Rétention-Réticences, journée d'étude du 22 février : compte rendu

Le 22 février 2008 a eu lieu à l'Université Laval une journée d'étude sur les arts et littératures hypermédiatiques, organisée conjointement par Bertrand Gervais du Laboratoire NT2 et René Audet du CRILQ. Réunissant huit conférenciers provenant de quatre universités canadiennes, la journée avait pour thème Rétention-réticences et avait pour but de présenter diverses oeuvres et d'en offrir différentes analyses et pistes interprétatives.

Marianne Cloutier, de l'UQAM, a présenté quelques artistes travaillant autour du thème des manipulations transgéniques et des technologies biomédicales. Les « biofictions » des artistes, présentées sous forme d'installations ou de sites web, proposent, souvent avec humour, des avancées radicales dans le domaine de la manipulation du corps humain. Alors que le site de Artclone est d'une absurdité frappante, les sites de Bioteknica, compagnie spécialisée dans la création de créatures polymorphes, et de Havidol, faux médicament psychiatrique guérissant à peu près tous les problèmes psychiques imaginables, sont d'une facture professionnelle qui peut berner l'internaute pendant un certain temps. Ces canulars ludiques, qui gardent de leur intérêt même après la découverte de la supercherie, emploient la dérision pour déposer l'internaute au coeur d'une problématique sans offrir de réponse aux questions éthiques que de telles pratiques scientifiques peuvent susciter. La fonction cathartique de l'oeuvre retrouve donc sa pertinence dans le questionnement qu'elle suscite chez le spectateur.

Simon Brousseau, de l'Université Laval, a présenté le site www.desordre.net de l'artiste Philippe de Jonckheere, qui travaille sur l'hypertexte de fiction. Sa reprise de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de George Perec fait non seulement la démonstration du potentiel d'amplification d'un texte original, qui a été rendu possible en ajoutant des hyperliens externes à plusieurs mots ou segments de phrases du texte original de Perec, mais démontre également à l'internaute la grandeur démesurée du Web et la quasi-infinité des relais possibles que ce réseau rend possible. Placé devant la page d'accueil de Désordre, un plan brouillon griffonné à la main, l'internaute doit naviguer au hasard, ce qui a pour effet de déstabiliser le lecteur traditionnel habitué au codex et à sa méthode de saisie convenue et simple. Cette pratique rhizomatique de l'hyperlien invite donc l'internaute à parcourir le site soit avec une posture de navigation, où il reste en surface des liens et dérive sans destination précise, ou avec une posture de plongée, en explorant plus à fond un des liens proposés par le site.

Sheila Petty, de l'Université de Regina, s'est intéressée aux rapports entre culture et technologies dans l'oeuvre de plusieurs artistes africains. Alors qu'une fausse conception laisserait croire que les dispositifs technologiques des nouveaux médias amèneraient à faire disparaître la corporalité des artistes, effaçant ainsi les différences entre ethnies, force est plutôt de constater que les médias sont réinvestis par les différences culturelles de par leur emploi particulier par chaque artiste. Ainsi, la présentation d'un documentaire sur l'intégration du téléphone cellulaire en Afrique a permis de constater l'impact de l'entrée de cette technologie de communication mobile dans cette société. Aussi, l'installation Ghosting, de l'artiste Roshini Kempadoo, a pour thème la migrance liée à la Diaspora africaine, et les films projetés dans le cadre de cette installation étaient manipulés par le spectateur grâce à une planche de warri, jeu de société africain traditionnel. En somme, la technologie est un outil qui doit servir l'artiste afin que sa culture donne forme à son utilisation.

Sandra Dubé, de l'UQAM, s'est livrée à une analyse approfondie de l'oeuvre Principes de gravité de Sébastien Cliche. Cette oeuvre, à fort contenu hypermédiatique et faisant usage aussi bien d'images statiques et animées que de textes, de vidéos et de musique, confronte l'internaute à une lecture déroutante. L'intention derrière ce qui est beaucoup plus qu'un recueil d'aphorismes est de contraindre le lecteur à se délaisser de ses habitudes de lecture de codex, en acceptant la perte liée aux choix de lecture aléatoires qu'il devra opérér. D'un pessimisme ironique, l'oeuvre peut susciter deux types de réaction: dans un premier temps, une angoisse oppressante, induite par la perte de repères et l'atmosphère lugubre se dégageant des ambiances sonores et visuelles qu'elle propose, puis dans un deuxième temps, une hilarité libératrice, en réaction à l'humour noir, insistant et ironique des textes de l'oeuvre. Les réticences initiales du lecteur traditionnel devant cette lecture d'un nouveau genre devront être surmontées afin de pouvoir profiter de l'expérience proposée par l'artiste.

