Le prestige


Premiers moments en Haïti, crevés après une journée de vol, et la chaleur qui nous frappe dès les premiers instants, la chemise qui colle au dos, les jeans trop lourds. Les vêtements étaient ceux enfilés au sortir du lit au Québec, ils étaient parfaits pour l’avion et le transit, le choc est important une fois sortis du terminal. Nous montons dans une navette. Au loin, des montagnes d’un brun pâle, des bougainvilliers en fleurs.
Les tap-taps croisés sur la route attirent les regards. Je sors mon appareil.
La navette monte une côte et sa suspension nous répète: prête, pas prête, prête, pas prête, prête, prête.
À l’hôtel, après les formalités, c’est immédiatement l’heure du prestige. C’est bon, le prestige. Cela redonne le moral. Louise, et Élise, et Pierre, et Robert, et Rachel peuvent le confirmer.

Haïti voici Québec

C’est un moment extrêmement émouvant que j’attends depuis longtemps: pouvoir réunir dans un même lieu ces deux cultures qui m’ont façonné. Je dirais, pour faire vite, que si Haïti reste pour l’écrivain que je suis l’émotion originelle, le Québec est devenu l’action décisive. En un mot : je suis né en Haïti, mais je suis devenu écrivain au Québec. En accompagnant ces écrivains québécois à Port-au-Prince, j’ai l’impression que ma vie n’est pas totalement une fiction. Car je remarque toujours des visages sceptiques quand je parle d’Haïti au Québec, ou quand je parle du Québec en Haïti. Vous voilà aujourd’hui l’un en face de l’autre. Québec, voici Haïti dont je vous parlais depuis si longtemps. Haïti, voici Québec où je vis depuis si longtemps. Il faut entendre le Québec littéraire : celui des écrivains, des éditeurs, et des institutions dynamiques qui soutiennent sa charpente culturelle. Ce n’est pas rien dans un pays où, comme Haïti, la culture occupe un large espace dans la formation de l’identité. J’imagine que les lecteurs et les écrivains de Port-au-Prince ou d’ailleurs, tous ces jeunes étudiants affamés de l’autre, comme je l’étais à leur âge, se demandent ce que nous sommes venus faire ici. Simplement vous rencontrer et vous dire que nous som- mes les deux seules nations qui parlent français en Amérique. Nous sommes venus aussi parce que les Haïtiens se sont installés au Québec depuis plus de soixante ans et qu’il nous tardait de vous rencontrer chez vous. Nous sommes venus aussi parce que les paysages et l’histoire de ce continent où nous som- mes arrivés tous les deux, il y a quelques siècles, dans des conditions certes différentes, nous habitent si fortement que cela facilitera, j’espère, cette première rencontre.

Dany Laferrière, extrait de la brochure Les rencontres québécoise en Haïti. 1er au 8 mai 2013, quebecedition.qc.ca

 

La littérature québécoise en bref

Française et américaine, nordique mais métissée d’apports méridionaux (Haïti, bassin méditerranéen, entres autres), enracinée et voyageuse, dynamique et fragile à la fois, la littérature québécoise est un défi aux probabilités et aux définitions simples. Après la cession de la Nouvelle-France à la couronne britannique en 1763, la survie d’un petit peuple de langue française sur un continent nord-américain dominé par l’anglais semblait improbable: écrire au Québec aura longtemps été un acte de résistance ou de diversion, une façon de traverser l’hiver de la survivance. Rurale et catholique mais tentée par l’exotisme, ce n’est qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale que cette littérature trouve son véritable essor, son réalisme et sa modernité. L’imaginaire se libère, les glaces se brisent, heurtant de plein fouet le sentiment d’un trop long mutisme et d’une infériorité collective. L’âge de toutes les paroles viendra, en même temps que s’affirme économiquement et politiquement le Québec, État fédéré à l’intérieur du Canada. Littérature et conscience nationale sont liées, mais l’échec du mouvement indépendantiste en 1980 fait surgir d’autres enjeux : on creuse les états d’âme de l’individu contemporain, on réinvente la vie de couple et la famille, on entend la voix forte des femmes, on accueille les « écritures migrantes » qui disent la mouvance des identités. Singulière par sa situation, la littérature québécoise est plus que jamais plurielle par ses thèmes et ses tonalités : intimiste ou violente, grave ou ludique, entre les lieux du pays et le vaste monde, entre Montréal et sa minorité anglaise, le vieux Québec et les régions, jusqu’à la côte nord des amérindiens innus. De ses limites, elle a fait une force, unique dans la francophonie mondiale. D’une langue forcément vulnérable et souvent ressentie comme pauvre, elle a fait une richesse et une arme. Pourtant, ébranlée par les mutations technologiques des dernières décennies, inquiète d’un pays toujours incertain, elle ignore quel avenir lui réserve le 21e siècle.

Pierre Nepveu, extrait de la brochure Les rencontres québécoise en Haïti. 1er au 8 mai 2013, quebecedition.qc.ca

Pour les dix ans de Mémoire d’encrier

QUÉBEC VOICI HAÏTI

Je test suis partagé entre deux îles, Québec et Haïti. Entre deux métiers, auteur,
éditeur. Deux ordres géographiques, le chaud et le froid. Deux langues,
le créole et le joual. Je voudrais m’éviter cet arrachement à cette douce
schizophrénie. Je suis un être divisé, mais enrichi. Enrichi d’être à la fois d’ici
et d’ailleurs. D’être ce paradoxe ambulant dans les rues de Montréal avec
l’odeur des fruits tropicaux et des phrases créoles. C’est le destin des êtres,
paraît-il, de vivre l’expérience troublante de la confusion des éléments et
des paysages. Il doit y avoir une éthique de l’ambiguïté. Comment vivre
avec ces mémoires et tracés, avec ces îles et autres territoires qui interpellent et qui sont tous étranges et étrangers à leur manière. En rassemblant les
continents. En abattant les frontières. Je lis d’une même voix Gaston Miron
et Davertige, Jacques Roumain et Gabrielle Roy, Louise Dupré et Marie
Chauvet, Jacques Stephen Alexis et Anne Hébert. Je suis citoyen de deux îles. Pour exister, au-delà de la rhétorique de la diversité, il m’a fallu repousser la mer et amener les écrivains du Québec en Haïti pour leur dire voici mon peuple créole. Ils ont la poésie dans les yeux. Ils ont le cœur à la fête, et ils ont appris à rêver au lever du jour. Camarades d’Amérique, vos papiers! Aujourd’hui, pour les dix ans de Mémoire d’encrier, maison d’édition que j’ai fondée à Montréal pour faire circuler librement les rumeurs du monde, et pour aménager les passerelles entre les imaginaires, je suis heureux d’être en Haïti. Car nous sommes ensemble au bout du petit matin, dans la fraternité du poème, le combat pour un autre soleil. Camarades du Québec voici Haïti, terre de mon enfance, terre de mes doutes et espérances, tant qu’il est vrai qu’«aucun peuple n’est plus petit que son poème».

Rodney Saint-Éloi, extrait de la brochure Les rencontres québécoise en Haïti. 1er au 8 mai 2013, quebecedition.qc.ca