage connus par les éphèbes de l’Antiquité, et permettrait ainsi de comprendre comment un personnage, perçu par les lecteurs comme un être féminisé, peut aussi être peint comme un homme éminemment viril par le narrateur. Notons d’ailleurs que l’inversion connue par le vicomte est d’autant plus désamorcée par ce narrateur, qui rapproche la virilité d’Alberte à celle encore plus grande du militaire, consacrant de ce fait la supériorité virile du soldat, quel qu’il soit, sur la femme : « Ah! – fis-je- on n’est pas plus brave à la tranchée. Elle était digne d’être la maîtresse d’un soldat! [52]». Ainsi, malgré une féminité exacerbée dans le récit de ses ébats de jeunesse avec une Alberte « masculinisée », le vicomte semble devenir la figure virile par excellence pour le narrateur dans son état de soldat dandy. Peut-être faut-il ici noter le rôle du discours dans cette description, où la majeure partie des évènements du passé du vicomte ont été racontés au narrateur, et auraient donc pu être exagérés dans le cadre de la causerie. Le narrateur lui-même pourrait alors conserver logiquement sa vision « virile » du vicomte, étant donné le fondement douteux de certains éléments soulignés. En effet, lorsque le narrateur prend plaisir à revoir la figure du vicomte, c’est une description de son corps entièrement composée sous l’enseigne de la virilité qui nous est donnée à lire :

Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l’armure de François Ier et s’y mouvoir avec autant d’aisance que dans son svelte frac-bleu d’officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés des jeunes gens d’à présent. Ce soleil couchant d’une élégance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bien pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent maintenant à l’horizon! Beau de la beauté de l’empereur Nicolas, qu’il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux, par un mystère d’organisation ou de toilette… impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d’un coloris animé et mâle. Sous un front de la plus haute noblesse, - un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d’une femme, - et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet, avait rendu vaste et fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l’arcade sourcilière, deux yeux étincelants, d’un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux saphirs taillés en pointe! Ces yeux-là ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pénétraient. […] Le capitaine de Brassard parlait lentement, d’une voix vibrante qu’on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. […] Il avait ce qu’on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F…, cette jolie veuve […][53]

Torse impérial, barbe perpétuellement noire, front noble et bombé qui le rend plus fier encore, regard perçant et voix de commandant, n’est-ce pas là une description qui rend compte des qualités viriles sur tous les plans du point de vue du corps? Il en est de même pour la caractérisation morale du soldat, qui, malgré la peur causée par le souvenir d’Alberte, se voit reprendre le contrôle de ses émotions : « Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et le plus majestueux des dandys, lesquels – vous le savez ! – méprisent toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, comme ce niais de Goethe, que l’étonnement puisse jamais être une position honorable pour l’esprit humain [54]». De la même façon, c’est sa « masculinité » qui lui permettra de réfléchir à une issue au problème de la mort d’Alberte : «Je me dis qu’il fallait avoir du sang-froid… que j’étais un homme après tout… que j’étais militaire. [55]». Jusque dans son apprentissage de la sexualité, le vicomte semble se conformer au type viril de l’époque, car le milieu vénal reconnu de cet apprentissage est souligné avec clarté par le personnage dans son récit, alors qu’il aborde son savoir sur la femme : « Ce que j’en savais, je l’avais vulgairement appris, là où les élèves de Saint-Cyr l’apprennent les jours de sortie… [56] ». De plus, malgré quelques écarts du personnage du vicomte de Brassard au modèle viril idéal, le narrateur ne manque pas de souligner les autres qualités « mâles » retrouvées chez ce personnage, notamment dans la manière dont se guérit prétendument le soldat d’une balle reçue en pleine poitrine et d’un bras cassé, lors de sa brillante carrière militaire : « C’est plus de quinze ans après que je l’avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout le temps qu’avait duré la fièvre de sa blessure, qu’il ne s’était sauvé d’une mort certaine qu’en buvant du vin de Bordeaux[57]». Encore une fois, l’insubordination face au discours du médecin semble valorisée par le narrateur dans son portrait viril du vicomte. Or, malgré l’amour du vin normalement jugé comme « habituel» chez l’homme viril du XIXème siècle, on voit bien que le vicomte est toutefois mené par des excès; c’est un paragraphe entier qui est dédié aux habitudes de beuverie du vicomte dans la nouvelle. Ce paragraphe se clôt d’ailleurs sur une autre qualité virile, soit la vigueur sexuelle portée à son extrême et néfaste limite chez le jeune homme dans le temps de sa jeunesse: « Moi qui voudrait bien vous faire comprendre le genre d’homme qu’il était, dans l’intérêt de l’histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à la fois, à ce bon braguard du XIXème siècle […][58] ». Ce discours, qui rappelle l’idée préconçue d’un « videment » de l’esprit et d’un avilissement de la virilité dans l’abus des jouissances, pourrait alors être la réponse à la féminité exacerbée dans la description faite du vicomte, que son rapport au dandysme ne peut expliquer à lui seul.

