La seconde fois

(Un billet de Gregory Chatonsky.)

 

J’avais proposé il y a quelques années une analyse serrée de la réalité virtuelle dans son articulation entre un discours idéologique, un conglomérat de technologies et une affectivité. Cette articulation que j’avais nommé l’enthousiasme conjuratoire en me réappropriant un concept élaboré par Jacques Derrida m’avait semblé un peu disparaître avec l’avénement d’Internet et avec la généralisation de la micro-informatique dans les foyers permettant de reléguer à l’arrière-plan le Luna Parka technologique. Avec bien sûr quelques réssurgences ici et là (avec les jeux vidéos par exemple) mais le caractère massif de ce mélange entre la fascination et la terreur autour de la question de la mimesis s’était comme évaporé.

Pourtant avec Second Life, l’enthousiasme conjuratoire se remet au goût du jour et ceci avec une certaine ironie, plus personne, si ce n’est quelques naïfs, y croyant encore. La presse américaine, un peu moins française, multiplie les discours sur SL. Les anciens spécialistes de la RV reniflent quelque chose qu’ils connaissent et sont remis en service. Le titre même de ce monde partagé nous rappelle le Deuxième monde de C+, sauf que là il ne s’agit pas du monde, il s’agit de la vie. Il faudrait réfléchir précisément à ce déplacement dans le contexte du web 2.0: ce que propose SL c’est d’utiliser les vies des internautes pour construire son monde, ce n’est pas comme auparavant d’offrir un monde aux internautes. L’élément de fascination s’est déplacé.

Si SL a un tel succès médiatique, alors qu’il n’est pas très différent d’Alpha World par exemple, c’est sans doute que l’idéologie technologique a repris espoir avec la seconde vague Internet. Il n’est pas ici question d’innovation technologique mais simplement d’un contexte économique qui permet ou non l’articulation des techniques et des matières et donc l’imaginaire (puisqu’il s’agit de cela) de se développer. Les technologies sont dans une relation de dépendance aux discours qui sont eux-mêmes le produit d’une économie qui elle-même est le fruit d’une spéculation langagière (je te fais croire à mes mots et tu me fournis des investissements pour réaliser mon langage et faire advenir la réalité économique que j’ai anticipé).

Le caractère médiatique de SL reprend les vieux arguments des années 80 et 90 sur la réalité virtuelle et réalise fantasmatiquement la promesse du cyberespace de Gibson: caractère fascinant d’une communauté numérique, effroi devant les risques des abîmes numériques, dénonciation de la coupure psychotique entre la vraie réalité et cette réalité de simulacres (www.getafirstlife.com/), etc. Autant de concepts qui plongent de lointaines racines dans notre tradition occidentale et dans la dénonciation de la représentation et de l’image.

Le fait que les médias eux-mêmes aient dénoncés le caractère factice de la surmédiatisation se laissant intoxiqués par le service de communication de SL (nombre d’habitants surestimés, gain financier imaginaire, etc.) ne doit pas nous cacher que c’est tout un discours déjà entendu qui se redéploye. SL est donc un Second Discours, un goût de déjà-vu (Matrix). Les technologies elles-mêmes se recyclent et l’innovation contemporaine n’est plus celle moderne, elle n’est pas un inanticipable, elle est une revenance.