Nutshimit et le jeune homme innu dans Kuessipan de Naomi Fontaine
Travail en cours
Ces dernières années, une nouvelle génération d’écrivaines innues dont Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine font leur place dans l’espace public. Il est pertinent de noter que la littérature innue, encore jeune, est portée par des femmes. Certaines vont toutefois donner voix aux hommes à travers leur écriture. C’est le cas de Naomi Fontaine une jeune auteure née dans la communauté innue de Uashat, et qui après l’avoir quittée quelques années pour Québec, y revient et enseigne au secondaire. Elle se consacre à l’écriture d’un blogue et elle publie son premier roman Kuessipan en 2011. Ce dernier sera l’objet de notre réflexion. En quatre parties sous forme de fragments, le quotidien d’une réserve amérindienne est présenté au lecteur. Le passé conserve une place importante, mais l’écriture se trouve à être davantage axée vers des enjeux contemporains. Dès le début du roman, la narratrice avertit son lecteur : « Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale[1] ». Elle admet déjà qu’elle va embellir certains détails et en omettre d’autres. Certes, la violence est montrée, mais de façon détournée afin de partager une certaine forme d’espoir. Le silence est un thème qui se retrouve littéralement partout dans le roman de Fontaine. La narratrice semble l’utiliser pour témoigner de l’indicible. Dès le départ, elle confie qu’elle a du mal à dévoiler les problèmes que peut impliquer la vie en réserve, pourtant elle le fait quand même. Le silence lui permet d’une certaine manière de raconter les événements, sans pour autant tout dire. En d’autres mots, nous dirons qu’il rend possible l’acte de parole. Par cet acte de parole, elle donne voix aux hommes de la communauté et c’est à ceux-ci que nous voulons nous intéresser.
Kuessipan dresse le portrait d’hommes perdus, entre autres parce qu’ils n’ont pas toujours de modèles masculins. D’ailleurs, dans une entrevue accordée à Chantal Guy, Fontaine mentionne que : « les pères sont trop souvent absents[2] ». La narratrice parle pour eux, elle donne une certaine voix à ceux qui sont réduits au silence et qui ne peuvent pas partager leur état. Daniel Chartier dans son article « La réception critique des littératures autochtones. Kuessipan de Naomi Fontaine » remarque la place de l’homme dans l’œuvre de Fontaine. Il montre que l’auteure parle: « des difficultés de la redéfinition du rôle de l'homme dans la société. Sédentarisés, les hommes innus trouvent à grand peine une identité et une utilité dans la vie de la réserve[3] ». À plusieurs moments dans le roman on sent que l’homme est désemparé quant au nouveau mode de vie. Il faut quand même souligner que non seulement l’identité des hommes est fragmentée, mais celle de toute la communauté semble l’être quant aux enjeux de la vie quotidienne sur la réserve. David Lebreton dans Rites de virilité à l’adolescence parle de cet état où le jeune homme se sent désemparé :
Un garçon mal dans sa peau, et dans une éventuelle situation de précarité, a tendance à s’agripper à des modèles de virilité qu’il caricature à son insu. En afficher les signes extérieurs en les renchérissant, trouver des cibles susceptibles d’être méprisées ou dominées, s’imposent parfois à lui pour se prouver que son existence vaut, malgré tout, quelque chose. Il a l’impression d’ « être quelqu’un » dans son quartier ou sa rue. Il projette son corps contre le monde, il se débat dans sa quête de limites, il force un chemin de sens dans son existence en affrontant symboliquement ou réellement la mort : jeux dangereux, ivresse, vitesse sur la route en deux roues ou en voiture, suicide, délinquance, violence physique, mépris des femmes, etc.[4]
C’est justement ce jeune homme qui veut être quelqu’un, qui veut trouver un sens à sa vie qui est montré dans Kuessipan. Les jeunes hommes dont Fontaine nous dresse le portrait abordent cette quête de limites. Notamment, un des adolescents approche de la mort en abusant de l’alcool et des drogues. La narratrice parle que dès l’âge de 12 ans, le jeune homme a commencé à avoir des black-out d’alcool, puis de drogue : « De la drogue pour les pauvres. Des nuits qui durent des semaines. Il n’y avait pas de limite. Il n’y en avait jamais eu[5] ». À vingt ans, seulement, le jeune homme se retrouve à l’hôpital. Son foie est détruit et il doit partir se faire soigner en ville : « Au bout de cette sale voie, il te restait encore de l’espoir. Partir. […] Comme tous les autres, tu as rêvé toi aussi de devenir pompier. De construire une maison. De tomber amoureux. […] Tu ne rêvais pas d’être le meilleur, tu voulais simplement être parmi les bons. Est-ce que quelqu’un t’a déjà dit que tu étais beau?[6] » Ne sachant trop que faire dans la réserve, en l’absence de modèles, les adolescents semblent se tourner vers les limites, vers l’abus afin de se sentir en vie peut-être ou, du moins, d’essayer de trouver un sens à leur quotidien. En fait, le manque de transmission relié à la perte de la culture a pour conséquence cet état de monde insensé ressenti par les jeunes hommes. Toutefois, une certaine forme d’espoir semble résider dans la communion avec la nature.