Amélie Paquet, de l'UQAM, s'est également prêtée à l'analyse d'une oeuvre de Sébastien Cliche intitulée L'existence simplifiée. Un événement nous apparaît toujours comme quelque chose de spontané et d'imprévisible, dont on ne connait que le moment présent. Dans son installation L'existence simplifiée, l'artiste confine l'événement à l'intérieur d'une maison. Les meubles familiers, construits en carton, sont d'une fragilité qui provoque un effet d'étrangeté, et les différentes photos constituent autant de micro-récits événementiels. La méfiance et l'hostilité se dégagent de ces relations de désordre, une hostilité qui habite jusqu'au lit des protagonistes. Ainsi, même si la maison est un lieu qui sert de refuge contre les grands événements, nous ne sommes jamais en sécurité dans notre chez-soi. La possibilité de l'événement, et surtout le retour des peurs archaïques que la raison a tenté d'éliminer au cours des siècles viennent traumatiser irrémédiablement le quotidien dans l'oeuvre de Cliche.

Yan Rucar, de l'Université d'Ottawa, a présenté l'oeuvre protéiforme Soliloquy de Kenneth Goldsmith. Certains artistes ont voulu remettre en doute le spectaculaire de l'existence par un effort de décrire l'événement réel sous toutes ses formes, notamment Georges Perec en développant le concept de « l'infra-ordinaire ». C'est ce qu'a voulu faire Kenneth Goldsmith en donnant corps au langage commun. S'étant d'abord enregistré sans interruption pendant une semaine complète et ayant transcrit ce long texte sans son intégralité et sans travail d'édition, l'artiste a donné trois incarnations à cette oeuvre. Dans un premier temps, il a reproduit l'intégralité du texte en gros caractère sur des feuilles de papier tapissant les murs d'une galerie du plafond au plancher. En raison de la taille de la galerie, l'installation est visuellement vertigineuse, ce qui rend le texte accessible en théorie mais distant dans les faits. Toutefois, cela permet de prendre saisie de l'amplitude des mots prononcés par un individu au cours d'une semaine. Puis, dans sa version objet-livre, le texte de 281 pages est sémiotiquement cohérent mais d'une densité imposante. Il apparaît toutefois que le lecteur parvient, grâce à ces fragments de conversation, à constituer une personnalité morcellée mais substantielle à ce narrateur dont le propos est ininterrompu. Finalement, dans sa version Web, le texte est subdivisé en journées et en chapitres, mais hormis la première phrase de chaque section, la page Web est blanche, et il faut déplacer son curseur sur la page pour faire apparaître le texte une phrase à la fois. Ce procédé, en concentrant l'attention du lecteur sur une phrase en particulier, permet à la fois d'attirer l'attention du lecteur sur chaque phrase mais aussi d'en révéler l'insignifiance lorsque extraite de son contexte. En somme, les différentes incarnations du projet artistique de Goldsmith révèlent chacun à leur manière une facette différente du langage ordinaire. Yan Rucar a terminé son exposé en posant cette question fort intéressante : pour ce type de projet artistique, devrait-on considérer le concept du projet ou sa matérialité comme l'oeuvre en soi?

Amélie Langlois-Béliveau, de l'UQAM, a traité du site Being Human de l'artiste Annie Abrahams. Cette collection d'oeuvres, au parcours labyrinthique et faisant usage de vidéos et de texte, fait un grand emploi de la participation de l'internaute afin de se constituer. En se livrant sans ambages et en dévoilant son intimité au public, l'artiste espère en retour que les collaborateurs en feront autant et pourront ainsi créer un réseau identitaire sur le Web. La traversée déroutante du site provoquera tour à tour une impression de réflexion, qui fait prendre conscience de l'interface par un dispositif concerté, et de transparence, par l'oubli graduel de l'interface en raison du musement incontournable que le parcours de l'oeuvre suscite. En somme, la traversée parfois frustrante du site et l’invitation d'envoi de texte par l'internaute brouille les frontières entre transparence et réflexion.

Pour terminer la journée, Joanne Lalonde, de l'UQAM s'est intéressée à la question de la difficile classification de l'art Web. Classifier une partique artistique se développant à un rythme exponentiel est en effet une tâche complexe puisque les catégorisations peuvent rapidement se révéler insuffisantes à rendre compte d'un corpus en cours de développement. Elle propose toutefois trois catégories permettant de classifier l'emploi de la photographie dans l'art Web. La photo comme document ou archive, qui permettrait d'indexer la réalité, emploie le Web comme lieu dépositaire de l'archive humaine. La photographie comme agent narratif, qui permet de raconter une histoire ou de raconter son histoire, et qui devient dès lors un outil biographique par excellence. La photo comme portrait ou paysage, que ce soit un paysage Web, un portrait-hommage ou encore une manière d'investir un paysage. Ces pratiques permettraient de construire et de reconstruire tout à la fois le monde par le biais de la pratique photographique. Elle a terminé son exposé en lançant la question suivante: pouvons-nous considérer que nous en sommes venus à un moment où nous devons commencer à discriminer entre les oeuvres et déterminer celles qui sont d'une qualité digne d'intérêt parmi la production de l'art Web?

L’interrogation de Joanne Lalonde est pertinente, et une journée d’étude comme celle du 22 février apporte une partie de la réponse à cette question. En effet, en ayant sélectionné des œuvres à présenter, les huit chercheurs ont non seulement attiré l’attention sur des production artistiques du Web qu’ils jugent digne d’intérêt mais, de plus, les analyses qu’ils en ont offert permettent de développer une méthodologie de travail et des pistes herméneutiques propres à cette forme d’art en émergence.