Université du Québec à Montréal

Du charisme au danger: le potentiel érotique de l’ours, entre spiritualité et subversion

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Dans ma première entrée, j’affirmais vouloir recomplexifier le rapport des femmes à la nature des territoires nordiques et envisager un cadre éthique à mon mémoire. Dans le cadre de ce carnet, je souhaite dans cette optique me pencher sur un cas plus précis : celui de l’ours. 1 Il me semble que c’est l’animal tout indiqué pour aborder les questions relatives à la fois au genre et aux territoires nordiques. Je pense que ce cas particulier va me permettre, par la suite, d’entamer des réflexions plus larges sur ces rapports.

Cette idée est survenue lorsque je suis parvenue, sur le site de l’encyclopédie canadienne, à une entrée qui débute comme suit :« Le roman Bear2 (Toronto, 1976; trad. L'Ours, v.1984), de Marian Engel, récipiendaire du prix du Gouverneur général, a été qualifié de roman le plus controversé jamais écrit au Canada parce que son héroïne a une relation érotique avec un ours. 3 » J’ai décidé de le lire, car j’étais intriguée par ce sommaire doublé de ce prix au caractère institutionnel. À la suite de ma lecture, mon sentiment d’étrangeté se mêlait à mon impression qu’il me manquait des référents et une contextualisation en vue d’une compréhension globale de ce récit. Ma réception ne diffère pas de celle de plusieurs lecteurs qui ont sourcillé à travers le temps face à ce roman qui, depuis sa parution, a semé sporadiquement la controverse. Et ce, jusqu’à tout récemment, en 2015, alors que la couverture a été reprise sous la forme de mème 4 et a poussé à une réimpression du livre. 5 Cela démontre la curiosité que soulève ce récit, qui pose, par son caractère subversif, des questions ouvertes quant à la relation de l’humain à l’animal, questions que je voudrais me poser.

De la spiritualité à la subversion

J’ai ainsi constaté que le trope de la relation femme/ours était commun dans les récits nordiques, particulièrement dans ceux de certaines nations autochtones. Kaarina Kailo en recense plusieurs dans l’ouvrage Women and Bears : The Gifts of Nature, Culture and Gender Revisited. Elle affirme que ces récits, qui sont l’expression d’une spiritualité feminine, offrent : « alter-natives to how the religious and spiritual realms have come to be naturalized in patriarchal, institutionalized religions 6». Je souhaite me questionner, à partir de cet ouvrage, sur la frontière entre la spiritualité et la subversion dans la mise en récit du rapport femme et ours, en usant de diverses sphères de savoirs, tout comme Kailo, pour bonifier ma réflexion.

L’ours, le danger et la femme

En recherchant des faits plus concrets sur le rapport femme/ours, l’hypothèse selon laquelle les femmes, durant leur menstruation, pourraient être plus sujettes à des attaques d’ours revenait souvent. 7 8 Ce rapport est apparu dans le discours populaire et scientifique en 1967, après l’attaque d’un grizzly à l’égard de deux femmes qui avaient leurs règles.9 Malgré le manque de preuves évidentes, de telles croyances perdurent. Dans la conclusion d’une thèse à ce sujet, Caroline P.Byrd affirme que ce n’est pas justifié d’inculquer ainsi une peur non fondée aux femmes. Elle émet l’hypothèse qu’une telle croyance renforce l’idée que les femmes ne sont pas faites pour la wilderness. 9 Cet imaginaire de la femme vulnérable face à la nature est une voie qui me permettra de penser les rapports de genre face aux espaces naturels. Ma réflexion sera bonifiée par ma lecture prochaine du récit de l’anthropologue Nastassja Martin, Croire aux fauves. 10 Cette dernière l’a écrit à la suite d’une attaque d’ours, qu’elle envisage avec une certaine spiritualité et qui a remis en question son rapport au non-humain.11 Cela se place en dialogue avec la fin du roman Bear, qui remet aussi en question un tel rapport à l’animal : l’ours dont la protagoniste est éprise, et qu’elle croyait entièrement domestiqué, l’attaque.

Le charisme de l’ours, « bear culture » et masculinité hégémonique

Malgré son potentiel de dangerosité, l’ours, plus particulièrement l’ours polaire, est souvent inclus dans ce que l’on qualifie les « espèces charismatiques » ou encore les « flaship species ». Ce sont des espèces qui attirent davantage la sympathie et la conscience du public par leur charisme général.12 Cela pose des questions quant à la hiérarchisation du vivant et ses critères, ainsi qu’à la reprise de certains animaux dans la culture populaire.

