Quand les photos font leur cinéma

(Source: Astrid Girardeau dans Écrans)

Dans le cadre de son projet Movie Assembly, Gokhan Okur, étudiant turc, tente de concevoir un film sans caméra, entièrement conçu à partir des images du site Flickr.

absolutwade - CC

Construire un court-métrage —« créer une caméra virtuelle »— à partir d’images issues de la base de données de Flickr. C’est l’objectif de Movie Assembly, un projet de films collaboratifs réalisés sur Internet lancé par Gokhan Okur, dans le cadre de sa thèse à l’université Sabanci d’Istanbul (Turquie). Il s’agit, ensuite, de développer un outil en ligne permettant à tous de construire facilement de tels films.

Gokhan Okur veut avant tout utiliser Internet comme matériau de création communautaire. Et plus particulièrement les bases de données qui, selon lui, sont les enjeux du net de demain. Sur le site du projet, on peut voir une dizaine d’études réalisées fin 2006 et une vidéo de démonstration de deux secondes, sur la Tour Eiffel, reprise ci-dessous.

Démo vidéo

Quelle est l’origine du projet Movie Assembly ?
Gokhan Okur : A l’origine, il y a une citation du théoricien des nouveaux médias, Lev Manovich. Dans son livre The Language of New Media (2001), il dit qu’« aujourd’hui, le problème n’est plus de savoir comment créer une bonne image, mais dRen retrouver une existante ». Cette phrase se réfère aux énormes bases de données du web, et à notre incapacité d’y trouver une donnée. J’ai alors commencé à me demander : « si j’arrive à trouver les bonnes images, est-ce que je pourrais fabriquer une caméra virtuelle avec ? ». Et c’est ainsi qu’a démarré le projet.

Alors que le cinéma construit ses images en capturant ce qui est devant la caméra, dans Movie Assembly il n’y a pas de caméra. Je collecte et j’assortis les images pour créer les plans qui feront le film. Le procédé est le même que celui des films d’animation, sauf qu’ici je ne dessine pas les images, je les télécharge sur Internet. Dans cette perspective, tout, sur le web, devient un réservoir potentiel. Mais, pour ce projet, j’ai choisi d’utiliser une seule base de données : Flickr.

Etes-vous seul sur le projet ? Avez-vous reçu des réponses à votre appel à contribution ?
Aujourd’hui, je suis seul. Mais, dans son essence, le projet repose sur la collaboration. D’une certaine manière, je collabore avec les détenteurs des photos, les taggeurs d’images et les employés de Flickr. Mais je cherche effectivement aussi des collaborateurs, des « collecteurs d’images ». Jusqu’ici cinq personnes m’ont contacté mais, pour le moment, aucun n’a participé. Je cherche également des programmeurs flash pour construire l’outil d’édition en ligne. Movie Assembly est un projet ouvert à tout le monde. Et j’accueille tout collaborateur, supporter, critique et commentaire.

Quand ce projet a-t-il vu le jour ?
J’ai commencé à penser au projet en juin 2006. J’ai fait des recherches dans les bases de données de photos, pour voir si l’idée était faisable. En octobre, j’ai commencé à collecter des images et à les expérimenter, puis j’ai ouvert le site en janvier 2007.
Ma première étude visuelle (Visual Study 01) est faite à partir de 23 images de la Tour Eiffel. Elle a soulevé beaucoup de questions sur le processus. « Comment recadrer les images ? », « Quel type d’images choisir ? », « Quelle doit être la rapidité d’affichage ? », « Comment maintenir une continuité ? ». Et beaucoup d’autres. J’ai alors fait d’autres essais pour répondre à ces questions, chaque essai relançant à son tour une série de questions...

Movie Community fait partie de votre projet de thèse. Quel en est le sujet ? Et, dedans, à quelle problèmatique se rattache Movie Assembly ?
Les principaux sujets de mon projet de thèse sont : les bases de données de cinéma et les théories à propos des bases de données. Elle couvre aussi d’autres sujets tels que la réalisation collaborative de films expérimentaux sur Internet, la question du copyright sur le web, la dimension sociale des bases de données, la culture non linéaire non narrative, la cyberculture, les images « en mouvement » dans les nouveaux médias, etc. Movieassembly.com est la vitrine de ma thèse, où je partage mes études visuelles et mes analyses de ces études.

Avant tout, le projet est un challenge dans l’utilisation d’Internet. Avec ce projet, Internet lui-même devient un matériau à partir duquel créer. Il ne s’agit plus simplement de surfer et de télécharger.

Sur le plan du projet (Mind Map), vous évoquez une évolution « du document à la fiction ».
La plupart des photographies que j’utilise dans Movie Assembly sont des photos touristiques. Des souvenirs qui disent « J’ai été à Paris ». Au final, ces images sont davantage des documents que des photos artistiques. Et je collecte ces documents pour créer ma propre fiction. Je construis une caméra virtuelle avec une séquence, d’une durée déterminée, d’images recadrées. je crée une expérience d’« images en mouvement ».

