Présentation du colloque
En prenant exemple sur les rares travaux d’anthropologues (Augé, Loraux, Dorty & Küchler), de sociologues (Connerton) et d’historiens (Mazurel, Gacon, Rousso, Stora, Ferro, Rey), ainsi que sur des travaux plus spécifiques à la littérature (Blondiaux, Weinrich, Guidée, Wolf) et au cinéma (Didi-Hubermann), ce colloque international considérera l’oubli comme le complément de la mémoire, et non son contraire. Elle cherchera à identifier au contraire les mots, les motifs, les figures et les savoirs relatifs à une vocation amnésiologique différente du devoir ou du travail de mémoire souvent attribué aux œuvres d’art et à la littérature. Afin de distinguer clairement cet art de l’oubli de la vocation mémorielle – sinon patrimoniale – généralement accordée au roman, cette étude propose le terme de littérature léthéenne. Il qualifie, par référence au fleuve légendaire de l’Antiquité, les formes-sens d’une œuvre qui compose un espace de reconfiguration de la mémoire collective d’après ses oublis, dont le relevé fonde une écriture ou une représentation critiques et inventives. Revenir sur des épisodes méconnus ou gênants d’une histoire qui est de notoriété publique ; faire entendre les aspects négligés d’une œuvre antérieure ; donner à lire les potentialités inaccomplies d’une séquence historique écrite avec des si, consacrer des figures anonymes, contester les récits établis, ce sont là quelques-unes des démarches qui caractérisent la mise en texte et en images de l’oubli dont ce colloque international veut dresser un aperçu historique.
Ce colloque international, organisé par l’Université Paris 8 & l’Université de Montréal, en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST), s'est déroulé du 31 mai au 4 juin 2021, par visioconférence sur la plateforme Zoom.
Crédit (image): Tri City Drive-In, Hiroshi Sugimoto via Wikipaintings
Programme du colloque
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Jour 1. 31 mai 2021
Conférence inaugurale
- Isabelle Daunais (McGill). «Une forme pour l’oubli»
Séance - Pertes et fragments
- David Azoulay (UQAM). «La pratique fragmentaire de Maurice Blanchot: art de l’oubli, art de la mémoire»
- Patrick Maurus (INALCO). «Continuer pour ne pas effacer»
- Antoine Paris (Sorbonne Université–UdeM). «De l’écriture de l’oubli au diktat de la mémoire. Une collection très particulière L’écriture et l’oubli de Bernard Quiriny»
Jour 2. 1er juin 2021
Séance - Fascisme et mémoires traumatiques
- Claudia Cerulo (Université de Bologne). «L’encre sur le silence. Les objets de la mémoire et les images de l’oubli dans Heimat, loin de mon pays et L’amour ferme les yeux»
- Nathanaël Wadbled (CREM). «Les lieux abandonnés d’Auschwitz. Les traces du travail forcé que ne photographient pas les visiteurs» [Communication non-disponible]
- Céline Richard (UPMC). «De la nuit de l’amnésie aux lumières du cosmos: poétiques de la mémoire traumatique en temps de terrorisme»
- Sabrina Grillo (UPEC). «Du silence à l’oubli: étude de cas de la (re)construction filmique de la mémoire des prisonniers politiques franquistes»
Conférence
- Yervant Gianikian, cinéaste. «Amnésies chimiques vues à travers notre "caméra analytique"»
Jour 3. 2 juin 2021
Séance - Figuration de l'amnésie
- Marion Froger (UdeM). «Les personnages-refuges de l’après-guerre dans le cinéma français» [Communication non-disponible]
- Micol Bez (Université de Johannesburg). «Faire monument: amnésie collective et monument littéraire dans l’œuvre de Joséphine Bacon, Koleka Putuma et Igiaba Sciego»
Séance - Traquer et recomposer les mémoires sociales
- Sam Racheboeuf (Université Grenoble-Alpes). «Régine Robin: Écrire tout contre l’oubli»
- Delphine Edy (CRLC–Sorbonne Université/ACCRA–Université de Strasbourg). «Nos fantômes et nos vies. Littérature et théâtre aux prises avec l’amnésie sociale (Didier Eribon et Edouard Louis)»
Jour 4. 3 juin 2021
Séance - Amnésies pathologiques
- Bernabé Wesley (UdeM). «L’amnésie pathologique et la figure du double: Siegfried et le Limousin de Jean Giraudoux»
- Alban Pichon (Université Bordeaux Montaigne). «Effacement et répétition. Dynamique de l’oubli dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin»
Séance - Ethnocide et mémoire recouverte
- Jean-François Chassay (UQAM). «Comment filouter l’Histoire: Louise Erdrich et la mémoire en pagaille»
- Solène Mehat (Paris 8). «Détours et silences du poème pour dire l’histoire chez Édouard Glissant et Layli Long Soldier»
Jour 5. 4 juin 2021
Séance - Mémoires aquatiques
- Elvina Le Poul (Paris 8). «Mémoire des eaux vives chez Jean-Christophe Bailly» [Communication non-disponible]
- Felicia Cucuta (Harvard University). «Les spectres de Zong!, un poème hauntologique de Marlene NourbeSe Philip»
Conférence de clôture
- Marie Cosnay, écrivaine. «Les souvenirs sont capricieux. L'oubliothèque de Marie Cosnay»
Organisation du colloque
Pauline Hachette est docteure en Littérature et langue françaises. Sa thèse soutenue en 2018 à Paris 8, s’intitule «Sous le signe de la colère. Étude d’une passion ostentatoire (H. Michaux, L.-F. Céline)». Elle explore, dans une perspective transdisciplinaire, le dialogue théorique autour des affects tels qu’ils peuvent être saisis dans le texte littéraire et s’attache à rendre compte d’une histoire culturelle et conceptuelle de la colère avant d’analyser deux modes de représentation de cette passion. Ses publications portent principalement sur la question de la représentation du conflit et des passions dans différents domaines (littérature, arts visuels, discours social). Agrégée de Lettres modernes, Pauline Hachette enseigne actuellement en tant que PRAG en Culture, Expression et Communication à l’IUT de Sceaux (Université Paris Saclay).
