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La communauté et la figure du père plus particulièrement jouent un rôle crucial dans l’évolution des jeunes hommes vers un mode de vie adulte. Cette affirmation est d’autant plus vraie pour les Inuits du Canada pour qui la collectivité et les traditions prennent une importance considérable. Le Harpon du Chasseur (considéré comme le premier roman inuit du Canada), écrit en 1969, par Markoosie Patsauq, nous permet de réfléchir à cette évolution du jeune homme. Le roman est édité en français seulement en 2011 par la collection « jardin de givre » des Presses de l’Université du Québec à Montréal. Markoosie Patsauq est un écrivain inuit né en 1941 au Nunavik, mais rapidement exilé au Nunavut. Il fait partie des Inuits que le gouvernement fédéral a contraints à s’exiler à l’extrême Nord du Canada pour y assurer son territoire (Chartier, 2011; p. 12). Markoosie confie que l’histoire du roman lui vient d’un récit entendu lorsqu’il était lui-même un jeune homme, il est donc fortement possible d’inscrire ce roman dans la volonté de survivance d’une culture. Incité par cette détermination, il décide de mettre par écrit un récit de tradition orale. Pour reprendre les mots de Daniel Chartier, Le harpon du chasseur est le : « récit de la survie d’un homme et, aussi, celui de la survie d’une culture » (Chartier, 2011, p. 3). Le roman de Markoosie raconte l’histoire de Kamik, un jeune homme de 16 ans, qui participe pour la première fois à une expédition de chasse, avec sept hommes, dans le but d’abattre l’ours qui a tué son père. Dans cette expédition, Kamik apprend à devenir un homme au sens où l’entend sa communauté. Retrouvé seul après la mort de tous ses compagnons, le jeune homme doit se débrouiller pour survivre en usant de débrouillardise et de conseils précédemment transmis par ses aînés. Nous nous intéressons au passage de Kamik en tant que jeune homme qui se définit lui-même faible à Kamik, l’homme courageux. Bien que nous trouvons pertinent de réfléchir au rôle que viennent jouer la figure du père et celle de la communauté en général dans cette transformation, nous trouvons d’autant plus nécessaire de nous attarder à l’importance du rite de la chasse chez les Inuits et par le fait même, à la symbolique de l’ours.
Comme nous voulons réfléchir au fait de « devenir homme », il est primordial de dire quelques mots sur la conception des genres chez les Inuits. Françoise Héritier dans Masculin-Féminin : La pensée de la différence, consacre un chapitre à ce sujet. Elle mentionne que, pour les Inuits, la détermination du sexe social ne se fait pas toujours selon le sexe biologique (Françoise Héritier, 1996, p. 203). En fait, quand un enfant naît, on lui donne une âme-nom qui sera dictée par le chamane ou par les aînés de la communauté sans regard au sexe biologique. Généralement, quand un enfant a une âme-nom qui est en discordance avec son sexe biologique, il sera élevé comme s’il était de l’autre sexe jusqu’à l’adolescence : pour une jeune fille, c’est lors de ses menstruations qu’elle deviendra une femme, et pour le jeune garçon, c’est lorsqu’il tuera son premier gibier qu’il deviendra un homme (Christopher G. Trott, 2006, p. 96). Un même enfant peut recevoir plusieurs noms masculins et féminins, il peut alors en choisir un principal ou encore alterner de genre selon les situations (Saladin d’Anglure, 1986, p. 53). Il arrive qu’une personne, après avoir vécu toute son enfance sous l’autre sexe, soit plus à l’aise avec la détermination sociale de son genre. Dans ce cas, pour une question d’équilibre, des mariages se célèbrent entre des personnes qui ont été travesties enfants (Saladin d’Anglure, 1986, p. 62). Bien qu’il existe une division des tâches selon les sexes, les hommes et les femmes peuvent y naviguer étant donné la liberté du genre. La chasse est une des activités réservées plutôt à l’homme, mais certaines femmes pourront en effet y participer. C’est le cas de Putooktee dans le roman de Markoosie qui va à la chasse avec son père et qui ne souhaite pas se marier. Quoi qu’il en soit, pour devenir un homme, il faut obligatoirement passer par la chasse.