En effet, les hommes représentés par Fontaine sont perdus dans le mode de vie quotidien qui leur est imposé par les réserves. Chartier souligne que : « l’oisiveté, le rapetissement de la communauté sociale à l'espace restreint de la réserve, le manque de transmission du savoir traditionnel, conduisent les hommes à l'inaction et au désespoir[7] ». Dans un des fragments de Kuessipan, la narratrice parle d’un homme qui ne sait que faire: « Il voudrait faire plus que d’attendre un chèque le premier du mois […] Mais il ignore ce qu’il pourrait faire. Il paraît que les hommes partaient à la chasse autrefois[8] ». Elle montre que dû au manque de transmission de la culture, les hommes ne savent plus quoi faire aujourd’hui. L’utilisation du verbe « paraître » (dans le sens d’une incertitude) prouve justement que la tradition n’a pas été transmise. Ils savent ce que les autres faisaient dans le passé, mais personne ne leur a appris, donc, ils restent là passivement, dans l’attente, ne sachant trop quoi faire. Par contre, un espoir semble possible afin de se retrouver : il s’agit du retour à l’intérieur des terres et par le fait même au silence qui en émane.
Commençons par mentionner que le peuple innu entretient une relation très étroite avec le territoire. Comme le souligne Katharyna Jechsmayr: « l’imaginaire et les principes du peuple innu tiennent un lien avec la nature et le territoire[9] ». En effet, le peuple s'étant lié fortement avec son environnement, les caractéristiques de sa culture vont par le fait même être liées au territoire. La culture innue est très près de la nature et cette dernière est liée au silence, c’est pourquoi nous pensons que cette relation aiderait un individu à se retrouver. Sylvain Briens, dans son article « Les émotions du silence » consacré aux haïkus, parle de l’émotion ressentie quand un individu perd le lien qu’il entretenait avec le territoire : c’est-à-dire qu’il deviendrait troublé, agité[10]. Il mentionne également que le silence est une émotion à part entière qui peut être introspective, autant que géographique. Donc, quand une personne perd la relation avec son territoire, avec sa culture, elle semble être poussée à retourner vers ce Nord et, par le fait même, vers ce silence. Le philosophe Charles Taylor parle de « crise d’identité » lorsqu’un individu perd l’identification à laquelle il accorde le plus d’importance[11]. Lorsque ce cadre est manquant, l’identité d’une personne peut être troublée. En effet, lors d’un changement de territoire, d’une perte de culture ou autre, un individu peut se sentir grandement affecté dans sa propre définition. D’ailleurs, dans ce contexte de littérature autochtone, il est intéressant de mentionner la définition de « nuna » (valant plus ou moins pour « terre ») faite par Louis-Edmond Hamelin dans un entretien accordé à Jean Désy. Il commence par souligner que pour les non-Autochtones, la terre n’est pas en eux, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent : en prendre soin, la vendre ou même la polluer[12]. Pour les autochtones : « on ne parle pas d’une chose qui serait à l’extérieur de soi. « Nuna » est un terme d’identité[13] ». C’est une notion dont il est possible de rendre compte dans le roman de Fontaine. En effet, un des jeunes hommes décide de remonter dans l’intérieur des terres : « Le jeune homme veut entendre ce que la terre de ses ancêtres a à lui dire. Il prend le train, ce matin[14] ». Quelques fragments plus loin, on comprend pourquoi il part en train :
Lui, il quitte pour continuer à exister. Longtemps, il a remis ce voyage, celui qu’il jurait en long et en large, qu’il ferait un jour à ses amis plus éméchés que lui. Pas plus tard que la semaine passée, seul dans sa nouvelle maison presque pas construite, il a cessé de croire. Les nuits qui ne se terminent pas, les illusions sur lesquelles on se bâtit. Les caisses et les caisses de vingt-quatre qu’on engloutit et cette poudre blanche qui colle aux parois d’un cœur faible, un battement qui se crève à vouloir rire une fois encore de l’existence, de l’inexactitude, de l’incohérence. Cette nuit-là, il a juré tout haut qu’il prendrait le train pour Nutshimit[15].
