OBSERVATOIRE DE L'IMAGINAIRE CONTEMPORAIN
Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques
Les sciences sociales et en particulier l'anthropologie ont longtemps considéré les moyens dont elles disposent comme suffisants et adéquats pour décrire et traduire les mondes qu'elles exposent. Ces moyens, dans la plus pure tradition, sont l'écriture scientifique et les appareils conceptuels. Or, dans l'acte d'écriture, en passant du monde de l'expérience à celui de sa formalisation par le texte, la plupart des chercheurs ressentent, à un moment ou à un autre, que «quelque chose se perd». Ce «quelque chose» est, entre autres, la partie sensible de cette expérience et sa dimension relationnelle. L'une et l'autre, bien que faisant partie des piliers nécessaires à toute démarche de connaissance, sont soit négligées, soit restituées dans des récits littéraires souvent talentueux, soit encore livrées brutes dans la publication tardive d’un journal d’enquête. Ils sont considérés comme une part sinon maudite, du moins marginale, de l'activité de recherche. Ils sont en quelque sorte l’à côté des récits, que l’on conserve trop fréquemment pour plus tard. Au XXe siècle des auteurs ont flirté avec la littérature sans pour autant se trouver dans le camp des voyageurs ethnographes du XVIIIe siècle, auteurs dont la scientificité fut controversée. Le courant de l’anthropologie visuelle a aussi à sa façon contribué à fournir des réponses à ceux qui voulaient réconcilier la sensorialité de l’expérience et la scientificité de sa restitution.
Aujourd’hui, la collaboration de plus en plus étroite entre anthropologues et artistes modifie la nature des débats et pratiques. Cette collaboration favorise des mises en situation avec des publics et avec des participants qui engagent pleinement les uns et les autres. La médiation culturelle et les approches participatives des méthodes qualitatives sont au cœur de ces expériences dont les frontières disciplinaires sont floues. La préoccupation des créateurs, qu’ils soient ou non reconnus comme artistes, est souvent tournée vers les sujets de la narration, c’est-à-dire ceux et celles dont on prétend traduire et représenter les expériences. Les artistes abordent alors des thématiques familières aux anthropologues et autres spécialistes des sciences sociales; et ces derniers, de leur côté, puisent aux disciplines artistiques. Le théâtre, les arts visuels, la littérature, la vidéo, la performance, pour ne citer que ces exemples, entrent sur la scène anthropologique et viennent remettre en question la façon dont ces disciplines extériorisent trop souvent leur objet. Les artistes finissent par se préoccuper du «monde réel», des conditions politiques et sociales de la création et aussi de ceux qui ne peuvent se réduire à n'être que des publics. Les scientifiques s’interrogent sur le statut des participants à leurs travaux qui ne peuvent pas non plus être réduits à n'être que des objets de l’observation ethnographique. Alors que des expériences de ce type se multiplient du côté des Amériques on les retrouve aussi du côté européen.
Les journées d’étude organisées en 2018 à Québec et à Paris sur la rencontre des écritures ethnographiques et artistiques se sont saisies de toutes ces questions émergentes. Il s'agissait d’ouvrir un dialogue entre des auteurs en sciences sociales comme en anthropologie et des artistes sensibles à ces disciples, certains invités cumulant les rôles. Ce dialogue s’est appuyé sur des préoccupations, des propositions de travail et des expériences récentes conduites par les uns et les autres à partir du large thème des altérités et des mises en scène du divers. Il ne s'agissait pas de faire une «anthropologie de l'art», mais de se demander: que peut l'art pour l'anthropologie aujourd’hui et que peut l'anthropologie pour l'art? Comment l’art et l’anthropologie croisent-ils la question des altérités, des diversités, par des propositions inspirantes et innovantes, ou comment pourraient-ils le faire? L’anthropologie fut, en raison de sa tradition imposante au sujet des approches participatives et de la part expériencielle reconnue de ses méthodes, une source d’inspiration lors de ces échanges dont l’esprit fut toutefois résolument interdisciplinaire.
Ce numéro spécial des Cahiers Remix a permis aux artistes chercheurs et aux chercheurs artistes participants de ces journées d’ouvrir leurs carnets: notes de terrain, dessins et croquis, enregistrements audio ou vidéo, photographie, récit littéraire. Nous nous sommes intéressés au carnet dans tous ses états, comme élément central de la fabrique ethnographique et artistique. Un peu comme l’artiste Alechinsky écrit ses notes marginales dans ses tableaux, ou comme l’anthropologue Taussig dessine des observations ethnographiques dans son calepin, chacun consigne ce qu’il ne veut pas perdre. A travers ces pages pleines de vie, de tâtonnements aussi, se donne ainsi à voir la réalité sensible du travail ethnographique et artistique.