La chasse apparaît donc comme un rite de passage obligatoire dans la vie du jeune homme inuit s’il veut pouvoir devenir un homme. Il semble important de préciser que le rapport des Inuits à la terre est différent de celui des allochtones. Dans un entretien, Louis-Edmond Hamelin rappelle que le mot inuit « nuna » veut dire « terre », mais en même temps davantage : le mot « nuna » est un concept intérieur à soi, c’est un terme identitaire (Chartier et Jean Désy, 2014; p. 60). Les Inuits vivent très près de la nature, elle fait partie d’eux-mêmes, d’où l’importance et la nécessité de la chasse, certainement pour leur survie, mais également pour leur culture. Pour être considéré comme un bon chasseur, il faut nécessairement avoir certaines habiletés. Frédéric Laugrand et J. G. Oosten, dans leur ouvrage Hunters, predators and prey : Inuit perceptions of animals, nous rappellent que bien qu’il soit important de connaître son territoire, les saisons et la température, il est impératif de recevoir l’aide des aînés: « Young men were made good hunters by others » (2015, p. 57). D’ailleurs, ils montrent que la chasse fait partie prenante de la vie des Inuits dès que ceux-ci naissent, mais même avant. Une croyance veut que la mère avale des morceaux de muscles de caribou, lorsqu’elle est enceinte, si elle souhaite que son fils soit un bon chasseur. Par ailleurs, lorsqu’il devient enfant, le garçon participe à de nombreuses activités dans lesquelles le thème premier est la chasse, par exemple, l’un des enfants joue l’animal et l’autre le chasseur (Laugrand et Oosten, 2015; p. 60). Ces jeux existent dans le but de préparer le jeune homme à sa première aventure de chasse avec d’autres hommes de la communauté. Donc, tout le rituel autour de l’activité montre à quel point celle-ci est d’une importance capitale dans les communautés inuites. Ce qui nous intéresse surtout dans cette réflexion est de voir comment, dans le premier roman inuit, ce rite traditionnel se présente et de voir aussi comment Kamik devient un homme au sens où l’entend sa communauté.
Juste avant d’aborder plus en détail le roman, regardons la figure de l’ours polaire, puisqu’il détient une forte symbolique dans la culture inuite et qu’il se retrouve comme un personnage d’importance dans Le harpon du chasseur. Pour commencer, l’ours est une proie aussi bien qu’un prédateur : les hommes le chassent, mais ils se font chasser par lui aussi. L’ours est semblable à l’homme sous de nombreux points, que ce soit pour les techniques de chasse, la vie sur la banquise et sur la terre et l’hibernation (qui peut être reliée aux igloos) (Laugrand et Oosten, 2015, p. 180). L’ours serait le symbole même du pouvoir mâle. D’une part, il s’agit d’un adversaire redoutable; d’autre part, un garçon devient un vrai homme seulement lorsqu’il tue un ours (C. G. Trott, 2006, p. 92). Aussi, pour les Inuits, cet animal détient l’Isuma, c’est-à-dire la capacité à réfléchir comme les humains (Laugrand et Oosten, 2015, p. 201). D’ailleurs, dans le roman de Markoosie, le lecteur a accès aux réflexions de l’ours comme s’il était question de Kamik:
« Sa patte le fait souffrir. Il faut qu’il se repose. Plus tard, beaucoup plus tard, il se réveille. Il a mal, encore. Il a faim, encore. Mais il n’a plus de viande et doit reprendre la chasse. Encore. Il se lève péniblement et se remet en marche sans savoir où il va. Sa patte arrière est atrocement douloureuse, mais il n’a pas le choix : il faut qu’il mange » (Le harpon du chasseur, p. 61).
Il est possible de faire de nombreux parallèles avec le jeune garçon : comme Kamik, l’ours doit se battre contre la nature et ses conditions difficiles s’il veut pouvoir survivre.
Si nous nous appuyons plus en détail sur le roman, nous voyons que le passage de Kamik vers l’âge adulte s’effectue progressivement, selon plusieurs étapes. D’une part, les techniques de chasse transmises par son père vont préparer Kamik à affronter les péripéties futures: « Kamik apprenait l’art de la chasse. Son père lui avait enseigné toutes les techniques qu’un bon chasseur doit connaître » (Le harpon du chasseur, p. 42). Le jeune homme mentionne à plusieurs reprises que son père est le meilleur chasseur de la communauté : « Il voulait devenir un bon chasseur, comme Suluk. Pour lui, son père était le meilleur chasseur du Nord ! » (Le harpon du chasseur, p. 41). Jon C. Stott souligne d’ailleurs l’importance de la figure du bon chasseur pour les Inuits : « The good hunter was one of the most important members of small Inuit community and the lazy hunter was often publically scorned » (Stott, 1986; p. 217). En effet, la chasse est primordiale pour la survie de toute la communauté : les gibiers leur procurent de quoi se nourrir et se vêtir entre autres. Donc, les chasseurs qui sont moins courageux ou qui ont moins d’habiletés seront méprisés. Un passage du roman de Markoosie illustre ce regard et ces attentes que la communauté porte sur les hommes. Quand plusieurs jours se sont écoulés et que les chasseurs ne sont toujours pas revenus, la mère de Kamik demande aux deux hommes restés au village s’ils veulent aller chercher de l’aide pour les retrouver. Comme les deux hommes ne veulent pas y aller, elle affirme qu’elle ira elle-même avec une autre femme. Enfin, le lendemain matin, comme les hommes sont déjà partis chercher de l’aide, Toogak demande à Ooramik pourquoi, selon elle, ils ont changé d’idée et cette dernière lui répond : « Ils ont eu honte, je crois » (Le harpon du chasseur, p. 59). Donc, pour être vu comme un homme et être respecté dans cet environnement dangereux, il faut être courageux afin d’assurer la survie de sa communauté.