Dans ce fragment, le jeune homme quitte la communauté, il monte dans le Nord pour essayer de retrouver qui il est, puisque la communauté rompt de plus en plus avec les traditions des ancêtres. Dans la réserve, ces acquis, ces connaissances, se perdent et renouer avec la nature et le silence, par le fait même, semble être l’idéal pour retrouver la paix intérieure.
Si Naomi Fontaine dresse le portrait de la vie quotidienne sur la réserve, la voix qu’elle donne aux hommes ou plutôt la voix qu’elle prend pour les hommes retient l’attention. Loin de vouloir présenter seulement les côtés difficiles de la réserve, elle veut faire voir la beauté, et c’est ce qu’elle mentionne dès le départ. Dans une entrevue avec Isabelle Huberman pour la revue Littoral, elle mentionne que : « la beauté existe même dans la souffrance[16] ». C’est ce qu’elle confirme avec Kuessipan.
Bibliographie
Briens, Sylvain, « Les émotions du silence », Littoral, n.11, 2016, p. 21-26.
Chartier, Daniel, «La réception critique des littératures autochtones. Kuessipan de Naomi Fontaine », dans À la carte. Le roman québécois (2010-2015), sous la dir. de Dupuis, Gilles et Ertler, Klaus-Dieter. Frankfurt am Main (Allemagne), Peter Lang, 2017, p. 167-184.
Désy, Jean et Daniel Chartier, La nordicité du Québec, entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 141 p.
Fontaine, Naomi, Kuessipan, Québec, Mémoire d’encrier, 2011, 113 p.
Huberman Isabella, « Garder nos yeux dans l’espoir, Entrevue avec Naomi Fontaine », Littoral, n. 10, 2015, p. 79-82.
Le Breton, David, Rites de virilités à l’adolescence, Belgique, Yapaka.be, 2015, 54 p.
Taylor, Charles, Les sources du moi, Québec, Boréal Compact, 2003, 712 p.
[1] Naomi Fontaine, Kuessipan, Québec, Mémoire d’encrier, 2011, p. 11.
[2] Daniel Chartier, «La réception critique des littératures autochtones. Kuessipan de Naomi Fontaine », dans À la carte. Le roman québécois (2010-2015), sous la dir. de Dupuis, Gilles et Ertler, Klaus-Dieter. Frankfurt am Main (Allemagne), Peter Lang, 2017, p. 177.
[3] Ibid., p. 177.
[4] David Le Breton, Rites de virilités à l’adolescence, Belgique, Yapaka.be, 2015, p. 8.
[5] Kuessipan, op. cit., p. 32.
[6] Ibid.
[7] Chartier, op. cit., p. 177.
[8] Kuessipan, op. cit., p. 60.
[9] Katharina Jechsmeyr, « La représentation du territoire dans la littérature innue d’expression francophone », maîtrise en philosophie, Université Karl-Franzens de Graz, 2015, p. 70.
[10] Sylvain Briens, « Les émotions du silence », Littoral, n.11, 2016, p. 21.
[11] Charles Taylor, Les sources du moi, Québec, Boréal Compact, 2003, p. 46.
[12] Jean Désy et Daniel Chartier, La nordicité du Québec, entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, p. 60.
[13] Ibid., p. 60.
[14] Kuessipan, op. cit., p. 66.
[15] Ibid., p. 97.
[16] Isabella Huberman, op. cit., p. 81.
Ajouter un commentaire