La transmission des expériences maintient le lien entre les humains dans une communauté. La culture permet cette transmission, elle doit consigner une expérience, nécessairement transformée par sa transposition dans une oeuvre, des grands événements. La littérature et les arts hypermédiatiques ne sont pas passés à côté de ce rôle. À leur manière, ils tentent de restituer une expérience du monde, fort différente de celle que peut transmettre la littérature et de celle que préserve le cinéma. À mi-chemin entre les deux et investis à la fois par le jeu vidéo et la culture du Web, la littérature et les arts hypermédiatiques rapportent un témoignage inédit par la forme qu'ils choisissent d'adopter. Je tenterai, à travers une série de dossiers thématiques, d'explorer de quelles manières les oeuvres hypermédiatiques rapportent et transmettent une expérience des événements catastrophiques.
Superposition
Les deux premières oeuvres qui m'intéressent tentent de construire une représentation de la guerre par le biais de superpositions. La performance Cherry Blossoms de l'artiste Alyssa Wright et l'oeuvre hypermédiatique Shadows from Another Place de l'artiste Paule Levine, transposent l'expérience de la guerre en Irak sur le territoire américain. Ces oeuvres se construisent à partir d'une technologie qui a été d'abord un outil de surveillance destiné à la guerre : le GPS (Global Positioning System) [1]. Dans Cherry Blossoms, les participants des performances réalisées en 2006 étaient invités à marcher dans la ville de Boston. Ils devaient porter sur leur dos un sac contenant un canon à confettis ainsi qu'un appareil GPS. À l'aide de données provenant de sources à la fois irakiennes et américaines, Wright a transposé les morts civils en Irak depuis mars 2003 sur la carte de la ville de Boston. Chaque fois qu'ils marchaient à un endroit où il y aurait eu une perte humaine, le canon à confettis explosait. Plusieurs photographies sur le site de l'artiste et de nombreuses cartes documentent la performance qui transpose une représentation visuelle des morts à la guerre en expérience sensorielle, toujours imprévisible et saisissante pour le participant, et surtout les spectateurs qui assistent à l'explosion sans connaître son contexte. Le principe à la base de l'oeuvre de Levine est fort similaire. Levine transpose des données relatives aux bombardements américains sur Baghdad en mai 2003 sur la carte de San Francisco. L'internaute parcourt dans l'oeuvre Shadows from Another Place la carte de Baghdad qui indique les bombardements, qui sont ensuite transposés sur la carte de San Francisco. En cliquant sur les lieux des bombardements, l'internaute peut voir des photos du lieu de San Francisco touché si une attaque avait eu lieu. Ouvertement engagée contre la guerre, Levine confronte dans son oeuvre une représentation visuelle de la guerre en terre étrangère à une représentation visuelle plus familière pour un Américain. Même si l'expérience n'est pas aussi sensorielle que celle proposée par l'oeuvre de Wright, elle tente par le truchement des images de rendre la réalité de la guerre moins difficile à se représenter pour les contemporains de cet événement. La représentation est nécessaire pour comprendre éventuellement un témoignage de cette guerre.
Simulation
La perception des événements influence aussi le témoignage qui en sera fait. Dans l'oeuvre Dead Reckoning: Aerial Perception and the Social Construction of Targets, l'artiste Caren Kaplan et le programmeur Reagen Kelly explorent par les moyens du Web le regard aérien sur la guerre. L'oeuvre montre de quelle manière les pilotes d'avion perçoivent l'événement. Elle met en relation ses prises de vue inédites avec un nouveau rapport au monde : celui des guerres industrialisées que nous connaissons depuis le siècle dernier. L'oeuvre a été créée à partir d'une réflexion de Kaplan sur le 11 septembre 2001 et le programmeur a travaillé notamment à partir d'images aériennes de l'armée américaine pendant la guerre en Irak. Elle explore quatre dimensions du regard militaire sur la guerre : la notion de perceptive chère à l'histoire de l'art, la chronophotographie (une technique photographique développée par Muybridge qui permet de rendre compte du mouvement), la télédétection pour surveiller par les airs de grands espaces terrestres et les technologies de ciblage aérien. L'internaute peut, dans l'oeuvre de Kaplan, voir la guerre derrière les outils du militaire, ce qui rend l'événement si précis et particulier qu'on peut perdre de vue tout regard général sur l'événement. Ses outils ne permettent pas de mettre en évidence les dégâts causés par la guerre, bien au contraire ils amoindrissent l'impact de celle-ci en voilant sa violence.
