Stall, Dinaïg. 2020. « Anima[L] : les formes marionnettiques comme outil de représentation et de subversion de l’animalité ». Zizanie, dossier « Rencontres interespèces et hybridations : l’animal et l’humain », sous la dir. de Fanie Demeule et Marion Gingras-Gagné, vol. 4, no. 1 (automne), p. 43-60. En ligne. https://www.zizanie.ca/vol-4-no-1-stall.html.
Spécialiste des questions de représentations féministes et des marionnettes contemporaines, Dinaïg Stall aborde les rapports entre la marionnette animale et le marionnettiste humain dans son article, plus particulièrement au théâtre contemporain. En plus d’établir les fondements éthiques des représentations de la marionnette animale, elle remet en question les raisons de l’utiliser sur scène. Si on considère l’humain dans une crise de la sensibilité, soit « une crise de connaissance et de style d’attention porté sur le vivant » (Morizot, Zhong, p. 88), il est important de se demander dans quelle mesure une réelle coprésence de l’humain et de la marionnette est possible dans un but de dépasser une donnée esthétique.
Alors qu’elle insiste sur l’intérêt pour la taxidermie au théâtre de marionnettes, Stall mentionne l’importance de faire ressentir certains affects aux spectateurs par l’usage de cette pratique, soit la mort, la dualité, l’inquiétant. Malgré cette richesse symbolique et esthétique, elle nous amène à nous questionner sur la pertinence d’utiliser la taxidermie, les ossements, les plumes au théâtre sans reconduire des représentations oppressives. En mentionnant que cette pratique est « mis[e] au service de démarches artistiques traitant de la mort, de la liminalité, du trouble, de l’Unheimlich » (Stall, p. 50), elle soulève l’idée de « mettre [l’autre plus qu’humain] au service » de l’humain dans un but de servir à l’art, ce qui démontre encore cette attention problématique de l’humain.
Cette intervention m’a beaucoup amené à repenser la place de l’effet dans les œuvres qui investissent les animaux et la nature. La taxidermie, utilisée pour faire ressentir un inconfort et une atmosphère étrange, sert trop souvent au décor ou à l’esthétique, plus pour combler un effet que dans une réelle coprésence. Dans son essai Étranges récits, étranges lectures, Rachel Bouvet dit que le fantastique est plutôt un effet fantastique et non un genre étant donné que l’ambiguïté, le doute, la peur sont au cœur de la démarche (Bouvet, p. 63). Cependant, peut-on faire fi des enjeux éthiques et des oppressions des corps morts utilisés dans ce but de créer un inconfort? Dans d’autres mots, dans quelle mesure le plus qu’humain devrait devenir un moyen pour servir à une démarche artistique, à une œuvre d’art malgré toutes les violences sous-entendues dans sa représentation? Il faut trouver une manière de dépasser l’effet, les symboliques de l’étrange, l’atmosphère pour adresser de front certains usages problématiques.
Cette nouvelle considération du plus qu’humain comme sujet dans la narration et non comme décor ou effet exemplifie encore comment notre comportement à son égard doit changer. Si la science peut permettre de combler nos manques de connaissances, les œuvres d’art devraient pouvoir dépasser l’enchantement pour développer une écoute active des sujets opprimés (Morizot, Zhong, p. 89). Toujours sur la taxidermie, Stall va mentionner l’aspect problématique de ces représentations qui impliquent encore une hiérarchisation et un contrôle sur l’animal. Dans ce sens, cette écoute active mentionnée plus haut pourrait servir à mieux détecter ces systèmes opprimants, ou du moins à les utiliser dans un but de les critiquer.
On peut se demander si la taxidermie est nécessaire quand la marionnette est déjà une figure étrange, soit une figure du seuil voguant ainsi « d’une rive à l’autre de l’inerte et du vivant » (Stall, p. 50) qui peut déjà, tout en créant l’étrangeté, susciter l’empathie. En effet, l’étrange est un bon espace pour montrer l’animal fragilisé par l’homme qui le place entre la vie et la mort. Sans porter seulement attention aux scènes de morts animales (Stall, p. 48), la marionnette animale peut aider à montrer le caractère vivant et sensible des animaux en reproduisant leurs mouvements, donc leur langage, pour susciter l’empathie chez les spectateurs. Dans le théâtre d’Ilka Schönbein, cette figure du seuil sert justement à montrer comment les femmes et les animaux, par des excroissances, deviennent des créatures hybrides, vivant tous deux les mêmes souffrances par les hommes. Cette façon de montrer la violence des corps dépasse l’effet étrange dans un but d’adresser cette mise en relation politique du corps humain et animal grâce à l’écoféminisme. Ici, l’étrangeté est utilisée pour souligner des violences communes et circulaires qui élèvent dans un même temps la femme et l’animal, qui leur donne un lieu de rencontre fécond. L’animal devient partie prenante de la narration et sort de cette conception « objectivante » de décor. Ce passage obligé par soi devient ici une façon de se rapprocher du plus qu’humain dans un but de réconciliation, mais aussi de revendication justement de cette manipulation que font les hommes des corps.
