A l’occasion de la conférence Lift08 (vidéo), l’ethnologue australienne Genevieve Bell, chercheuse chez Intel, a fait une très intéressante communication sur nos pratiques du mensonge et du secret en ligne.
Tous menteurs
Sa recherche est partie d’une expérience personnelle : elle s’est
surprise un jour à donner une fausse date de naissance sur un site.
Intriguée, Genevieve Bell s’est alors intéressée aux données existantes
sur le mensonge numérique. Une étude de 2006 a montré par exemple que
45 % des Britanniques qui envoient des SMS mentent en précisant
l’endroit où ils se trouvent. Une étude récente évoquée longuement sur Scientific American
conclut qu’aucun participant aux sites de rencontres en ligne ne dit la
vérité : les hommes se donnent des centimètres supplémentaires, les
femmes des kilos en moins. Les hommes ont tendance à dire plus de
mensonges que les femmes (20 % de plus en moyenne) et ils ne mentent
pas sur les mêmes choses : les hommes plutôt sur leur travail ou leurs
occupations ; les femmes plutôt sur leur poids, leur âge, leur état
marital ou les courses qu’elles accomplissent. Nous disons en moyenne
entre 6 et 200 mensonges par jour, estiment certains chercheurs. 40 %
de nos mensonges seraient motivés par notre volonté de dissimuler un
“mauvais” comportement…
“Une fois en ligne, la vérité se désintègre : on ment sur ce que l’on est, où l’on est, ce que l’on fait, son âge et son poids, son statut marital, son niveau social et ses aspirations”. Pour l’anthropologue, il s’agit d’une profonde reconfiguration par rapport à nos idéaux personnels, à nos héritages culturels et à nos pratiques sociales issus de la religion, du droit ou de l’éducation, pour lesquels mentir est mal, répréhensible ou punissable.
Les fondements du mensonge et du secret
A l’inverse, la culture du secret, comme le suggèrent nos cultures
ancestrales, est aussi un moyen de conserver l’ordre établi, la
cohésion sociale. Le mensonge est nécessaire pour survivre dans notre
vie quotidienne, nous apprennent les psychologues comme Peter Steignitz
ou les anthropologues comme Volker Sommer. Certains estiment même que
le mensonge est une forme de jeu social. Dissimuler de l’information
est souvent un moyen de se protéger : mentir en ligne serait davantage
synonyme de plaisir et de jeu que de culpabilité, de honte ou de peur.
Reste que nos pratiques sociales façonnent des comportements prescrits
et proscrits, que nos pratiques en ligne reconsidèrent brutalement. Le
mensonge est alors un moyen de se protéger, de se sentir en sécurité et
de rester discret sur ce qu’on ne veut pas divulguer.
La question est de savoir si les nouvelles technologies facilitent les moyens que nous avons de mentir. Dans un univers où Google règne en maître, dans un univers qui affirme, d’une manière très nouvelle, que tout le savoir, toutes les informations doivent être accessibles à tous, tout le temps et en tous lieux, il faut bien trouver de nouvelles règles pour se protéger. Les nouvelles technologies essayent de faire leur place dans cette tension entre les normes culturelles et les pratiques, a expliqué la chercheuse. Force est de constater que le mouvement général n’est pas aussi clair qu’on pourrait le croire, estime-t-elle. D’un côté, certains de nos outils nous forcent à dire la vérité (géolocalisation…), d’autres favorisent au contraire nos mensonges (anonymat…). Avec les nouvelles technologies, les mensonges sur notre localisation, le contexte, nos intentions, notre identité sont toujours possibles. MySpace par exemple est censé interdire l’accès à sa plateforme aux moins de 13 ans… on constate donc un nombre anormalement élevé d’utilisateurs de 14 ans (et aussi de plus de 100 ans !).
Des outils pour nous permettre de continuer à mentir
En ligne, nos culpabilités, nos peurs, nos hontes sont largement
absentes. Or, des sites pour partager des secrets anonymement comme PostSecret (version française)
sont très populaires, aussi surprenant que cela puisse paraître. Les
sites sociaux élèvent au niveau d’un art l’affabulation sur nos
identités réelles ou imaginaires. En même temps les systèmes pour
tromper ceux qui pourraient nous tracer, les services d’alibi pour se
créer de fausses histoires, de faux rendez-vous, émergent également
(par exemple Alibila ou AlibiNetwork) . “Pour chaque nouvelle avancée de la transparence, il y a un service pour nous permettre de mentir sur cette avancée.”
“On peut se demander si ces sites en ligne suscitent ce genre de comportement, ou au contraire s’ils fleurissent parce qu’ils répondent à un désir de jeu, de plaisir et de déni de la réalité”, conclut Genevieve Bell. A l’évidence, les gens ne veulent pas tout dire, tout rendre accessible… Ces secrets et ces mensonges doivent nous éclairer sur les enjeux de la sécurité, de la vie privée, de l’intimité… Quelles implications cela doit-il avoir sur nos façons de concevoir des sites sociaux sachant qu’ils reposent, pour beaucoup, sur un socle d’affabulations ? Comment ce sujet doit-il s’inscrire dans des réflexions plus générales sur la sécurité nationale, la gestion du risque ou du danger ? Assurément, il y a là dans cette perspective une vraie piste pour mieux comprendre comment nos systèmes techniques doivent laisser une place à la maîtrise de l’utilisateur.
Genevieve Bell a conclu cette stimulante présentation d’une image éclairante, pour renverser et déstabiliser nos perspectives comme aime à le faire la chercheuse : celle d’un panneau de circulation qui indique aux automobilistes de ne pas suivre les indications délivrées par leurs systèmes GPS, car leurs plans comportent une erreur qui a provoqué de nombreux accidents (l’histoire racontée par la BBC pour ceux qui ne la connaissent pas). Il n’y a pas que nous qui mentons, les systèmes techniques en sont tout autant capables que nous.