L'«hacktivisme» à la façon Franceschini

«La dépendance aux gadgets high-tech nous rend plus faibles»

Libération

Mots clés : États-Unis (pays), Informatique, Art, hacktivisme, amy franceschini, futurefarmers

Amy Franceschini, 35 ans, a grandi à San Francisco en pleine bulle d'Internet. Loin de l'hystérie collective, elle développe très tôt un regard critique sur les technologies. En 1995, elle fonde le célèbre collectif d'artistes et de designers Futurefarmers, dont les oeuvres ont été récompensées par de prestigieux festivals d'art électronique comme l'Ars Electronica. L'artiste, qui enseigne les nouveaux médias à l'université de Stanford, questionne dans ses installations, jeux, sculptures et sites Internet, les implications sociales et les répercussions environnementales de ces technologies pour tenter de sensibiliser le public, de «cultiver les consciences», selon le slogan du collectif. Elle était à Paris pour animer un atelier intitulé «Politique du jeu» à Mains d'Îuvres , dans le cadre du festival Mal au Pixel.

Libération : Quelle est l'origine de Futurefarmers ?

Amy Franceschini : Je suis née dans une grande ferme industrielle, qui utilisait les pesticides. Lorsque ma mère a divorcé, elle s'est lancée dans l'agriculture biologique. Moi, j'ai grandi entre ces deux conceptions opposées. C'est de là que vient Futurefarmers. J'ai toujours été préoccupée par la question de l'alimentation et de l'impact des hommes sur leur environnement. Quant à la technologie, je baignais dedans parce que j'étais à San Francisco au début des années 90. L'agriculture est également très liée à la technologie, c'est un secteur qui a su faire preuve d'innovation. La technologie m'intéresse -- la manière dont elle influe sur nos vies, comment elle connecte les gens -- et m'effraie en même temps. Votre collectif a été parmi les premiers à détourner les jeux à des fins politiques. Le jeu est une manière ludique d'impliquer les gens, c'est aussi un leurre, un piège. Dans Kosovo Elf, les joueurs avaient pour mission de sauver des Albanais au Kosovo, et se retrouvaient à devoir réfléchir à ces questions. C'était une manière simple de les éveiller à la politique. Quand les États-Unis ont envahi l'Irak, on était dans une telle rage qu'on a mis notre site en veille. Antiwar Game fut un réflexe épidermique, on voulait faire quelque chose de rapide et de bête pour exprimer notre ressentiment. Mais nous ne sommes pas vraiment des gamers; ce qui nous préoccupe, ce sont les questions sociales. Vos derniers travaux comme le Photosynthesis Robot ou le DIY Bioreactor mettent l'accent sur la pression exercée sur l'environnement. Mon premier site était déjà un site d'information sur les OGM. Avec le robot photosynthétique, je souhaitais renverser le propos : c'est un système naturel, une plante qui pilote une machine (elle la fait avancer par phototropisme). Pour le bioréacteur, on a collaboré avec un important labo américain qui travaille sur les énergies renouvelables, à qui Bush a coupé les subsides. En réaction, on a décidé de faire un kit pour que les gens produisent eux-mêmes leur propre énergie, à partir de l'hydrogène produit par une algue. Avec le scientifique Jonathan Meuser, nous avons créé ce bioréacteur encore embryonnaire à partir de matériel de récupération que chacun a chez soi. Vous avez créé une montre cadran solaire, une invention ancestrale sous forme d'accessoire chic. Je suis excitée par l'innovation, mais je remets en question aussi cette dépendance croissante à la technologie. Je trouve que cette dépendance aux gadgets high-tech nous rend plus faibles. Que se passerait-il si tout s'écroulait, on ne serait plus capable de rien faire. C'est pour ça que j'ai appris à me guider à partir des étoiles, à lire l'heure en fonction du soleil, d'où cette montre, qui existe en versions hiver et été. Plus la technologie est sophistiquée, et plus on est réduit à pousser des boutons, sans savoir comment ça fonctionne. Mais, en réalité, l'ordinateur est stupide, ce n'est pas magique. Le magazine Make est devenu un phénomène à San Francisco. Beaucoup de gens cherchent à nouveau comment faire les choses de leurs propres mains. La mentalité «do it yourself» gagne du terrain. Les sites pollués de la Silicon Valley sont le cadre de votre prochain projet ? La Silicon Valley concentre le plus grand nombre de sites (vingt-neuf) hautement contaminés, la plupart par des firmes high-tech qui fabriquaient des microprocesseurs, des produits que j'utilise. Le programme national de nettoyage de ces sites [estampillés Superfund, c'est-à-dire à dépolluer en priorité] n'a jamais abouti et tout le monde a oublié. Nous y organisons cet été un tour de bus (au biocarburant) à l'occasion d'ISEA, le Symposium international sur les arts électroniques, pour inciter les entreprises à prendre leurs responsabilités. Et, pour voir ce qu'il reste de cet esprit pionnier de la Silicon Valley, de cette utopie développée par de brillants programmeurs comme Steve Jobs ou Bill Gates, pilotée désormais par le profit. Ce n'est pas le cas de Lee Felenstein qui a fait partie de cette bande de geeks originels. Lui récupère les vieux ordis, les transforme en machines Linux et les envoie dans les pays du tiers-monde, mais la plupart préfèrent expédier les ordinateurs usagés dans les décharges chinoises, pakistanaises ou sud-africaines.

Source: LeDevoir, édition du mardi 23 mai 2006