Le vicomte de Brassard correspond donc par le physique, l’esprit et l’éducation au modèle de virilité du XIXème siècle, mais ne peut échapper à de légers écarts (dans son penchant vers la féminité et son amoralité) par rapport à l’idéal véhiculé dans le discours social. De plus, son statut de dandy lui confère une virilité déjà divergente en elle-même du modèle prescrit, ce qui indique déjà une impossible correspondance parfaite avec modèle viril pour ce personnage pourtant peint comme une idole de la virilité. Il n’est pas le seul à transmettre un portrait paradoxal du jeune homme viril dans la littérature, et c’est sur ces figures ambivalentes qu’il faudrait continuer de se pencher dans l’avenir, car même les avatars littéraires les plus typiques de la virilité ne sont pas aptes à porter sur leurs épaules le lourd et complexe étendard de la virilité dans son entière prescription. J’ouvre ainsi la question sur ce corpus si large et que je ne peux seule retracer, où un échantillonnage des figures de la jeunesse masculine bénéficierait grandement d’une attention particulière. De la même façon, il serait intéressant d’observer si le modèle viril du XIXème siècle retracé brièvement ici ne trouverait pas, encore aujourd’hui, et peut-être dans les œuvres de demain, des échos significatifs, notamment dans les valeurs attendues d’un jeune homme viril (courage, force, etc.) et, au contraire, dans celles qui ont été évincées avec le temps.

 

Bibliographie

MM. Adelon, Alard, Alibert,[dir.] [et al.] Le Dictionnaire des sciences médicales, Paris, C.L.F. Pancoucke, 1822.Georges Pélissier, Le mouvement littéraire au XIXème siècle, Paris, Hachette, 1898.

Jules Barbey d'Aurevilly, Du dandysme et de George Brummel, Paris, Plein Chant, 1989 [1845], 212p.

Jules Barbey d'Aurevilly,"Le Rideau cramoisi", Les Diaboliques, Paris, Garnier, 1963 [1874], 340p.

Marion Caudebec, Trouble dans le genre masculin et dans sa sexualité chez les personnages d’Émile Zola, Toulouse, Université Toulouse II- Jean-Jaurès, Le Mirail, 2015.

Patrick Favardin et Laurent Bouëxière, Le dandysme, Lyon, La manufacture, 1988, 270p.

Pierre Larousse, Le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, Tome 15, 1867-1877.

Daniel Salvatore Schiffer, Manifeste dandy, Paris, François Bourin, 2012, 207p.

Anne-Marie Sohn, « Sois un homme! » :La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2009.


[1] Georges Pélissier, Le mouvement littéraire au XIXème siècle, Paris, Hachette, 1898, p.267, nous soulignons.

[2] Pierre Larousse, Le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, Tome 15, p. 1106.

[3] Anne-Marie Sohn, « Sois un homme! » :La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2009, p.9.

[4] Cette citation est rappelée par Marion Caudebec dans son mémoire Trouble dans le genre masculin et dans sa sexualité chez les personnages d’Émile Zola, Toulouse, Université Toulouse II- Jean-Jaurès, Le Mirail, 2015, p.11.

[5] Ibid., p.89.

[6] Voir les articles « Viril » dans MM. Adelon, Alard, Alibert,[dir.] [et al.] Le Dictionnaire des sciences médicales, Paris, C.L.F. Pancoucke, 1822, pp. 170-171 et « Virilité » dans Le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, op.cit., p.1106.

[7] Dictionnaire des sciences médicales, op.cit., p.175.

