Si les figures du sauvage et ses métamorphoses ont nourri nombres de fictions littéraires, force est d’admettre qu’à chaque époque correspond une figure particulière. Aussi le «vrai» sauvage est-il une construction culturelle toujours datée, néanmoins toutes ces représentations se fondent sur un système d’oppositions (nature/culture; civilisé/barbare; autochtone/étranger; bien/mal; etc.).
La figure du sauvage prend donc différents visages suivant les époques auxquelles elle appartient: homme-animal, sorcière, monstre, ogre, fou, criminel, psychopathe, mais aussi l’étranger, etc., chacune de ces incarnations étant ancrée dans un imaginaire collectif précis. Dès lors quelque soit la figure, il est possible de parler de sauvagerie fortement socialisée. D’ailleurs, les textes que nous travaillons au sein de ce groupe de recherche donnent la faveur au «sauvage» dans la cité tel un autre «malaise dans la civilisation».
Un détour par l’anthropologie révèle que la plupart des rites —et tout particulièrement les rites de passage— inscrivent dans leur scénario tel que formalisé par A. Van Gennep, qui se divise en trois parties (séparation, phase de marge, agrégation), une période d’ensauvagement. En effet, durant la phase de marge ou liminaire, l’initié fait l’épreuve d’un «ensauvagement programmé» pour reprendre l’expression de P. Vidal-Naquet. Dans tous les cas, comme le souligne l’historien, ce «temps d’épreuve impose la rencontre de l’altérité, du contraire: du détour par la sauvagerie et la marge non cultivée; du détour par l’autre sexe». On le voit, le temps de la marge est un hors temps à l’intérieur duquel les oppositions s’épousent, les contraires s’attirent sans s’exclure, les retournements et les inversions sont légion: vivant, l’individu en position liminale peut symboliquement être mort; homme, il peut prendre les allures de la femme; humain, il se rapproche parfois dangereusement de l’animal, etc. Il échappe à tous les classements. Il va de soi, qu’en fonction des cultures et des récits (et même des moments dans les récits), ces couples notionnels (mort/vivant; homme/femme, humain/animal; etc.) sont polarisés et axiologisés.
Or, il appert que la littérature ne cesse de mettre en scène des personnages qui semblent inscrits dans une forme de liminarité permanente où la construction de leur identité reste éminemment problématique, car ambigüe. Par ailleurs, un regard attentif révèle que ces personnages liminaires, pour reprendre la typologie de M. Scarpa, et «ensauvagés» fonctionnent très souvent comme un principe dynamique —quoique perturbateur— au sein de l’écriture qui, par effet de mimétisme, s’ensauvage parfois elle aussi en s’arcboutant sur une poétique de l’entre-deux et/ou de la marge.
L'hypothèse de ce groupe de recherche est que les personnages ensauvagés sont la fixation symbolique d'un jeu d'ensauvagement social, historique, mais aussi esthétique dont il s’agit pour nous de cerner les enjeux. L’intérêt de se pencher sur ces figures culturellement ensauvagées, c’est qu’elles nous obligent à repenser la question du stéréotype, en effet loin de Victor l’enfant sauvage, les personnages travaillés montrent de manière étonnante que l’écriture, parangon de civilisation, peut devenir l’origine d’une marginalité et/ou d’un nomadisme culturel, qui n’est pas sans effet sur les textes dans lesquels il apparaît. Le personnage ensauvagé, en faisant du saltus son territoire, déplace les frontières et parfois fonde des ordres nouveaux.
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