Le charisme de l’ours se voit d’ailleurs réinterprété dans son potentiel érotique dans un sous-groupe des communautés gaies à travers le « Bear culture », qui est un retour à un idéal masculin hégémonique.13 Dans son étude à ce sujet, Peter Hennen mentionne que: « the subversive potential of these practices is significantly undermined by an attendant set of practices that reflect heteronormative and hegemonically masculine interpretations of sex. 14 » Le potentiel subversif prend une autre forme que celui qui a été énoncé plus haut par rapport à l’érotisation de l’ours. Ici, c’est plutôt par un retour à ce qui est perçu comme « traditionnel » que la subversion se dresse. Malgré cela, la consolidation du caractère masculin de l’ours dans l’imaginaire s’inscrit aussi dans cette érotisation.

Hypothèses et questions pour la suite de mes recherches

En regard des diverses explorations pêle-mêle invoquées plus haut, voici mes hypothèses principales, qui ne sont pas encore confirmées ou infirmées:

  1. L’ours comme animal érotique pourrait se construire à partir de la tension entre son potentiel de danger et son charisme.
  2. L’érotisation de l’ours serait-elle un renversement de la peur que les femmes devraient ressentir à l’égard de celui-ci? J’aimerais soumettre l’hypothèse que des récits comme celui d’Engel seraient un acte de résistance face au danger et à la masculinité hégémonique de l’ours. J’aimerais filer, au travers de cette hypothèse, la question de la frontière entre la subversion ainsi que le spirituel dans la mise en récit de tels schémas.
  3.  Plus largement, je pense que l’ours, entendu comme un imaginaire générique, est un lieu de tension dans la culture populaire. Pensons notamment à l’ours polaire, qui est à la fois utilisé par les médias comme emblème du réchauffement climatique, et inversement, dans les publicités d’une grande multinationale comme Coca-Cola.  Cette tension, combinée au potentiel de dangerosité de l’ours, met en relief des rapports proie/prédateur dont les rapports de forces se modulent dans la culture et dans les rencontres concrètes avec les ours.

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Commentaires

Portrait de Yannick Ouellette-Courtemanche

Bonjour Pénélope, je tenais tout d’abord à te dire que je trouve ton sujet et les questions que tu convoques très intéressants. Je ne crois pas que j’aurais pensé à ces idées et à ces expériences du potentiel érotique de l’ours, de l’inadéquation perçue (et donc stéréotypée) entre femmes et wilderness sans tes réflexions. De même, je n’aurais sans doute jamais entendu parler du roman Bear d’Engel et l’expérience inédite du monde qu’il met en forme. Ce sont donc de belles découvertes et j’ai hâte que tu nous communiques le résultat de tes recherches.

J’aurais deux ensembles de suggestion d’idées et de sources.

Le premier ensemble concerne cet imaginaire de vulnérabilité des femmes vis-à-vis de la nature. Je sais que des anthropologues, des femmes surtout, tentent de réfuter ce vieux topos de la pensée anthropologique et patriarcale (je suis malheureusement incapable, pour le moment, de remettre la main sur ces textes, mais je vais continuer mes recherches). Ce topos concerne moins la vulnérabilité que leur supposée inadéquation, bien que ceux qui affirment la réalité du topos vont conclure de l’inadéquation à la vulnérabilité. Selon ces anthropologues, il n’existe pas de preuve objective permettant de conclure que les femmes des temps anciens ne participaient pas à la chasse, à la battue, etc., dans la wilderness. Elles concluent donc que ce topos est plutôt une conséquence d’un imaginaire patriarcal actuel qui projette ses certitudes, sa vision du monde sur les rapports sociaux anciens.

Le deuxième concerne le rapport humain/non-humain, ici femmes/ours. Bien que ce rapport puisse apparaitre comme un exemple d’appropriation culturelle puisqu’il puise dans l’imaginaire autochtone, ce qu’il est sans doute en partie, il me semble également pouvoir exprimer autre chose (il faudra voir, avant de conclure, comment ce rapport est établi dans Bear), quelque chose comme un devenir-animal, qui est moins une appropriation qu’un élan vers autre chose. Le concept de devenir-animal provient des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, surtout thématisé dans Mille plateaux au plateau « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible »; ce concept doit être pensé par rapport au couple minoritaire/majoritaire, le devenir étant toujours le passage vers le mineur depuis une identité majeure. Sur la question du mineur/majeur, ce plateau en présente une bonne saisie que la toute fin du plateau « Postulats de la linguistique » complète. L’idée de devenir-animal permettrait ainsi de penser le rapport femmes/ours du point de vue d’une augmentation de la puissance (vers un devenir-mineur d’un état majeur) sans hiérarchiser aucune des entités (pour ces philosophes le devenir-animal de x est toujours, réciproquement, le devenir-x de l’animal) et sans penser ce rapport comme une métaphore, un fantasme. Une belle lettre de Frédéric Bisson, intitulée « Lettre ouverte à Michel Onfray » présente une telle lecture deleuzo-guattarienne des rapports entre humains et animaux du point de vue de l’érotisme (ici, entre autres, à propos de la toile Le rêve de la femme du pêcheur). À ma connaissance, Mille plateaux est disponible en PDF sur le Web; j’en ai moi-même une copie numérique que je pourrais te transférer si tu le souhaites.

