Le chapitre précédent a commencé à montrer la complexe mythologie présente chez certains créateurs et usagers des mondes virtuels. Technologie de l’imaginaire, la Réalité Virtuelle met elle même en œuvre un imaginaire puissant et des espoirs tout aussi démesurés. La figure du magicien, du démiurge bâtisseur de mondes s’inscrit en filigrane derrière l’écran 3D. Pas étonnant pour une technologie issue, avant tout de la littérature de science fiction, des romans de William Gibson (biographie) et Neal Stephenson (biographie) pour être précis. Mark Pesce (le co-inventeur du VRML) a ainsi écrit un article sur le “le roman comme plateforme de développement logiciel”. A propos de Gibson, il écrit :
“Des romans comme les Misérables ou la Case de l’oncle Tom ont suscité des révolution sociales, mais avant Neuromancien, aucun texte de ce genre n’avait démarré une révolution technologique, il n’y avait pas eu de passage de l’esthétique à l’artéfact”.
Identités multiples, pouvoirs quasi-magiques, immortalité, univers artificiels… Voilà ce qu’on trouve aujourd’hui au menu des fantasmes que véhicule la Réalité virtuelle. Il n’est pas question ici de se demander comment évoluera la VR sur le long terme : ce genre d’exercice a, depuis longtemps, prouvé sa futilité. Mais il est important de voir comment aujourd’hui, certains espèrent et imaginent cette évolution. Car ces visions du futur ne sont pas seulement des prédictions. Elles constituent un carburant qui pousse une communauté à créer et à entreprendre, et un cadre mental qui détermine leur direction de recherche.
Plus difficile à suivre que William Gibson ou Neal Stephenson, Greg Egan (biographie) est un jeune auteur australien fort apprécié des aficionados de la réalité virtuelle. Son roman, La cité des permutants (Amazon, Fnac)
reflète bien les interrogations issues de cette technologie quant à la
nature de la réalité, de l’identité et l’avenir des mondes simulés.
Dans ce livre, Greg Egan imagine notamment qu’il sera possible un jour
de simuler son cerveau au sein d’un ordinateur pour le faire vivre dans
un monde virtuel, pour l’éternité peut être, en en tout cas jusqu’à la
disparition de l’univers.
Cette idée “folle” n’est pas purement romanesque. Elle fait bel et bien partie de l’agenda de certains chercheurs, et non des moindres, puisqu’on y retrouve des gens comme Marvin Minsky (Wikipédia), pape de l’intelligence artificielle au MIT, ou Hans Moravec (Wikipédia), professeur de robotique à l’Institut de robotique de l’université Carnegie Mellon.
Pour l’activiste futuriste bien connu Ray Kurzweil (dont le livre The Singularity is near vient d’être traduit sous le titre Humanité 2.0 chez M21 Editions, Amazon, Fnac), la chose serait possible dans les 30 ans.
On suppose l’existence de deux méthodes de téléchargement. L’une est
destructive, l’autre ne l’est pas. Dans le premier cas, le cerveau est
découpé en tranches - à cause de divers aspects légaux, il vaut mieux
effectuer cette opération après la mort du patient. La position de
chaque neurone est enregistrée, ainsi que les liens synaptiques
entretenus avec ses congénères. En superposant les tranches, on obtient
une cartographie 3D complète du cerveau. il ne reste plus qu’à “émuler”
le système cérébral sur un ordinateur. La méthode non destructive peut
impliquer, par exemple des nanorobots parcourant le cerveau en tout
sens et communiquant leurs explorations au logiciel de cartographie et
d’analyse. On peut ainsi créer une “copie” digitale du cerveau tout en
gardant l’original biologique en vie. Ce qui laisse augurer de
fascinantes conversations en perspective le soir à la veillée, entre
soi et sa copie !
On est loin de ces scénarios bien sûr, mais déjà, les travaux de recherche ont commencé. On cherche déjà à simuler un cerveau sur ordinateur. C’est l’objet du projet Blue Brain d’IBM et de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Pour l’instant les chercheurs en sont à modéliser, au niveau cellulaire, la colonne néocorticale d’un jeune rat : le plus petit microcircuit de neurones. On est encore très loin d’une simulation complète du cerveau, sans parler du “téléchargement”.
Mais cela n’empêche pas certains de rêver d’un “uploading” artisanal. Pourquoi ne pas “nourrir un avatar” avec l’ensemble de ces données personnelles ? C’est l’objectif de sociétés comme MyCyberTwin.
