Les inaperçus

Jean-François Lyotard parlait à juste titre de l’horizon et de la limite de l’histoire de l’art comme la possibilité d’un artiste ignoré. Clôture du savoir. Imaginez, disait-il, un artiste inaperçu par le marché, par les autres artistes, par les structures de validation, par son temps tout autant que par le temps que nous avons en partage, celui des historiens. Il ne voulait pas par là rejouer l’idéal de l’artiste maudit, puissant parce qu’invisible, mais sans doute signaler à la suite de Duchamp, lui qui en était un grand lecteur, que le contexte produisait une répartition entre la mémoire et l’oubli et que cette répartition était performative, elle se produisait elle-même en garantissant certains événements et en en excluant d’autres. L’histoire de l’art ne laissait-elle pas ouverte cette possibilité?

Au regard de l’immense quantité de données aujourd’hui accumulée, de notre époque que nous nommons déjà “le passé intégral”, de ces bases de données, de chaque exposition qui donne lieu à une archive puisqu’il faut nommer ainsi ce qui survivra par son inscription, de chaque artiste avec son site, son blog, ses oeuvres, son disque dur, wikipedia, etc. Au regard de tout ceci donc on peut penser que la prochaine grande activité de l’histoire de l’art sera de répérer a posteriori les inaperçus, c’est-à-dire ceux qui ont été un peu oubliés de leur époque, ceux que les flux sociaux, institutionnels ont laissé de côté.

Ce sera comme un jeu de piste, il faudra retracer les filiations, les influences, les conséquences et justement tout ce surplus de mémoire, toutes ces données meneront paradoxalement à repenser les “oeuvres” (on ose à peine prononcer ce mot) hors d’un contexte, celui qui fut leur actualité car celle-ci, on le verra, est inversement proportionnelle à ce qui fait histoire, à cet après-coup, à cette double inscription: sur la tabula et sur une seconde tabula, celle de l’histoire. La discipline qu’on nomme histoire de l’art en sera bouleversée si elle ne veut devenir simplement l’activité comptable d’une actualité passée. Imaginez donc, non plus cet artiste inaperçu, mais ce savant détective tentant de reprendre les fils, navigeant dans les données, triant à vive allure les bases de données, les rassemblant, les recoupant, produisant du sens à partir de tous ces flux et de sa mémoire, de son jugement. Il laissera deux temps derrière lui, celui de l’art et celui de l’actualité.

Que feront-ils donc de nous, de vous, vous, nous, qui sommes déjà ce passé? Nous le savons bien.

Billet tiré du blogue de Gregory Chatonsky .