Au plaisir de lire ton projet final,

Yannick

Portrait de Diane Gauthier

Ton projet, Penelope, saura apporter sans aucun doute un éclairage tout à fait intéressant en particulier par rapport à l’approche écoféministe et écopoétique. Il est très original et puisqu’il fait écho à certaines interrogations apportées au sein du groupe de recherche dont je fais partie, permets-moi de te référer au carnet de recherche d’un de mes collègues. Tu pourrais, je crois, y trouver résonance aux questions que tu soulèves et c’est pourquoi, il me semble approprié d’entreprendre ce dialogue entre vos différents points de vue.

 

Dans son analyse de l’article de l’artiste David Wahl, Pierre-Olivier Gaumond dans son texte intitulé La posture « relationnaliste » comme réponse au désenchantement apporte un éclairage intéressant sur la relation entre les animaux et les humains. Le texte relate les circonstances de la rencontre de l’auteur avec un manchot. Dans son analyse, Pierre-Olivier s’intéresse à l’expérience de recherche-création de Wahl et l’aborde selon l’angle proposé par Morizot et Mengual qui suggère une combinaison de la sensibilité des arts et de la curiosité de la science pour tenter un regard différent sur l’autre qu’humain. Ceci pourrait être le point de départ d’une redéfinition de cette relation humain/animal qui, je crois, fait partie des sujets que tu souhaites aborder.

 

Il est vrai que ton projet pose plusieurs questions et que ce n’est qu’un aspect parmi plusieurs autres dont il est question dans ce texte. Toutefois, j’espère que cette proposition contribuera à trouver quelques réponses aux questions sur lesquelles tu te pencheras et qu’elle t’apportera des pistes intéressantes pour nourrir la suite de ta réflexion.

Portrait de Sabrina Rinfret-Viger

Bonjour Pénélope,

Tout d’abord, ton projet me semble tout à fait pertinent. Je ne m’étais jamais penchée sur la figure de l’ours ainsi que sur son rapport relationnel avec la femme. Ton entrée m’a introduite à plusieurs notions dont le “Bear culture”. Je trouve particulièrement intéressante ton hypothèse sur l’érotisation de l’animal comme processus de renversement face à la peur supposée que les femmes devraient ressentir face à l’ours. Mon commentaire reposera sur deux axes de ton entrée soit la spiritualité du rapport femme-nature ainsi que l’imaginaire générique de l’ours polaire.

D’une part, j’aimerais aborder l’enjeu entourant la place de la femme dans le wilderness en évoquant la figure de la “femme-territoire” très présente dans la littérature innue et développée par Joëlle Papillon dans son analyse du recueil Bleuets et abricots de Natasha Kanapé Fontaine.[1] Cette figure oblige à penser le territoire comme une continuité du corps de la femme. Ainsi, un lien d'appartenance réciproque avec la nature et le territoire est bien vivant. La relation entretenue avec la terre complexifie le stéréotype de la femme vulnérable et dépourvue dans la nature puisqu’elle y est présentée comme étant forte, solide et en parfaite symbiose avec son territoire.

D'autre part, l’imaginaire de l’ours polaire m’a rappelé Le harpon du chasseur de Markoosie Patsauq, le premier roman écrit par un inuit dans lequel le personnage principal choisi la mort après qu'un ours ait tué sa famille. Bien que le livre ne représente pas un rapport femme-ours, la fatalité du dénouement s’inscrit dans la tension que tu soulèves dans ta troisième hypothèse. J’espère que ces quelques pistes pourront aider à enrichir ton travail.

 

[1] Papillon, J. (2019). « Bleuets et abricots : la femme-territoire de Natasha Kanapé Fontaine », Études littéraires, 48 (3), 79–95. https://doi.org/10.7202/1061861ar