[8] Marion Caudebec, op.cit., p.89.

[9] Pierre Larousse, op.cit. p.1106.

[10] Dictionnaire des sciences médicales, op.cit., p.170.

[11] Ibid.

[12] Pierre Larousse, op. cit., p.1106.

[13] Marion Caudebec, op.cit., p.89.

[14] Pierre Larousse,op.cit. p.1106.

[15] Dictionnaire des sciences médicales, op.cit., p.170.

[16] Marion Caudebec, op.cit., p.90.

[17] Dictionnaire des sciences médicales, op.cit., p.174.

[18] Ibid. p.171-172.

[19] Marion Caudebec, op.cit., p.93.

[20] À ce sujet, voir le chapitre IV, Partie B. du mémoire de Marion Caudebec, op.cit., p.97.

[21] Grand dictionnaire universel, op.cit.

[22] Jules Barbey d’Aurevilly, « Le Rideau cramoisi » dans Les Diaboliques, Paris, Garnier,1963 [1874], p.25.

[23] Ibid., p.11.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid., p.12.

[27] Ibid., p.14

[28] Ibid., p.13.

[29] Daniel Salvatore Schiffer, Manifeste dandy, Paris, François Bourin éditeur, 2012, p.67.

[30] Ibid., p.13.

[31] Ibid., p.14.

[32] Ibid., p.13, nous soulignons.

[33] Ibid., pp.14-15.

[34] J. Barbey d’Aurevilly, cité par Salvatore Schiffer, op.cit., p.24.

[35] J. Barbey d’Aurevilly, op.cit., p.13.

[36] Ibid., pp.13-14.

[37] Marion Caudebec, op.cit., p.97-98.

[38] Albert Camus, cité par Salvatore Schiffer, op.cit., p.20.

[39] J. Barbey d’Aurevilly, op.cit, p.15.

[40] Albert Camus, cité par Salvatore Schiffer, op.cit., p.20.

[41] Ibid.

[42] Pierre Larousse, op.cit., p.85, nous soulignons.

[43] Patrick Favardin et Laurent Bouëxière, Le dandysme, Lyon, La manufacture, 1988, p.104.

[44] J. Barbey d’Aurevilly, cité par Patrick Favardin et Laurent Bouëxière, op.cit., p.100-101.

[45] Daniel Salvatore Schiffer, op.cit., p.76.

[46] J. Barbey D’Aurevilly, op.cit., p.16.

[47] Ibid. , p.17.

[48] Ibid., p.31.

[49] Daniel Salvatore Schiffer, op.cit., p.151-152.

[50] Ibid., p.15.

[51]Ibid., p.18.

[52] Ibid., p.21.

[53] Ibid., pp.19-20.

[54]Ibid., p.25.

[55] Ibid., p.63.

[56] Ibid., p.33.

[57] Ibid., pp.17-18.

[58] Ibid., p.18.

 

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Commentaires

Portrait de Marion Caudebec

C’est très complet! 

J’ajoute une citation du « Rideau cramoisi » qui va dans le sens de ce que tu as dis sur l’inversion des genres :

« […] [Alberte] fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu’elle était venue. Je n’en tirai pas davantage… […] un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l’image se multipliait autour de moi […]. Son front néronien, sous ses cheveux bleus à force d’être noirs, qui […] ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n’y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d’être aussi impénétrable qu’elle […] »

On retrouve le motif du mystère féminin et l’imaginaire métaphorique qui l'entoure : lèvres entr’ouvertes, noirceur et profondeur des yeux et des cheveux, etc. On pense à l'image cauchemardesque du trou noir et béant que serait le sexe des femmes. Mais Alberte a aussi des éléments corporels érectiles (ses lèvres!). Et c’est ce qui ajoute de l’ambiguïté à la fin de cette citation : elle est impénétrable mais lui non! C’est donc avec justesse qu’il dit « Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens… ». C’est lui qui est pris selon la logique féminin=pénétrable=pris. 

Néanmoins, cette histoire restera une véritable blessure de guerre pour le jeune homme (et on retombe sur la métaphore guerrière amoureuse) : « [Le] souvenir cruel de l’histoire d’Alberte, […] [je] l’ai gardé comme une balle qu’on ne peut extraire… ». Un bon point donc pour la virilité.