D’autre part, l’expédition avec les hommes plus vieux prépare graduellement Kamik à affronter seul les embûches et, par le fait même, devenir un homme. Chartier rappelle que dans ce contexte : « pour survivre, les hommes développent des valeurs communautaires et d’entraide qui définissent le rôle de l’homme dans un ensemble collectif duquel il ne peut pas s’extraire » (Chartier, 2011; p. 26). Peu de temps après leur départ, le père de Kamik se fait tuer par un ours. Le jeune homme continue donc le périple avec quelques hommes de sa communauté dans le but de venger son père et du même coup devenir un homme. Le roman peut en effet être vu comme un récit de survie, mais aussi comme un récit d’initiation (Chartier, 2011; p. 19). Au départ, Kamik ne se considère pas comme un chasseur lui-même, c’est par le regard de l’autre qu’il comprendra son évolution : « Kamik aurait voulu avouer qu’il n’avait pas encore la stature d’un vrai chasseur (…) – Je ne suis pas encore un vrai chasseur. / – Ne dis pas cela ! répondit Kisik. Quiconque tue un ours est un vrai chasseur » (Le harpon du chasseur, p. 54) Ce sont les autres chasseurs qui lui font réaliser qu’il devient de plus en plus un homme. Quand ses compagnons de chasse meurent, et que Kamik se retrouve seul, il doit trouver par lui-même des moyens pour survivre. Il se débrouille du mieux qu’il peut. Il se construit des igloos tous les soirs, il réussit à tuer un bœuf musqué pour se nourrir, il mange une partie de son sac fait d’une peau d’animal, mais par-dessus tout : il venge la mort de son père en tuant l’ours qui en est responsable. Bien qu’il s'avoue à plus d’une reprise qu’il serait plus facile de mourir que de tenter de survivre seul dans cet environnement hostile, il continue le trajet pour rentrer chez lui. Vers la fin du roman, la centaine de personnes qui étaient parties à sa recherche le retrouvent et c’est alors que Kamik obtient la reconnaissance de sa communauté. Le chef lui dit : « Tu es un homme brave! » (Le harpon du chasseur, p. 102). Cette phrase représente la fin de la transformation du jeune homme : il a réussi à survivre, il a maintenant prouvé, aux yeux de tous, qu’il est un bon chasseur.
Par ailleurs, il est pertinent de réfléchir à l’objet même du harpon. C’est lui qui accompagne le protagoniste à travers son cheminement: « le harpon suit le personnage du jeune Kamik à toutes les étapes qui l’amènent à pleinement devenir un homme parmi les hommes » (Chartier, 2011; p. 30). Comme Stott le souligne, le harpon est symbole de vie, mais de mort aussi (Stott, 1986, p. 220). C’est cet objet qui lui permet de survivre, de se procurer sa nourriture, mais c’est aussi lui qui le tue à la fin. Quand toute la communauté retourne vers l’endroit où ils habitent, plusieurs personnes meurent dans des eaux gelées, dont la mère de Kamik et sa future femme. Il est difficile de faire abstraction de la façon dont le récit se termine, puisque cette fin peut sembler inattendue et inexplicable. Le jeune homme se suicide avec son harpon : « Kamik s’agenouilla sur la glace et plaça la pointe aiguisée de son harpon contre sa gorge. D’un mouvement brusque, il abaissa tout son corps. Le harpon du chasseur tua pour la dernière fois » (Le harpon du chasseur, p. 109). Plusieurs lectures ont été faites de cette fin, Chartier souligne que c’est probable que Kamik se suicide étant donné qu': « il a déjà démontré qu’il peut être un bon chasseur, et le regard de ses proches – sa mère, sa fiancée, ses compagnons – s’est éteint » (Chartier, 2011, p. 34). Seth Bovey, quant à lui, rappelle le conflit entre les Inuits et la nature. Il voit le suicide de Kamik comme d’un geste réfléchi : faire le choix de gagner contre la nature. Il mentionne par ailleurs comment il perçoit cette fin de Markoosie : « By thwarting this promise, Markoosie take his narrative out of the realm of the individual’s quest and places it into a larger cultural context » (Seth Bovey, 1991, p. 222). N’étant plus seulement un récit d’initiation et de survie individuelle, le but du roman semble se tourner vers la communauté. Le suicide montre que le restant de la communauté ira vivre avec les voisins Kikitajoak et que leur vie continuera même si la famille de Kamik est morte. Cette fin contribuerait à montrer le but de Markoosie : «It is a story that illustrates the survival of the Inuit as a people » (Bovey, 1991, p. 222).