Au sujet de Flickr, beaucoup d’images n’y sont pas taggées (1) pertinemment. Comment cherchez-vous vos images ?
Aujourd’hui, je travaille sur des images de la Tour Eiffel. Pour ce sujet, je n’ai pas de problèmes de tags incorrects — 80% des photos taggées « Eiffel » ont bien un rapport avec la Tour Eiffel. Le plus difficile est de trouver des images qui conviennent à la séquence que je suis entrain de créer. A ce jour, il y a plus de 100.000 images taggées « Eiffel », et ce nombre croit chaque jour. Et, je dois essayer chaque image sélectionnée pour voir si elle peut être rajoutée à la séquence.
J’ai essayé beaucoup de logiciels de recherche d’images, comme imgSeek, mais les algorithmes de recherche ne sont pas encore assez développés pour de telles requêtes. De nombreuses études sont en cours dans ce domaine, mais je pense qu’il faudra attendre encore longtemps pour avoir un logiciel assez performant.

Toujours sur Flickr, peu d’images sont aujourd’hui en licence Creative Commons (2)...
J’essaye de n’utiliser que des images en Creative Commons, mais si une image, dans une autre licence, convient au projet, je l’utilise aussi. Comme c’est pour un projet de recherche universitaire sans bénéfice, je pense que l’utilisation d’images copyrightées est tolérée.
Le copyright sur le web est, d’ailleurs, un sujet important. Les premières images n’étaient pas en licence Creative Commons, mais, au fil du temps, de plus en plus apparaissent. Et des sites majeurs, tels que Flickr ou DeviantART, supportent la licence Creative Commons. Le web est de plus en plus une histoire de partage.

Avez-vous une idée du scénario du film ?
J’ai un script mais on ne peut pas vraiment parler de scénario. C’est plus une série de séquences en mouvement. L’idée principale est d’obtenir une vue de/à partir de la Tour Eiffel, une scène au cœur de la ville. Par exemple, ma dernière étude est sur une rame de métro entrant dans une station. On rejoint alors les premiers films des Lumière.

Mais voyez-vous des limites particulières à ce genre de films ? Pour, par exemple, raconter une histoire ou faire figurer des gens comme acteurs ?
Les limites sont le contenu des images sur Flickr. On y trouve des milliers d’images de lieux célèbres, de fêtes d’anniversaire, de bébés, de mariages, etc. Mais si on veut créer une séquence sur des bâtiments futuristes dans le désert, on va avoir du mal à trouver des images. On est limité aux sujets les plus populaires de Flickr.

La situation se complique si je veux un acteur. Il est, par exemple, très difficile de trouver suffisamment d’images d’une personne pour pouvoir construire une scène où elle marche. Et c’est impossible de trouver assez d’images de quelqu’un pour penser à un « jeu d’acteur » ou à des dialogues.

Vidéo : Visual Study 05.2 - Camera from legs to open view

Qu’est-ce qui vous excite le plus dans le projet ?
Les bases de données ne sont pas une nouveauté (avec les pages jaunes, les annuaires téléphoniques, les horaires de trains, etc.), mais leur intégration et notre interactivité avec elles deviennent de plus en plus excitantes sur Internet.

Avant l’arrivée des technologies numériques, on était habitué aux formes d’art et de divertissement narratifs et linéaires, comme le cinéma, le théâtre, la musique, la littérature, les beaux-arts, etc. Aujourd’hui, on expérimente des formes non linéaires et non narratives. Par exemple, last.fm est une simple base de données avec des informations sur nos choix musicaux. Pourtant, on passe des heures à regarder les choix des autres utilisateurs, à créer des réseaux sociaux, à découvrir de nouvelles musiques, à discuter musique. Ce n’est pas la musique en elle-même, mais la taille et l’interaction de la base de données qui rend l’expérience agréable. Une perspective qui s’applique à la plupart des bases de données majeures, comme Flickr, DeviantART, YouTube, MySpace,...

C’est ce que vous entendez par les « effets des bases de données sur la vie de l’homme » ?
L’accès à l’information est plus facile et rapide que jamais. De YouTube, où vous pouvez regarder des films d’avant-garde des années 20 inaccessibles avec les technologies analogiques, à Wikipédia, qui permet d’accéder à n’importe quel type d’information sans sortir de chez soi. L’accès à l’information rend les gens plus au courant de ce qui se passe dans le monde. On peut regarder des sources indépendantes d’information, des blogs personnels, et non plus seulement les grands médias généralistes. Le web délivre aux gens une énorme quantité d’information et, avec les technologies mobiles, ces bases peuvent désormais nous accompagner partout, dans les trains, à l’extérieur,... Cependant ça les rend aussi plus addictives et puissantes.

Aujourd’hui, on s’amuse à surfer dans des bases de données. Et j’ai le sentiment qu’on est en train de vivre une ère importante, et que mon projet est un petit pas dans cette ère. Il y a d’énormes bases de données disponibles sur le web et je pense qu’avec le développement technologique d’Internet, on va voir de plus en plus de créations de bases de données.

Avez-vous une date de sortie pour le film ?
La deadline, pour la thèse, est fixée au jour où je rencontrerai le jury de mon projet de thèse. Après, je continuerai à développer ce projet. Et, une fois le film terminé, j’aimerais le soumettre au maximum de festivals de films. A ce stade, on aura besoin de supports financiers pour les frais d’inscription et de livraison, donc toutes les donations sont les bienvenues.

(1) Sur Internet, un tag désigne un mot-clé associé à un contenu (article, photo, etc.) Comme dans le site Flickr, ils sont généralement définis par l’auteur du contenu.

(2) La licence Creative Commons est une autorisation non exclusive qui permet au titulaire de droits d’autoriser le public à effectuer gratuitement certaines utilisations, tout en pouvant réserver les exploitations commerciales, les œuvres dérivées ou le degré de liberté.