Elvina Le Poul est doctorante en Littératures Comparées à l’Université Paris 8, au sein du Fablitt-LHE (Fabrique du littéraire). Diplômée d’un master de Théorie de la littérature et d’un master d’Anthropologie, elle prépare une thèse sur la politique des eaux vives dans la littérature contemporaine sous la direction de Lionel Ruffel. Elle s’intéresse tout particulièrement aux croisements entre les questionnements écologiques et littéraires. Récemment, elle a co-organisé le colloque international «Qu’est-ce qu’une femme poète? Histoire, politique, création.» Elle est membre du comité de rédaction de la revue Jef Klak et écrit pour des revues indépendantes.
Professeur adjoint au Département des littératures de langue française depuis juin 2020, Bernabé Wesley est l’auteur de L’oubliothèque mémorable de L.-F. Céline. Essai de sociocritique, ouvrage publié en 2018 aux Presses Universitaires de Montréal. Ses recherches portent en priorité sur le roman français du XXe siècle, la sociocritique des textes, la mémoire collective et Louis-Ferdinand Céline. Membre actif du CRIST, du CIREMM (Paris 8), de la SELF et de la Société d’Études Céliniennes, il a codirigé différents ouvrages collectifs et a également publié différents articles dans la Revue des Sciences Humaines, Alternative francophone, Elfe, @nalyses, Études céliniennes, etc. Projet de recherche en cours: «Des amnésies mémorables. La mise en texte de l’oubli collectif dans le roman français (1900-1980)» (CRSH, 2019-2021; FRQSC 2021-2024).
Les souvenirs sont capricieux. L'oubliothèque de Marie CosnayC'est des trous de mémoire que surgissent les histoires: il y a là, quelque chose d'impersonnel barré de quelques phrases, de quelques chocs, de quelques signes, le tout s'interprète, on y erre, s'y trompe, on bifurque, on oublie l'essentiel et on rate son but, ça fait plus d'une histoire. |
Les spectres de «Zong!», un poème hauntologique de Marlene NourbeSe PhilipZong! (2008) de Marlene NourbeSe Philip, écrivaine née à Tobago qui habite à Toronto, repose sur une histoire douloureuse entremêlée de colonialisme, d'esclavage et d'une justice circonstancielle qui a effacé l’identité noire et a affirmé la suprématie blanche. Ce poème raconte le meurtre d'environ 150 esclaves en 1781, jetés à la mer par-dessus bord du navire négrier de Liverpool Zong. |
Détours et silences du poème pour dire l’histoire chez Édouard Glissant et Layli Long SoldierPour les poètes Édouard Glissant et Layli Long Soldier, il s'agit simultanément de résister à l'imposition d'un discours officiel qui ne prend pas en compte les perspectives de leurs ancêtres et de proposer un rapport à l'histoire qui compose avec un passé parcellaire car fait de silences et d'oublis. Ces silences sont ceux des archives perdues tout comme des témoignages impossibles du fait du trauma colonial. La poésie a alors vocation à créer une nouvelle mémoire en explorant les zones d'ombre du passé pour se les réapproprier et en faire une source de création. |
Comment filouter l’Histoire: Louise Erdrich et la mémoire en pagailleEn 1985, Kenneth Lincoln publiait aux États-Unis Native American Renaissance qui s’est imposé depuis (malgré des critiques) pour désigner le renouveau de la littérature autochtone. Il voyait alors dans House Made of Dawn de Navarre Scott Momaday, qui remporte le prix Pulitzer en 1969, son point de départ. Cette renaissance concerne une nouvelle génération de romanciers et romancières, de poètes, mais aussi la redécouverte d’une culture orale marginalisée et la volonté de lui redonner une place dans la trame culturelle et l’histoire américaine. |
Effacement et répétition. Dynamique de l’oubli dans «Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)» d’Arnaud DesplechinAlban Pichon propose une analyse du film Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, 1996) et des formes qu’y prend le travail de l’amnésie. La mise en scène de l’oubli s’inscrit dans une préoccupation, narrative et formelle, de la filmographie de Desplechin qui s’attache à filmer disparitions et retours. |