Dans cette perspective, des communications plus ou moins classiques ont alterné et résonné avec d’autres, prenant la forme d’un langage poétique, théâtral, performatif, cinématographique, sonore. Il s’agissait bel et bien de journées d’études expérimentales.
Kartowski-Aïach, Miléna
Polyphonie des possibles. Une ethnographie sonore des sans-voixLeros, à la pointe du Dodécanèse, aux confins de la Grèce, face à la Turquie. La terre insulaire, îlot rocheux brûlé par le soleil, où la mer turquoise vient s’arracher aux abîmes côtiers, crie sourdement. Elle est une limite, une frontière, là d’où l’on ne revient pas. Dans la psyché collective son nom fait frémir, associé à la folie, l’enfermement et la mort (Guattari). L’île de Leros souffre en silence et la terre est irradiée du mal qui ne cesse de la contaminer. |
Pruneau, Jérôme
Art et anthropologie en dialogue: une résonnance réciproque pour comprendre le réelLe dogme universitaire et son corollaire de l’écriture scientifique m’ont amené à m’éloigner d’un format académique pour me concentrer sur des projets anthropo-sensoriels de recherche-co-création. C’est le cas de l’exposition sur l’habitat traditionnel guadeloupéen que j’ai pu réaliser avec un artiste et dans laquelle nous avons pu explorer d’autres voies pour exprimer un contenu ethnographique différemment. |
Derlon, Brigitte
Jeudy-Ballini, Monique
Quand l’art contemporain propose et que l’anthropologie dispose... L’appropriation à l’œuvreDepuis les années 1970-1980, des rapprochements entre l’art et l’ethnographie ont conduit les artistes à s’inspirer de méthodes ou de thèmes anthropologiques, et les ethnologues à collaborer à des projets artistiques ou à puiser dans la dimension sensible de l’art pour inventer de nouveaux modes de restitution des données. On se proposera plutôt d’explorer ici la capacité de l’art à alimenter un questionnement anthropologique: celui sur les processus transculturels d’appropriation. Exemple sera pris de trois artistes français dont les œuvres intègrent des artefacts non occidentaux. |
Lamoureux, Ève
L'interrelation entre l'art et la recherche: les coulisses d’un parcours d’enquêteJe m’interroge, dans cet article, sur ma propre expérience de recherche et sur les dispositifs qui favorisent la mise en scène du divers, notamment la partie sensible de l’expérience et sa dimension relationnelle. Pour ce faire, il me semble essentiel de réfléchir aux dispositifs de recherche eux-mêmes, puisqu’avant de décrire et traduire des mondes, il faut les appréhender et les comprendre. Je ne propose ici aucun cadre normatif; j’expose certains choix qui sont les miens et tente d’en dégager les enjeux. |
Uhl, Magali
Cultures vernaculaires et «survivances». Réflexivité et agentivité dans deux installations vidéos entre art et anthropologie (C. Henrot et S. Hiller)Fruit de débordements et de rencontres souvent impensés, les rapports entre l’art et l’anthropologie sont aujourd’hui interrogés aussi bien par l’actualité d’une discipline universitaire qui a dû s’adapter au redéploiement de son champ de compétence, qui de contextuelle (les territoires, les sociétés) est devenue davantage conceptuelle (un regard, une posture épistémique) et ancrée dans la globalisation (Appadurai, 1996; Augé, 1994), que par la transformation du périmètre artistique lui-même qui épouse de plus en plus les contours du social en s’appropriant ses problèmes et ses questions (Lamoureux et Uhl, 2015). |
Mons, Alain
Regards renversants en arts contemporains. L’indiscipline anthropologiqueL’étude des sciences humaines et sociales renvoie à la question du regard. Nous parlons de l’acte de regarder le monde dans ses processus mentaux et physiques, et aussi métaphysiques. Dans une démarche anthropologique il s’agit d’apprécier, de signifier, des mondes qui sont exposés, prenant des formes conceptualisées, descriptives, narratives. L’écriture est inextricablement reliée au regard sur les environnements naturels et culturels. |