Les savoirs d'Internet

(Source: Jean-Pierre Balpe dans HyperFiction)

L’information numérique présente, sur toute autre forme de codage de l’information, l’avantage d’être totalement détachée de l’objet qu’elle code et donc de pouvoir s’appliquer à n’importe quel aspect — représentable — de la réalité. Cette représentation peut ainsi être établie à partir des données physiques que peut fournir n’importe quel instrument de saisie physique ou à partir de modèles abstraits comme, par exemple, une description de texte.

Il y a dans cette caractéristique, pour moi, quelque chose de profondément poétique — au sens le plus littéraire du terme — car permettant de mettre en évidence l’information, l’expression dans tous ses états. En effet, la numérisation de l’information met sur le même niveau d’expression une image, un texte, une vidéo, un son, une musique et rend chacun de ses objets accessibles de façon multiples, donc avec des possibilités créatrices inouïes. J’avais commencé à parler de cela il y a près de dix ans dans mon premier article sur la toile (Action Poétique n°148) en comparant Internet et l’encyclopédie d’Aldovandri et en essayant de montrer comment l’utilisateur était placé dans une position de créativité expressive par les modalités même d’usage de l’information numérique (on appelle maintenant ce mécanisme cognitif la sérendipidité…). Aujourd’hui, bien sûr, c’est plutôt Wikipédia que j’aurais pris comme exemple car cette encyclopédie collaborative est plus encore une défense et illustration de mon propos.

Le monde numérique, qui est déjà en place et ne va aller qu’en accélérant l’exhaustivité de ses champs, peut-être ainsi considéré comme un biface: d’un côté de formidables possibilités d’inventivité et de reconfiguration dynamique des savoirs offerte à tout un chacun; d’un autre d’extraordinaires capacités d’exploitation, y compris commerciales, de ces possibilités. L’un étant évidemment toujours très proche de l’autre. Google est un excellent exemple de cela qui offre sans cesse gratuitement des outils novateurs tout en asseyant, par là même, sa puissance financière et ses tendances monopolistiques. Trois de ses produits récents sont de cette nature : ils donnent à ceux qui veulent les exploiter des ouvertures créatives passionnantes et, dans le même temps, construisent la rentabilité de Google. Il s’agit de Google Earth qui permet à tout un chacun de se déplacer dans le monde géographique réel comme s’il y était et d’attacher des éléments sur n’importe quel point du globe; de Google Adsense (https://www.google.com/adsense/) qui permet d’acheter n’importe quel mot de n’importe quelle langue du monde et donc de l’utiliser de toutes les façons que l’on veut, ces façons pouvant être strictement commerciales ou, au contraire, constituer autant de détournements créatifs car l’outil, en tant que tel, reste neutre sur ce plan; et des Alertes Google qui permet de recevoir chaque jour toutes les informations publiées dans Internet sur n’importe quel sujet. C’est ainsi que je reçois chaque jour, dans mon mail, tout ce qui est donné sur Internet à partir des termes «poésie, poesia, poetry».

Le résultat est intéressant qui va de l’annonce de la mort du grand poète Syrien Mohamed El Maghouth à un interview en anglais de la poétesse portugaise Adila Lopez en passant par un article dans l’Humanité. On mesure là toute l’énergie qu’il faudrait pour rassembler ces informations dans un monde non numérique. Ce qui est encore plus intéressant est ce que ce résultat permet d’imaginer, par exemple, pour une revue de poésie en ligne qui ne ferait qu’exploiter ces informations : une revue automatiquement et exhaustivement réactive à tout ce qui se passe dans son champ… J’avoue d’ailleurs être assez étonné qu’aucune ne le fasse encore…

Bien entendu, ces changements — que l’on peut considérer (dans la mesure où ils modifient la totalité de nos rapports à ce qui fonde nos savoirs, c’est-à-dire l’information) comme des changements de paradigme au sens de Thomas Samuel Kuhn — sont en train de remuer en profondeur l’univers de la culture. J’ai eu souvent l’occasion d’en parler ici et d’insister sur ce point.

D’une part le contrôle et la diffusion du savoir, parce qu’il ne nécessitent plus des outils complexes et du personnel nombreux, n’est plus l’apanage d’autorités institutionnalisées. Il est ainsi plus créatif, plus réactif, parfois moins contrôlé, mais la réactivité, le dynamisme et l’intrication des informations (ce que l’on appelle plus souvent l’hypertextualisation et qui constitue un outil de croisement puissant des informations), permettent de largement compenser cette faiblesse comme le montre encore Wikipédia. Un exemple parmi d’autres: le site — certainement d’amateur — Poèmes érotiques qui offre une anthologie très complète de la poésie érotique française du quinzième au vingtième siècle. Si je doute, par exemple, que le poème intitulé « Robin tout esperdu » soit authentique, je n’ai qu’à demander à Google et je tombe sur le site du Centre Supérieur d’études de la Renaissance (CNRS) qui l’authentifie; de même l’existence de Joachim Bernier, par exemple, est confirmée notamment par les sites Poésie française et par Wikipédia. Les possibilités de fraude sont donc possibles mais également faciles à contrôler: l’autorité, au sens classique, est donc répartie et diffuse. Ce site sur la poésie érotique présente ainsi un ensemble de documents très intéressants qui sans Internet auraient été difficilement accessibles et auquel je peux faire confiance. Je pourrais multiplier les exemples sur ce type d’approche… Ma tentative personnelle de contrôle et d’action— au travers d’un ensemble fictionnel complexe : Jean-Pierre BALPE étant un des nombreux points d’entrée possible — sur mon image personnelle dans Internet au travers de mes blogs est ainsi constamment combattue par ce que d’autres sites que je ne peux contrôler diffusent en même temps sur moi-même.

D’autre part un certain nombre de revues de création essaient de prendre acte de ces changements de relation à l’information en s’efforçant de construire des façons neuves de la publier. La revue Remue.net — qui s’ouvre sur cette citation de Derrida: «Je veux à la fois être de ceux qui militent pour le livre, pour le temps du livre, pour la durée de la lecture, pour tout ce que la vieille civilisation du livre commande, mais en même temps je ne veux pas défendre le livre contre toute espèce de progrès technique qui aurait l’air de menacer le livre. Je veux faire les deux choses à la fois: être pour le livre et pour les moyens de communication, d’impression, de distribution, d’échange qui ne dépendent pas simplement du livre, et il y en a beaucoup. Entre les deux, je voudrais essayer d’inventer une stratégie singulière» (Sur parole, éditions de l’aube, 2005) — et s’affirme comme celle d’un «collectif de littérature».

Remue.net est de ce type qui se présente avant tout comme un recueil de liens permettant de s’enfoncer dans de nombreuses directions diverses au travers lesquelles cependant s’affirme ce que l’on aurait appelé antérieurement une «ligne éditoriale». Son «édito» est à cet égard significatif. L’impression dominante est que le lecteur ne peut jamais rien épuiser et que, sous ce qu’il découvre, il y a toujours autre chose à découvrir. Le texte y est sans cesse un intertexte et l’écrivain, réellement, membre d’un collectif à la fois interne et externe.

Dans l’univers numériques, les savoirs se reconfigurent ainsi sans cesse et ces reconfigurations sont toujours originales. Savoir, c’est plus que jamais savoir que l’on ne sait rien mais que l’on peut toujours savoir davantage.

(Article publié dans le n° 184 de la revue Action poétique, juin 2006)