(Crédits photo: Marc-André Dupaul)
Entre-t-on simplement dans Hochelaga par la porte papillon du métro Préfontaine?
Sur une butte choisie, près de l'édicule. Je suis du regard les mouvements fous des passants qui s'éloignent jusqu'à les perdre de vue. Ils migrent, d'un endroit à l'autre, circulation pressée, en direction de.
Je voudrais attraper leurs courtes tangentes dans ma vie avec un filet à papillons. Comprendre ces battements de pieds qui les agitent. Saisir le but de leurs trajectoires dans ce parc aux milles sentiers dont aucun n'est droit.
Je voudrais les inviter dans le ventre sec de la pataugeoire à ma gauche pour un pique-nique en plein ciment, direct dans l'creux. On parlerait du goût du lunch et de la sécheresse autour. Celle qui rend aride le terrain de croquet et qui fait sécher la peinture sur les murs de l'édifice condamné.
Et peut-être effleurerait-on d'une simple phrase le fleuve invisible.
Je voudrais étendre mon bras vers le skate park. Attraper ce garçon solitaire qui défie l'équilibre sur la demi-lune et le tenir en apesanteur une minute de plus pour lui donner un aperçu des vertus de l'espace et du rêve.
Je voudrais échanger avec les deux faux Columbos en trench-coat beige qui pique-niquent côte à côte sur les estrades du terrain de baseball. Rien ne bouge devant eux, sauf la porte grande ouverte qui grince en se balançant sur ses gonds.
Je voudrais fixer tenir attraper mais tout frétille autour pour mieux repartir les gens quittent et passent dans l'espace remplacés par d'autres et d'autres visages s'amoncellent dans ma mémoire les gens les pieds les jambes effluves qui m'arrivent odeur de pain qui dore vidanges entassées parfum d'une jolie femme et puis disparues évanouies
comment saisir?
Le grand vent se lève dans la grisaille de la pataugeoire vide. Dans chacun de ses souffles, il fait voltiger une facture jaune et blanche. Le papier s'agite au-dessus du sol, frétille entre les clôtures, se pose quelques secondes, puis reprend sa danse dans l'air.
Je m'approche. M'accote sur un des sept bancs vides et sales qui contemplent la scène en silence. Désire cueillir le papier fou, en faire quelque chose.
*
Ruelle Winnipeg : des photos de l'autodrome sur la remise. Le coin des boys.
Lieu oublié : une plante avec des feuilles en forme de nénuphar. Je rêve à des grenouilles de ruelle qui croassent quand la nuit vient.
Ruelle Drouin : quatre chaises en plastique penchées sur la table défraîchie pour que l'eau s'égoutte en cas de pluie.
*
Le vent dans les voiles du quartier ou les cordes à linge extraordinaires.
Ruelle Winnipeg. J'aperçois la plus haute exposition textile d'entre toutes. Un col roulé gris affronte seul les limites de la stratosphère du quartier. Il touche pratiquement l'église Nativité-de-la-Sainte-Vierge. Saint-Suaire d'Hochelaga aux prétentions de montgolfière? Ses manches courtes se fanent vers le bas, probablement fatiguées de lutter pour voler si haut. Au ras de la ruelle, des voix filtrent par les portes moustiquaires des appartements. Parlures rauques, traînantes, se racontant les petites gravités qui les maintiennent au sol. J'aimerais leur montrer le superbe de leur linge au vent.
*
Il y a un siège, un luxe confortable dans les toilettes de la piscine Pierre-Lorange. Un divan gris une place à trois mètres des cabines. Il fait face au miroir. Qui s'y assoit pour regarder sa réflexion au milieu des toilettes? De qui faut-il espérer l'arrivée dans les chiottes de la piscine? Pourquoi les gens ne se baignent-ils pas au lieu d'attendre?
*
L'autre jour, rue Hochelaga, une femme âgée portant un manteau turquoise vieilli m'a pointée du doigt en marmonnant quelque chose d'incompréhensible à sa dame de compagnie qui la soutenait pour la marche du jour. Nous nous sommes croisées sur le trottoir. En les dépassant j'ai entendu l'accompagnatrice lui répondre oui hein, a ressemble à votre fille! Je me demande combien de fausses filles elle a dans Hochelaga et si celle habillée en rouge faisant le guet au coin des rues Moreau et Ste-Catherine ou la plus zélée hélant les autos qui passent en face du square Dézéry partagent avec moi cette mère adoptive.
J'avance dans le Montréal chop suey le souffle court et les bras tendus pour tout cueillir, tout ouvrir. Une publicité de bière : soyez à la mauvaise place au bon moment. J'arrive au coin où tout le monde peut être Lucky comme le dépanneur s'ils veulent payer le prix. Un coin beige, gris, mort. Constructions fades. Peu de verdure. Boîtes aux lettres bouchées. Qui vit là?
Ohé, la Catherine! qu'ils crient de leurs autos. Ils n'habitent pas ici. Odeurs de levure. Noires nuits. Réservoirs d’ammoniaque à proximité. Ils n'habitent pas ici. C'est pas un quartier pour les enfants.
Ohé, la Catherine! Allez ouvre! Ouvre-toi Hochelaga la belle, l'aride, la fière, la courbée. Je pense aux fruits rouges du parc. À mon désir de voir en elle des canneberges de quartier. Je vois ces fausses filles abandonnées au macadam. Désire voir en elles autre chose que le Rouge Désir du coin. Allez ouvre, Hochelaga, ouvre.
