Pour avoir une idée de ce qui se passe dans le domaine de la poésie en langue anglaise ou américaine (essentiellement américaine d’ailleurs mais avec cependant de nombreux liens vers d’autres pays du monde) voici un site ressource qui contient de nombreux liens vers des informations des plus diverses: Patrick Martin: The Poetry Resource. Bien entendu il offre aussi les inévitables liens périmés et ressemble parfois à un capharnaum mais c’est sûrement ce qui en fait le charme.
Une autre adresse intéressante, dans un domaine très différent, est Dichtung-digital de Roberto Simanowski qui se présente comme le journal de «l’esthétique digitale», revue plus universitaire proposant, en anglais ou en allemand, des articles de conférences, des interventions de chercheurs du monde entier, des interviews d’artistes, des prises de position théoriques, des compte-rendus d’ouvrages, des œuvres, etc. sur tous les aspects créatifs ouverts aux créateurs par l’utilisation de l’ordinateur. Internet est en effet un lieu où cherchent à s’inventer des façons novatrices d’utiliser les possibilités techniques ouvertes par l’informatique. Sur ce terrain, quelques «revues» intéressantes outre celles que j’ai déjà eu l’occasion de signaler dans ces pages: la revue TRAVERS, Inventaire/Invention avec notamment les ciné-poèmes de Pierre Alféri par exemple (au passage la musique «de» Rodolphe Burger est en fait un chant traditionnel de je ne sais plus quel peuple) ou FUSÉES animée par Christian Prigent. Même des sites plutôt «traditionnels» comme celui de Poetry International Web, s’ouvrent maintenant à des expériences étonnantes, avec, par exemple, les propositions de «poésie dynamique» du néerlandais Tonnus Oosterhoff. Le mouvement est donc profond et porte bien plus que quelques tentatives «originales».
Toutes ces propositions explorent de manières parfois très différentes, quelques possibilités créatives d’Internet, notamment dans la recherche d’une écriture hypermédia, c’est-à-dire liant de façon interactive et dynamique les divers médias sons, texte, image… non comme «illustration» ou accompagnement mais comme un nouveau tout indissociable d’échange de liens signifiants même si parfois elles ne parviennent pas à bien tracer la frontière entre quelque chose qui serait comme du «vidéo art» et une création véritablement numérique. Elles déplacent aussi complètement les frontières traditionnelles de la création jusque là tracées entre auteur-amateur-lecteur. Il y a en œuvre comme une redéfinition de la création. En dehors du domaine strict de la poésie, c’est très évident dans des travaux comme ceux de Gisèle Didi, de John Cayley ou d’Hervé Nisic, NOS VIES qui, dans des directions très différentes, s’efforcent à dépasser la vidéo, la linéarité du film. Tout cela me semble définir une esthétique spécifique qui serait celle du numérique.
Cette esthétique du numérique, du media art comme disent les anglo-saxons, me paraît être caractérisée par son aspect «tragique»: la conscience tragique est en effet déchirée, divisée contre elle-même. Ce qu’elle révèle, c’est un sens qui n’est pas stable, mais susceptible de se transformer à tous moments en son contraire. Elle exprime une tension dans le temps où l’homme, ses perceptions et ses actions se profilent non comme des essences définissables à la façon des philosophes, mais comme des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer. L’art numérique serait donc la première proposition artistique qui place son public au carrefour d’une décision engageant ses perceptions, non pour souligner dans sa personne les aspects d’agent, autonome et responsable mais pour l’agir en tant qu’être déroutant, contradictoire, incompréhensible: agent-agi, coupable-innocent, lucide-aveugle.
L’art numérique se bâtit en effet sur cette tension des différences. Il utilise plus qu’aucun autre, l’ambiguïté et l’équivoque. Pour chaque protagoniste, ses manifestations sont variables. L’esthétique du numérique place son spectateur dans une tension insoluble vis à vis du temps, dont il met en évidence l’irréversibilité: l’œuvre est éphémère dans ses manifestations et se veut infinie dans ses possibles. Il y a ainsi sans cesse balancement entre le manque, le trop plein, le vide, l’entropie, mise en avant de « la part maudite » des activités humaines.
Les percepts de l’œuvre numérique reposent en effet sur des matières théoriques qui refusent de se figer car ne pouvant que jouer avec leurs apparence. Ils mettent sans cesse à l’épreuve la coopérativité perceptive, cette confiance primordiale que le spectateur accorde au message proposé. L’art est ici mimésis, imitation pleinement consciente d’elle-même, mais se situe pourtant au-delà de la mimésis: de la conscience de l’imitation, il lui faut obligatoirement passer à sa conceptualisation, c’est-à-dire à la construction raisonnée de cette conscience.
La modélisation est donc à la base même de l’art numérique : dans un système d’expression dont la matière n’est qu’information, se conçoit un objet sans forme ou qui, plus exactement, est capable de les revêtir toutes. Un objet dont la forme est une symbolisation de la forme. L’art numérique est un art-concept, non un art conceptuel qui s’envisagerait d’abord par le biais du discours qui le porte, mais un art reposant sur l’analyse conceptuelle de ses propres systèmes de signes qu’il propose comme objets. L’œuvre s’évertue alors à réaliser ce vieux rêve de « trop plein » de l’art total: elle unifie ce qui était jusque là séparé, convoque, dans leur fusion et l’interopérabilité, en un même lieu, la potentialité d’investissements sensoriels multiples.
L’œuvre propose une source d’objectivations possibles, un principe d’actualisations sans fin dont toutes sont conceptuellement inscrites dans un modèle non idéel mais formel, calculable, opératoire : ce modèle pouvant être décrit dans un langage formel externe à son objet propre. Principe qui comporte la tentation de régression à l’infini: un modèle peut toujours être pris comme concept par un métamodèle de niveau supérieur. Deux univers virtuels peuvent rester inaccessibles l’un à l’autre à moins qu’un modèle de niveau supérieur ne définisse leurs possibilités de relations. La carte n’est jamais le territoire, le modèle n’épuise jamais l’objet qu’il modélise.
C’est ainsi au travers de ses variations dynamiques sur le même et le différent que l’art numérique agit sur l’esprit qui le perçoit. Dans les modèles du numérique temps et aléatoire occupent une place privilégiée. L’aléatoire, parce qu’il est à l’opposé de la modélisation formelle, est ainsi peut-être la manifestation la plus évidente du simulacre généré par le modèle et de son esthétique tragique. Le multiple du numérique est un multiple du semblable sous la différence.
L’œuvre d’art numérique est alors une œuvre de processus qui intègre le temps et le contexte comme composantes fondamentales de son expression. A la conception fractale de l’œuvre d’art dont la figure emblématique est la structure, c’est-à-dire, la conception d’une forme esthétique comme reprises déterministes d’éléments fixes fortement architecturés, l’œuvre substitue le chaos dans son acception physique c’est-à-dire la possibilité permanent de divergences locales rendant totalement imprévisible le résultat définitif d’un processus complexe. L’œuvre numérique informe l’information, ce qu’elle pointe ainsi c’est la tentation de l’infini et son impossibilité absolue.
(Article paru dans le n°178 de la revue Action Poétique, décembre 2004)