Enfin, la manière dont les Inuits conçoivent les genres est intéressante afin de mieux comprendre la division des tâches et des activités, telle la chasse. En effet, pour qu’un garçon devienne un homme, il doit chasser un gibier : l’ours polaire de préférence. L’évolution de Kamik vers le statut d’homme s’effectue selon ce rituel qui, comme nous l’avons vu, s’avère une pratique essentielle dans le monde inuit. Bien que tout au long du roman il soit question de l’apprentissage et de la survie de Kamik, le suicide de celui-ci semble détourner le but de l’auteur vers la survie du peuple inuit. Quoi qu’il en soit, comme premier roman inuit, Markoosie transpose avec justesse une culture jusque-là gardée orale.
Bibliographie
Bovey, Seth, « Markoosie's Harpoon of the Hunter. A Story of Cultural Survival », American Indian Quarterly, vol. 15, no 2, 1991, p. 217-223.
Chartier, Daniel et Jean Désy, La nordicité du Québec, Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 141 p.
Chartier, Daniel, « Introduction », Le harpon du chasseur, Canada, Presses de l’Université du Québec, « Jardin de givre », 2011, p. 3-34.
Héritier, Francoise, Masculin/féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 191-204.
Laugrand, Frédéric et Jarich Oosten, Hunters, predators and prey: Inuit perceptions of animals, New York, Berghahn Books, 2015, p. 3-80.
Patsauq, Markoosie, Le harpon du chasseur, Canada, Presses de l’Université du Québec, « Jardin de givre », 2011, 191 p.
Saladin d’Anglure, Bernard, « Du foetus au chamane: la construction d'un «troisième sexe» inuit », Études inuit studies, vol. 10, no 1-2, 1986, p. 25-113.
Stott, Jon C., « Form, Content, and Cultural Values in Three Inuit (Eskimo) Survival Stories », American Indian Quarterly, Volume 10, Numéro 3, été 1986, p. 213-226.
Trott, Christopher G., « The gender of the bear », dans Problématiques des sexes, Études Inuit Studies, Volume 30, Numéro 1, 2006, p. 89-109.
Commentaires
La chasse: une activité qui demeure virile
Il est intéressant de constater que la chasse est pratiquement toujours considérée comme étant une activité qui mettrait en valeur la virilité des hommes. Dans le cas de Kamik, son statut d'homme viril passe par sa capacité à devenir un bon chasseur qui contribuerait à la survie de sa communauté. Ainsi, comme le souligne Victor Laurent Tremblay dans son ouvrage Être ou ne pas être un homme : La masculinité dans le roman québécois, la chasse était auparavant caractérisée par la ritualisation « à travers des gestes la mise à mort d'un animal sauvage, métonymie de tout le maléfique associé à la violence mimétique dangereuse, meurtre/tuerie qui, conséquemment, permettra à la collectivité de sur-vivre.» (Être ou ne pas être un homme : La masculinité dans le roman québécois, p. 204) La chasse avait donc un côté sacré, symbolique et, surtout, elle était essentielle pour la survie de la communauté. Tel qu'il est mentionné dans votre entrée de blogue, le statut d'homme de Kamik est acquis par son habilité à chasser et, par conséquent, la virilité du jeune homme serait reconnue par la communauté et mise à son service. Or, de nos jours dans les sociétés occidentales, la chasse apparaît plutôt comme étant une acitivité individuelle qui n'est plus vitale. Elle serait surtout une «occupation de loisirs» (Être ou ne pas être un homme : La masculinité dans le roman québécois, p. 204), un plaisir ludique. Cette activité reste cependant associée dans l'imagianire collectif à l'identité viril de l'homme puisqu'elle procurerait des «plaisirs virils» (Être ou ne pas être un homme : La masculinité dans le roman québécois, p. 204) à cause de son caractère dangereux.