Le dieu caché du numérique

(Source: Jean-Pierre Balpe dans HyperFiction)

Le «Dieu caché» de la création numériques est peut-être le désir de faire fusionner «concrètement» les mondes réels et les mondes imaginaires: vieux rêve de l’homme maître de la totalité de son environnement? Les environnements virtuels sont en effet de cet ordre ; les notions de générativité, d’interactivité s’y appuient avec force et le succès d’Internet réside certainement en partie dans le fait que ce réseau nous propose un monde totalement humain parce que totalement technique, où tout ce qui est de l’homme, et rien que ce qui est de l’homme, figure, accessible, disponible, à portée de main. Le numérique humanise en effet toutes les données puisqu’il les traduit dans un langage inventé par l’homme. Une photo numérique n’est pas — comme une photo argentique — un simple prélèvement de réel (le «ça a été» de Barthes), elle est une traduction humaine de ce prélèvement et, comme telle, disponible à toutes ses volontés, transformable, modifiable, etc. Tout ou presque de ce que rêve l’esprit humain y devient possible. Et tout ce qui est de l’ordre du non-humain, dès lors qu’il peut être traduit en données, peut être humanisé. Rien de paradoxal à cela même si généralement on considère plutôt qu’il s’agit d’une déshumanisation (la complexité humaine réduite à quelques chiffres), les données ne sont rien d’autre que des lectures du monde, des interprétations plus ou moins fines, plus ou moins efficaces, mais des interprétations du monde.

Je ne suis donc pas étonné par le succès incroyable des blogs.
[Petite parenthèse pour néophytes : un blog est un progiciel — un outil logiciel — permettant de créer quelque chose qui ressemble à des sites mais en beaucoup plus simple. Qui plus est, dans ce monde en invention d’Internet où l’économie n’obéit pas exactement aux lois classiques du monde réel tout en permettant des gains considérables — Google en est un exemple phare — la plupart de ces progiciels sont gratuits. Outils très simples , ils permettent à madame et monsieur tout le monde de manifester leur présence dans l’univers d’Internet d’où autrement ils sont exclus.
Grâce aux blogs je peux exister activement dans Internet ; sinon, la plupart du temps, lorsque j’y figure ce n’est que passivement en tant que donnée manipulée par d’autres. Parenthèse fermée.]

Comment, en effet, accepter de rester à l’écart de cet univers humain qui s’invente, comment ne pas en être ? Les artistes bien sûr ont su s’emparer de la technique pour aller plus avant, modifier ce monde, s’en emparer pour le faire leur, exploiter l’univers dynamique de données qui le constituent pour y imprimer leurs marques. La plupart du temps en détournant les rôles qui lui ont été assignés, introduisant de la créativité gratuite dans la technique (mais cette gratuité s’est toujours avérée plus productive pour les sociétés humaines que les réalisations strictement pragmatiques).
Créer son blog c’est en effet réellement exister dans Internet et cela dans les modalités culturelles mêmes du réseau.
Ceci n’est pas sans conséquences car les existences s’y révèlent pour ce qu’elles sont dans le monde réel. Ainsi les millions de blogs qui peuplent l’univers d’Internet sont, dans une grande majorité, inexistants parce qu’ils ne font que traduire des existences vides. Chacun s’y révèle à nu. Je ne donnerai donc, même à titre d’exemple, aucune adresse de ces innombrables blogs qui ne font qu’étaler des existences sans intérêt : blagues vaseuses, photos de famille ratées, amourettes — au pire quelque chose comme des graffiti sur des portes de toilettes ; au mieux de gentils albums de familles. Je ne suis même pas sûr que les archéointernetlogues à venir y trouvent beaucoup de matière à réflexion (quoique cette numéralisation générale permette des calculs statistiques jusque là inédits et impossibles… mais c’est un autre sujet encore, celui de la surgénération informative).
Il n’y a donc aucune raison pour que la poésie n’y figure pas elle aussi. Comme de bien entendu, elle s’y trouve sous toutes les formes qu’elle revêt dans le monde réel : mièvreries sentimentales, approche critique, journal, magazine, sites créatifs, etc… et rares sont ceux qui comprennent que pour que la poésie existe là aussi, il faut qu’elle soit autre que ce qu’elle a été jusque là, se demande ce que pourrait être une « blog-poésie », une poésie d’intervention à la fois linéaire et non linéaire sans être ni hypertextuelle ni poésie électronique.

Personnellement je n’en ai trouvé encore aucun exemple convaincant même si certaines propositions existent mais il y a bien longtemps que j’ai appris à ne jamais désespérer de la créativité humaine. je suis persuadé qu’émergera une telle forme d’écriture, si ce n’est déjà fait car, en la matière, il est impossible d’être sûr d’avoir exploré la totalité de l’existant.

(Article paru dans le n° 182 de la revue Action Poétique, décembre 2005)

Il existe de très nombreux sites proposant de créer des blogs gratuits: Oldiblog, Blogger, Blogdrive.com, BlogSpirit, Canalblog, Over-Blog, Skyrock.com, etc. Il suffit d’ailleurs de taper «créer un blog gratuit» — ou son équivalent en anglais — dans un moteur de recherche pour s’en voir proposer d’autres. Bien entendu, ils ne sont pas tous équivalents en terme de possibilités et d’offres. Pour ma part je conseille «over-blog» qui est un outil assez complet, bien documenté, facile à prendre en main. Le reste est ensuite affaire d’inventivité et d’intelligence. Comme tout outil, un blog peut être détourné et c’est ce qui m’intéresse en eux. C’est pour cela que j’ai cet été publié sur trente-six jours une «hyperfiction» qui n’a de sens que dans son éclatement dans une dizaine de blogs avec tout ce que cela implique au niveau de la lecture et de l’écriture, avec aussi tout ce que cela implique de «détournement» des outils d’Internet comme par exemple les moteurs de recherche. On peut ainsi entrer dans cette hyperfiction en tapant une des adresses, bien sûr, mais aussi en tapant des noms dans un moteur de recherche: général Proust, Jean-Pierre Balpe, Marc Hodges, Ganançay, septimanie, etc. et tout cela n’est pas sans conséquences sur la conception de la fiction.