Dinaïg Stall prend le temps d’exemplifier comment il est possible d’utiliser les marionnettes animales dans un but de coprésence « loin de n’être qu’une donnée esthétique ou technique » (Stall, p. 44). Elle nomme ce qui peut entraver cette coprésence : l’anthropocentrisme, l’anthropomorphisme, l’ignorance. Surtout, elle nous ramène à un recentrement sur l’animal au théâtre qui pourrait nous amener à reconsidérer l’usage inutile de cadavres animaux, et donc à surpasser l’effet étrange qui devient un moyen artistique et technique au spectacle.
Bibliographie
Bouvet, Rachel. 2007. Étranges récits, étranges lectures : Essai sur le fantastique, Québec, PUQ.
Stall, Dinaïg. 2020. « Anima[L] : les formes marionnettiques comme outil de représentation et de subversion de l’animalité ». Zizanie, dossier « Rencontres interespèces et hybridations : l’animal et l’humain », sous la dir. de Fanie Demeule et Marion Gingras-Gagné, vol. 4, no. 1 (automne), p. 43-60. En ligne. https://www.zizanie.ca/vol-4-no-1-stall.html.
Zhong Mengual, E. et B. Morizot. 2018. « L’illisibilité du paysage: enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité ». Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, p. 87-96.
Commentaires
Les conséquences de dépasser l'effet?
Bonjour Mélina,
La problématique de la taxidermie, tel que tu la soulèves, semble en effet suggérer un rapport d’oppression du plus-qu’humain par l’humain. La taxidermie comme objet de décor semble en soi montrer cette dynamique, et, bien qu’il existe peut-être des exceptions, il me semble qu’à moins d’effectuer un travail considérable avec cette taxidermie de fond elle est condamnée à être une violence gratuite. Cela dit, même si ce travail est fait, j’ai l’impression que l’on tombe dans autre chose que ce décor « décoratif » qui cherche un effet de réalisme ou d’inquiétant auquel je crois que tu fais référence. Ainsi, je me demande à quel point l’animal représenté à travers une marionnette se voit émancipé des dynamiques d’oppressions. Je crois que cela rejoint la question d’un « ventriloquisme », soit un différent rapport d’oppression, mais peut-être cela nous dirige-t-il vers un rapport d’oppression tout de même?
Si je vais dans cette direction, c’est que l’exemple auquel tu réfères avec Ilka Schönbein semble situer la femme au sein d’une sorte de « male gaze » qui la rabaisse à un niveau inférieur occupé, évidemment au cœur de cette cosmologie, par l’animal. C’est du moins ainsi que je le comprends.
En sommes, je crois que tu relèves extrêmement bien les enjeux reliés à la taxidermie de décor, et tu vas d’ailleurs même plus loin en considérant la marionnette. S’il semble évident dans la manière dont tu déplies ces questions que le cadavre animal doit être évacué, ou du moins être évoqué de manière responsable, je crois qu’il serait très intéressant de préciser les modalités dans lesquels tu verrais l’animal représenté par la marionnette se déployer.
Merci pour ton texte,
Youssef
Motifs et effets
Si l’approche écoféministe me semble tout à fait appropriée en ce qui concerne les enjeux de la représentation des corps, particulièrement en lien avec le caractère éthique, je crois qu’il peut être intéressant de s’attarder également à l’écopsychologie :
Ecopsychology explores connections between this ecological crisis and the spiritual or psychological crises resulting from our increasing experience of separation from the more-than-human world. Ecopsychology looks for the roots of environmental problems in human psychology and society and for the roots of some personal and social problems in our dysfunctional relationship to the natural world (Scull, 2008, p. 68.)
L'ajout d’une telle approche à la réflexion permettrait de s’interroger sur les motivations des artistes à utiliser des êtres taxidermisés ainsi que sur la réception au sein du public. Pourquoi, comme tu le soulèves si bien, encore utiliser des animaux taxidermisés alors que de nombreuses autres possibilités sont désormais accessibles?
Comme l’anthropocentrisme, l’anthropomorphisme et l’ignorance peuvent entraver la coprésence, et donc mener à un usage non-justifié d’animaux taxidermisés, il me semble pertinent d’investiguer la façon dont sont reconduits les systèmes oppressants dans le théâtre contemporain. Comment la relation entre les humains et la nature, plus largement le non-humain, s’est-elle construite? Comment s’est-elle ensuite manifestée en dramaturgie? Est-il possible que « l’échelle des êtres » d’Aristote, un système de classification taxonomique, par exemple, ait encore des conséquences sur la représentation du non-humain au théâtre? Ce sont évidemment des questions qui dépassent le texte, mais qui me semblent pertinentes pour véritablement saisir les enjeux de la représentation. D’ailleurs, cela fait écho à la pertinence de se regarder soi-même pour comprendre l’Autre et ce qu’il subit comme l’a souligné Maryse Goudreau lors de la conférence-discussion. Ainsi, ces questions permettent possiblement d’établir les limites de l’utilisation des êtres taxidermisés. À quel point, comme on peut le lire dans l’entrée, est-il nécessaire de représenter pour dénoncer? C’est là, peut-être, que devient plus pertinent l’attention portée à la réception.
RÉFÉRENCE
Scull, John (2008), « Ecopsychology: Where does it fit in psychology in 2009 », The Trumpeter, vol. 24, no3, p. 68-85.