De fait, on peut imaginer une forme de “téléchargement” se situant non
plus au niveau neural mais fonctionnel, le cas d’un individu dont
l’identité en ligne soit constituée de tellement d’agents, d’avatars,
de données issues du lifelogging,
qu’à un certain point sa “conscience biologique”, en devienne presque
insignifiante. C’est ce qu’imagine un autre auteur de science fiction ,
Charles Stross (biographie), dans son roman (disponible en ligne) Accelerando. Son héros perd ses lunettes informatisées et connectées et il se retrouve comme handicapé, quasi amnésique.
Science fiction ? une fois encore, l’art invente et la nature copie. En 2004, explique le journaliste Clive Thompson, un chercheur de chez Microsoft pratiquant le “lifelogging” eut à subir un crash de disque dur. Le contenu de ce dernier n’avait pas été sauvegardé depuis plusieurs mois. “C’est comme si on avait volé ma mémoire, explique-t-il. Il était surpris de constater à quel point son cerveau de secours n’était plus une nouveauté mais faisait désormais partie de son paysage psychologique.” Un autre chercheur, Gordon Bell, semble victime des mêmes problèmes que le héros de Stross. Toujours selon Clive Thompson, “Il suspecte en effet que “Mylifebits” (le programme de Lifelogging de Microsoft, NDT) pourrait dégrader doucement la capacité de son cerveau réel, celui qui est à base de carbone, à se souvenir clairement.”
Après avoir simulé l’homme, reste à lui créer un environnement complet. Nous avons déjà traité dans un chapitre précédent des moyens d’automatiser la création de décors, mais on en est plus là. C’est un véritable univers qu’il faudrait créer pour ces consciences “désincarnées”. Déjà, des chercheurs ont affirmé que la structure même de notre univers s’avère finalement proche d’un programme d’ordinateurs. Et ce serait un programme assez simple, en plus, selon Stephen Wolfram, physicien de génie, milliardaire, créateur du logiciel Mathematica et auteur d’une gigantesque somme visant à prouver cette assertion : “A New Kind of Science“.
La théorie de Wolfram repose sur l’idée que certains programmes très basiques (pas plus d’une dizaine de lignes de code) seraient en mesure d’être des ordinateurs universels, c’est-à-dire capable d’émuler n’importe quoi, y compris l’univers entier.
Une société disposant d’énormes ressources de calcul pourrait donc créer des réalités virtuelles complètes, non pas en simulant de proche en proche l’univers quotidien à l’aide d’images 3D, mais en faisant émerger un cosmos entier, depuis son big bang, à partir des réitérations infinies d’un programme minimum. Le physicien “‘visionnaire” Frank Tipler imagine ainsi qu’à la fin des temps, les ressources seront telles qu’il sera possible de faire tourner une simulation du passé entier de l’univers, bref de ressusciter les morts à partir de leur simulation, pas moins ! C’est ce qu’on nomme des “simulations d’ancêtres”.
NicK Bostrom, de l’Institut pour le futur de l’humanité à Oxford, imagine l’expérience de pensée suivante : postulons l’existence de super-civilisations qui ont réussi à développer des “simulations” historiques de leur propre passé. Etant donné l’abondance des ressources informatiques de ces civilisations il n’y pas de raisons qu’ils se contentent d’une seule de ces simulations. Ils en feraient plutôt fonctionner des centaines, en faisant varier les paramètres, les règles de développement… Par conséquent, si l’on admet qu’un nombre raisonnable de ces civilisations s’intéressent à la création de ces mondes virtuels, il s’ensuit que le nombre d’univers “simulés” est bien plus important que celui des civilisations “réelles”. Le tout sans même jouer aux poupées russes ni imaginer qu’il existe des “super-civilisations” simulées qui créeraient à leur tour leurs propres simulations…
Bien entendu, cette hypothèse repose sur deux axiomes non établis : qu’il existe, ou même qu’il puisse exister, de telles super-civilisations, et que pour une raison ou une autre, elles soient intéressées à bâtir des mondes virtuels.
L’argument de la simulation, comme on le nomme, n’est rien d’autre qu’une spéculation. Cependant, il traduit bien le renversement de nos catégories de pensée qu’est en train d’opérer le virtuel. Un nouveau média qui, bien plus qu’une simple technologie est en passe de devenir l’outil philosophique par excellence. D’une simple reproduction du réel il devient une manière d’interroger ce dernier, posant en de nouveaux termes les éternelles questions sur notre identité, notre mort, la relation entre vérité et illusion, et la nature du cosmos lui-même.