Le site qui enterre le bon vieux cadavre exquis

(Source: Frédérique Roussel dans Écrans)

C’est un nouveau genre littéraire. Le Récit des 3 espaces ressemble à la trame d’un jeu vidéo ou à un scénario de science-fiction. Dans cet univers cohabitent, donc, trois espaces : Erel correspond au réel, Kiméria à la terre des rêves et Numer au monde des idées. Deux camps de voyageurs s’affrontent pour retrouver le Père de tous les récits, qui sait comment effacer les frontières entre les trois espaces. Les uns veulent préserver ces frontières, les autres veulent les supprimer. Il y a même une histoire de forces obscures, dans la plus pure tradition de Star Wars. Mais le déroulement de l’histoire et les héros ne sont jamais les mêmes.

De quoi s’agit-il ? En résumé, d’un récit en ligne constitué de morceaux de textes, qui peuvent se lire de manière désordonnée, façon puzzle. Le plaisir est censé naître de la lecture de chaque texte, et non pas de la lecture d’un parcours. Déjà, on frôle le mal de tête. C’est fait pour. Le cerveau contemporain se coltine une mutation multimédia et polymorphe et ce genre de création joue l’avant-garde.

Comment donc fonctionne ce nouvel objet officiellement lancé sur internet, le 15 mai, à la Cité des sciences ? Le lecteur qui pénètre dans cet univers peut entrer dans le texte par la recherche de mots, par thèmes, selon un mode aléatoire ou encore en suivant des itinéraires définis par les visiteurs précédents, ou en conservant ses propres cheminements (Internet a appris à faire avec et à apprécier l’historique, sorte de petits cailloux blancs qui garde en vue le point dont on est parti pour surfer). Petit à petit, l’internaute découvre cet univers fantastique en menant l’enquête au travers de documents imaginaires (des chroniques, des carnets personnels, des chants...). Evidemment, ce récit ne ressemble pas à ce que l’on connaît, enfermé dans le roman linéaire avec un début et une fin. Il s’apparente à un univers documentaire fictif, dans lequel tous les parcours de lecture sont possibles.

En conformité avec cette ère Internet dite « Web 2.0 » (participative), le lecteur peut écrire à son tour, selon certaines règles. Près de 1 400 textes sont d’ores et déjà en ligne, dont 1 000 rédigés par la chercheuse Carole Lipsyc, instigatrice de cette révolution littéraire. Pour rajouter sa patte, il faut d’abord respecter la bible narrative, qui décrit les éléments connus et intangibles sur les personnages, les thèmes et les lieux. Exemple : il faut compter avec Loulans, qui n’a jamais voulu apprendre à lire, à écrire ou à dessiner. Autre pilier incontournable, le Dottore Pi, né au XVIIIe siècle, qui voyage dans le temps et reçoit en son domaine des voyageurs qui viennent de toutes les époques pour se ressourcer. Sur Erel, l’espace de la vie quotidienne, les événements se déroulent essentiellement à Paris. En Kiméria, les habitants sont des chimères et la géographie y est mouvante...

Le projet n’est pas anecdotique, il a demandé six ans de développement technique, de conception et d’écriture. Deux ans de tests ont précédé son intronisation grand public, ainsi qu’une série de conférences ateliers avec des chercheurs de renom, comme le neurophysicien Hervé Chneiweiss, le biologiste Jacques Testart ou l’astrophysicien Roland Lehoucq. Le noeud de ces rencontres était de questionner l’impact des nouvelles technologies sur le réel. Le public était ensuite invité à apporter sa pierre écrite au Récit des 3 espaces.

Au-delà de l’innovation logicielle, ce site est présenté comme un nouveau genre littéraire : le récit variable. A même été fondée une association pour le promouvoir, l’Adreva, pour Association pour le développement des récits variables. On se croirait coincé entre deux pages de Queneau ou de Perec. Variable, comme le baromètre qui prévient de la couleur du temps ? Variable, « parce qu’il change avec chaque lecteur, à chaque lecture », explique Carole Lipsyc, chercheuse en sciences de l’information et de la communication au laboratoire Paragraphe de l’université Paris-8, pionnier dans les littératures numériques.

Dans la toute fraîche histoire de cohabitation entre la littérature et Internet (baptisée littérature informatique, numérique ou cyberlittérature), on avait déjà vu passer les hyperfictions (ensemble de textes reliés entre eux par des liens), le générateur aléatoire ou encore le récit interactif et petit cousin du cadavre exquis. Mais, même en cherchant bien, on n’avait pas encore entendu parler de récit variable. Pourtant, depuis plus de trente ans, des auteurs s’échinent à créer des oeuvres sur ordinateur, expérimentant parfois sur les traces de courants littéraires marginaux. « Ce qui fonctionne le plus aujourd’hui avec l’écran, c’est la poésie animée ou cinétique », estime Serge Bouchardon, chercheur à l’université de technologie de Compiègne, qui vient de coordonner un ouvrage sur la littérature numérique (1) et qui rappelle que le symposium E-poetry, dédié à la poésie numérique, se pose pour la première fois en France.

« Nous avons sept ans de chantier devant nous avec la collecte de toutes les contributions coopératives », affirme Carole Lipsyc, qui met en avant le rôle de l’apprentissage de lecture sur les nouveaux médias ­ une mallette pédagogique à destination des établissements scolaires est d’ailleurs disponible. Car le Récit des 3 espaces ne se contentera pas de croître et de se ramifier sur le web. Il est prévu d’exister aussi sur le téléphone mobile, le bon vieux livre papier... En janvier 2008, la petite Loula se retrouvera sur les murs du métro, du forum des Halles, dans les sms, sur l’affichage urbain. Comme dit Jean Clément en préface d’ Un laboratoire de littératures (1) : « En tranchant le lien qui depuis des siècles l’attachait à la page, la littérature en mouvement soumet l’oeuvre au temps de sa consommation, elle se "produit" dans un espace-temps qui n’est plus celui de la lecture mais celui du spectacle. »

http://www.3espaces.net/

(1) Un laboratoire de littératures, littérature numérique et Internet , éd. BPI 2007, coll. Etudes et recherches, 26 €.