Bakhtine, Mikhaïl

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Auteur.e

Né à Orel (Russie) dans une famille de vieille noblesse dont plusieurs membres illustrèrent l'histoire et la culture russes, Mikhaïl Bakhtine fait ses études secondaires au lycée d'Odessa. En 1913, il entre à la faculté d'histoire et de philologie de l'université de Novorossiisk (aujourd'hui université d'Odessa) qu'il quitte ensuite pour celle de Saint-Pétersbourg, où enseignaient notamment l'helléniste Zélinski et le logicien Vvédenski. Mais c'est surtout en étudiant par lui-même la philosophie, l'esthétique et la philologie que Bakhtine forge ses idées et ses méthodes de recherche.

Considéré avant tout comme un théoricien et un historien de la littérature, Mikhaïl Bakhtine — qui a écrit certains de ses livres sous un pseudonyme, publié quelques parties seulement d'essais monumentaux, repris et remanié des études cinquante ans après leur première parution — a posé beaucoup de problèmes d'identification aux critiques et au public, notamment français, ce qui explique sans doute la difficile percée de son œuvre, et sa reconnaissance tardive. C'est en 1963, avec la réédition de Problèmes de la poétique de Dostoïevski — paru originellement en 1929 —, que l'œuvre de Bakhtine s'est affirmée comme essentielle. Traduit en français en 1970, le livre rencontrera un accueil très favorable, notamment grâce à un article de Julia Kristeva. La Poétique de Dostoïevski est en fait l'aboutissement de recherches antérieures dans lesquelles Bakhtine se distinguait de l'esthétique des « formalistes », critiques, linguistes, écrivains alors très écoutés en Russie. À la suite d'esthètes allemands comme Wölfflin ou Walzel, les formalistes affirmaient que l'art et la littérature sont des entités indépendantes du monde extérieur ainsi que de la vie et de la sensibilité de l'auteur, comme de celles du lecteur. Ils privilégiaient la construction de l'œuvre — procédés narratifs, composition de l'intrigue — sur son contenu et ses relations avec les autres œuvres. Bakhtine réfute l'idée que l'œuvre soit uniquement un matériau : pour lui, il s'agit d'une rencontre entre langage, forme et contenu, rencontre orchestrée par un homme (l'auteur). Bakhtine veut redonner toute son importance à la littérature comme mode d'expression singulier, décidé par un sujet qui a une histoire, une idéologie, un imaginaire.

Dans l'un de ses premiers essais, L'Auteur et le héros (repris depuis dans Esthétique de la création verbale, 1984), Bakhtine développe la thèse, qui sera centrale dans sa pensée, selon laquelle le créateur et ses personnages sont dans une situation comparable face au langage. Et Bakhtine de voir dans les romans de Dostoïevski des polyphonies où la voix de l'auteur n'a pas plus d'autorité que celle des héros. Quelques années plus tard, sans connaître les thèses bakhtiniennes, Sartre dira de manière similaire, à propos de Mauriac : « Le romancier n'a pas le droit de juger. » (Bakhtine écrivait : « L'auteur n'est qu'un participant du dialogue. »)

Après cette première période où, lisant Dostoïevski, Bakhtine met en évidence que l'unité appelée « homme » est en réalité plurielle, changeante, dépendant entièrement d'autrui — en cela il annonce les sujets brisés, inachevés de la littérature moderne, ceux de Joyce, Kafka, Artaud, Faulkner —, trois autres cycles vont se succéder dans sa réflexion : l'un sociologique et marxiste, l'autre linguistique, le troisième historico-littéraire. De la période socio-marxiste, deux titres (parus sous le pseudonyme de V. N. Volochinov) sont à retenir : Le Marxisme et la philosophie du langage (1re édition 1929 ; paru en français en 1977) et Le Freudisme (1927 ; paru en français en 1980). Pensés à plusieurs mais rédigés par Bakhtine, ces deux ouvrages réaffirment, contre une psychologie et une linguistique subjectives, la primauté du social : le langage et la pensée, qui constituent « l'homme », sont nécessairement intersubjectifs. L'homme n'est vu en son entier que par autrui (ce que Bakhtine appelle l'exotopie), l'Autre suprême étant Dieu. On peut trouver là un écho à la dialectique hégélienne du même et de l'autre, et une annonce de la conscience sartrienne définie par le regard de l'autre. Mais c'est aussi à certains dogmes du christianisme — Bakhtine était très croyant — que font penser pareilles analyses.

Durant les mêmes années 1930, Bakhtine élabore une linguistique qui s'intéresse plus à l'énonciation qu'à l'énoncé. S'opposant à la linguistique structurale et à la poétique formaliste, il considère le langage comme une interaction entre deux personnes, et non pas seulement comme un code. Les principaux écrits de cette période ont été repris soit dans La Poétique de Dostoïevski, soit dans Esthétique et théorie du roman (1978).

La période historico-littéraire sera surtout marquée par un essai sur Goethe — hélas disparu — et un autre, célèbre, sur Rabelais (François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance, 1965) où Bakhtine étudie plus particulièrement l'importance de la culture populaire — et principalement du carnaval — dans l'œuvre de Rabelais. Pourquoi Bakhtine s'intéresse-t-il au carnaval ? Peut-être parce que le carnaval ignore toute distinction entre auteur et spectateur et qu'il est, ainsi que l'écrit Julia Kristeva, « un théâtre sans scène, donc sans spectacle et sans représentation, car chacun y est son auteur et son acteur, son même et son autre ». Peut-être aussi parce que le carnaval mime la vie et le théâtre, sans trancher entre art et non-art. Car un projet commun se dégage de toutes les recherches bakhtiniennes, souvent éloignées en apparence : celui d'expliquer jusqu'à l'abolir le principe dialogique qui fonde, pour Bakhtine, toute œuvre littéraire d'importance et qui rend nécessaire une conscience rebelle, celle du héros contre celle de l'auteur, celle du lecteur contre celle de l'écrivain.
 

Références

Référence bibliographique