Portrait
Les oeuvres de Vuk Cosic, War Map et Jodiblink, s'offrent comme des portraits hypermédiatiques de la guerre. War Map reste dans l'esprit des oeuvres de Wright, Levine et Kaplan précédemment convoquées, même si l'esthétique est bien différente. S'inscrivant dans les courants de net art conceptuel, le travail de Cosic pour War Map a été fait à partir de données du réseau Internet yougoslave pendant dix jours de la guerre du Kosovo. L'animation de Cosic cartographie les changements dans les infrastructures de communication. Cosic isole ce détail tiré d'une expérience plus large de l'événement pour construire son portrait de la guerre. L'animation rudimentaire de ces changements devient sa vision métonymique des événements au Kosovo. Dans Jodiblink, le portrait joue davantage avec l'effet qu'il pourrait provoquer chez l'internaute. Des chars d'assaut réalisés en « Ascii drawing », (dessins formés à l'aide des symboles Ascii) sont superposés sur des images de cadavres probablement tirés des photographies de la Deuxième Guerre mondiale. Un effet stroboscopique rend la vue de ces images encore plus désagréable pour l'internaute, provoquant ainsi un malaise. Aussi issue du net art conceptuel, l'oeuvre de John Maeda Darfur fait un portrait visuel d'une guerre à l'aide d'un texte devenu symbole des morts. Chaque lettre du mot « Darfur », répété maintes fois dans la page Web, représente une mort humaine dans la guerre du Darfour. L'internaute parcourt une très longue liste qu'il ne peut jamais voir entièrement d'un coup. Comme l'indique l'artiste, toutes ces morts paraissent indifférenciables : « Scroll your browser and everything will look the same. You will feel nothing -- that's the problem.» L'oeuvre joue à la fois sur l'impossibilité de différencier les morts et sur l'indifférence que ceux-ci provoquent. Ces deux problèmes de «différence» entraînent une impossibilité à se représenter l'expérience entière de la guerre et remettent en question la possibilité pour l'artiste d'en faire un portrait.
Récit
Plusieurs oeuvres entrent dans le portrait de la guerre par le truchement du récit. Ces oeuvres, faites en machinima [2], détournent des jeux vidéo afin de réaliser des courts-métrages qui réfléchissent à l'expérience de la guerre. Paolo Pedercini, avec Welcome to the Desert of the Real, a détourné America's Army, jeu de propagande distribué gratuitement par l'armée américaine. À partir de scènes extraites de ce jeu, Pedercini a monté un film qui met en relation l'expérience du soldat et le stress post-traumatique que connaissent plusieurs militaires au retour de la guerre. Le soldat, personnage principal du Pedercini, marche dans le désert. Le mouvement lent du personnage rend l'expérience du film contemplative. Cette marche est intercalée par des textes tirés d'études sur le stress post-traumatique. La marche sans heurt du militaire dans le désert est coupée par ces textes qui évoquent les conséquences des conflits armés modernes sur la psychologie des soldats. Le film 6 days de Joshua Diltz et Joseph DeLappe a été réalisé avec le jeu Call of Duty 4. Le choix du jeu n'est pas anodin. Dernier volet d'une série de jeux vidéo qui veulent rendre de façon très réaliste l'expérience de la guerre [3], Call of Duty se déroule traditionnellement à l'époque de la Deuxième Guerre mondiale. Même si le jeu prend de nombreuses libertés par rapport à l'Histoire, les créateurs recherchent à chaque nouvelle parution de Call of Duty à développer un jeu le plus réaliste possible sur la Deuxième Guerre mondiale, grâce aux technologies les plus récentes. Ces jeux sont ainsi très éloignés des précurseurs comme Wolfenstein 3D [4]. Diltz et DeLappe, avec 6 days, se servent des images extraites de Call of Duty 4 [5]. Le film utilise la technique cinématographique de l'écran divisé pour confronter trois points de vue sur la guerre. Dans les trois parties de l'écran, un récit de l'expérience de la guerre se construit à mesure que le temps passe, sans qu'une narration ou que des dialogues soient fournis.
Penser la guerre
Les oeuvres hypermédiatiques passent par différents moyens esthétiques pour faire réfléchir à la guerre : la superposition, la simulation, le portrait et la mise en récit afin de rendre l'expérience de la guerre. Les exemples que j'ai décrits cherchent à comprendre, et souvent aussi à juger, l'expérience des guerres contemporaines en réalisant des oeuvres sur le Web destinées à transmettre une vision des conflits armés. Dans les deux prochains dossiers thématiques qui portent sur l'expérience de l'événement, je m'attarderai à la représentation d'événements liés au terrorisme et à l'expérience de la surveillance.
[1] Je vous invite à lire le dossier thématique de Benoit Bordeleau sur les utilisations de la technologie GPS dans l'art hypermédiatique.
[2] Pour plus de détails sur cette technique, je vous recommande le dossier thématique que Gabriel Gaudette a consacré à la pratique du machinima.
[3] Cette expérience est réaliste du point de vue technique. Call of Duty reproduit les stratégies militaires et l'armement.
[4] Wolfenstein 3D est un jeu DOS sorti en 1992 qui se passe à l'intérieur d'un château nazi. L'esthétique de ce jeu vidéo a bien mal vieilli, comme en témoigne cette représentation d'Hitler tirée du jeu.
[5] Cette nouvelle version de Call of Duty sortie en 2007 met toutefois en scène une guerre contemporaine imaginaire entre les États-Unis et le Moyen Orient.