Je voudrais marcher sur Moreau comme j'avance sur Villeray mais toujours la jambe soudaine d'une Catherine glissée entre deux bétons m’attrape par le plexus.
Jamais je n'ose regarder la propriétaire des jambes. Me concentre plutôt sur les structures oxydées du pont Jacques-Cartier au loin. Pense au fleuve invisible si près. Lis les annonces sur les poteaux. Appel à témoin, n'hésitez pas à soulager votre conscience (avis de recherche).
En tournant la tête pour esquiver la vue des autos qui démarrent dans un gras de moteur, je trouve un parapluie désaxé sur le trottoir. Il ne fonctionnait plus. On l'a laissé là
*
mais il y a aussi sur Moreau six petites fleurs mauves qui me touchent inexplicablement
*
Suivez cette femme immédiatement! De son balcon, elle est en train de quitter le quartier. Étendue sur une chaise longue, elle lit en robe de chambre, accompagnée de ses oiseaux en cage. Dans quel univers est-elle pour ne pas entendre les klaxons et sirènes de la circulation?
*
Chaque fleur ou arbuste a été planté par un(e) élève. Cet aménagement est un reflet de la beauté des enfants et représente l'école Baril comme un lieu d'épanouissement. D'aussi grandes ironies me donnent le frisson.
L'édifice beige est impossible à atteindre. Allez ouvre! Placardé, grillagé. Danger. Zone de démolition. Les appartements d'en face sont silencieux. De l'un des balcons du deuxième étage pend un tricycle rose inanimé. En diagonale, on annonce un spectacle de lutte tous les samedis soirs à 19 heures. L'impression d'être devant l'école Baril comme devant le spectre de la lutte tous les jours.
Les immeubles rouges autour du bâtiment désert comme un feu immense le long de la rue Drouin. La cour d'école est pleine d'amas. Terre, gravier, ciment, asphalte, déchets entassés. Amas de non-bruit. Des cris d'enfants absents qui ne résonnent pas contre les fondations de pierre du bâtiment, qui ne s'écorchent pas contre les autobus en fin d’après-midi. Pas de verdure, de ballon. Rien. Tout est mort, ici.
Pour les enfants du Laurier Palace, cherchez à l'école Baril. Ils se sont déplacés dans l'Est pour jouer tout le jour entre les limites de la vieille clôture barrée. Présences invisibles entre les anneaux de basketball sans filet et l'asphalte déconstruite. Se mouvant entre les émanations de l'air contaminé de l'établissement qui se mêlent au grand souffle du vent.
J'ai le souvenir jamais vécu d'une cage d'escalier remplie d'enfants empilés. Il se superpose comme une image récurrente à la vue du gouffre qu'est cette cour d'école vide.
*
yeux barricadés comme les fenêtres de l'école incapable de me débarrasser des enfants négligés qui s'amassent dans les coins de ma tête ne vois rien d'autre que ce four à vendre rue Bourbonnière qui me fait venir en tête l'odeur du brûlé
*
La friperie Renaissance est un vrai carnaval. C'est la fête. On y trompe l'ennui ou la tristesse en se demandant si ce chandelier en plastique à ornement de fleurs hawaïennes ne pourrait pas donner un peu de chaleur au cœur.
J'entre dans cet espace avec l'arrivée d'une petite jupe rouge à pois noirs dans mon champ de vision. Elle est sur le dernier support au fond, près de la section des pyjamas où reposent d'anciennes parures de lit sales et jaunies. En prenant la jupe dans mes mains, je me demande si les vêtements d'Hochelaga autour de moi portent encore la trace des corps du quartier et quelles étaient leurs aventures.
Il y a probablement ici une parure qui a servi pour un rendez-vous au Bar St-Vincent.
Je me dis que je suis devant ces vêtements comme une observatrice des voiles fanées du quartier. Quelle magnificence ce serait que de les accrocher toutes sur une immense corde à linge le long d'Ontario. On y cacherait les nids de poules. Le vent soufflerait fort, condition principale à la navigation des plus grands voiliers. .
*
Sur une porte, l’insigne suivante: Pas de circulaires. Que des lettres d'amour et des cartes postales. Je leur écrirai bonjour, je vous offre les perles du champ de bataille Ontario par la poste, les était fâchée cont' moé a brisé l'bycik à place, l'image de champs de lavande affichée dans la vitrine du magasin de tissus Hajaly comme un rêve où s'enfuir et les odeurs périodiques d'urine sur l'artère commerciale. Je leur dirai: je vous envoie une carte postale d’où vous êtes, savez-vous c'est pas très exotique, mais ça fait du bien de prendre une autre place, n'importe où, par exemple, sur le Saint-Siège en location au salon de coiffure Bérard et d'observer la vie passer sous un angle différent. Que même si Ô Shagg mon amour en grosses lettres sur le mur de briques près de la place Valois rappelle vaguement Hiroshima, il y aura toujours un May West dans un panier à bicyclette pour trouver l'admirable à l'en dessous1. Et, en post-scriptum, je leur offrirai les espaces vides à loué des Promenades Ontario comme un cadeau à remplir de poésie.
- 1. Jacques Brault. L'en dessous, l'admirable. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1975, 51 p.
Commentaires
Soumis par Marie-Eve Camirand (non vérifié) le sam, 03/14/2015 - 20:25 Permalien
Magnifique texte, très belle
Magnifique texte, très belle poésie dans l'écriture :)
Ajouter un commentaire