L’amnésie pathologique et la figure du double: «Siegfried et le Limousin» de Jean Giraudoux«Il a été trouvé sur le champ de bataille, au début de la guerre, nu et agonisant, et après deux mois d’inconscience, s’est réveillé sans mémoire» (59). C’est en ces termes qu’est présenté Forestier, l’ami du narrateur de Siegfried et le Limousin (1922) de Jean Giraudoux. En janvier 1922, le narrateur apprend qu’un célèbre juriste allemand, Siegfried von Kleist, est en réalité l’un de ses amis, l’écrivain Forestier. Retrouvé nu, blessé et amnésique à la fin de la guerre, Forestier a refait sa vie outre-Rhin sous un autre nom et sans aucun souvenir de sa vie française. |
Nos fantômes et nos vies. Littérature et théâtre aux prises avec l’amnésie sociale (Didier Eribon et Edouard Louis)En souscrivant à la proposition de Stanislas Nordey d’écrire pour le théâtre, Édouard Louis choisit de revenir à la figure paternelle, déjà au cœur de son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule (2014). Raconter sa nécessaire fuite du milieu de son enfance s’apparentait alors à une tentative de «faire mémoire» pour mieux comprendre les raisons de son départ. |
Régine Robin: Écrire tout contre l’oubliDepuis sa thèse Le roman mémoriel. De l'histoire à l'écriture du «hors-lieu» menée sous la direction de Marc Ferro à l’EHESS et soutenue en 1989 jusqu’à son tout récent essai sur l’œuvre de Patrick Modiano, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre, paru en février 2020, Régine Robin n’a eu de cesse de solliciter l’histoire et la littérature pour explorer et questionner les rouages de la mémoire et de l’oubli. |
Faire monument: amnésie collective et monument littéraire dans l’œuvre de Joséphine Bacon, Koleka Putuma et Igiaba SciegoÀ travers une lecture croisée de l’expérience poétique de Joséphine Bacon, Koleka Putuma et Igiaba Sciego, Micol Bez explore le fonctionnement d’une dialectique excessive de l’amnésie qui aboutit à une écriture non-pacifiée, toujours en conflit. Dès que l’on commence à commémorer, il y a le risque de soustraire la mémoire à la vie et à l’espace des corps désirants qui seul peut être le prélude au politique. |
Amnésies chimiques vues à travers notre «caméra analytique»«Tenir un journal, c'est défier l'amnésie, c'est retracer jour après jour l'expérience que l'on fait de la vie et plus particulièrement de l'art, à la première personne. La principale caractéristique d'un journal intime est l'intimité, il laisse des signes mnésiques qui sont le contraire de l'oubli et de l'amnésie.» |
Du silence à l’oubli: étude de cas de la (re)construction filmique de la mémoire des prisonniers politiques franquistesSolder une dette envers les victimes du franquisme, du moins y contribuer, c’est l’enjeu du documentaire Presos del silencio (2004). Dans ce film, divers témoignages d’espagnols anarchistes et républicains font état d’une expérience sensible de la guerre d’Espagne, de l’exil, de la répression et du silence imposé d’abord par le régime du dictateur Franco puis par une Loi en 1977 (connu comme Pacte de l’oubli). |
De la nuit de l’amnésie aux lumières du cosmos: poétiques de la mémoire traumatique en temps de terrorismeL’autobiographie fictive intitulée Noite dentro da noite (2017) (Nuit dans la nuit, en français) de l’écrivain brésilien Joca Reiners Terron est très centrée sur le thème de l’amnésie traumatique en temps d’oppression tant dictatoriale que totalitaire. La double nuit qui donne son nom au titre de l’œuvre est en fait une amnésie traumatique, qui se trouve imbriquée dans la nuit dictatoriale. |
L’encre sur le silence. Les objets de la mémoire et les images de l’oubli dans «Heimat, loin de mon pays» et «L’amour ferme les yeux»Si, comme le dit Lukács, toute forme artistique est la résolution d’une «dissonance existentielle» que l’artiste tente d’exorciser dans l’acte créateur, écrire sur l’Holocauste est un véritable défi à l’irreprésentable qui –pour être mis en œuvre– a besoin d’une forme qui utilise tous les langages capables d’investiguer le spectre implacable d’un traumatisme qui n’a jamais cessé d’agir sur notre présent et qui continue de faire partie des thèmes abordés par la littérature, en particulier dans le cas des littératures dessinées. |
De l’écriture de l’oubli au diktat de la mémoire. Une collection très particulière «L’écriture et l’oubli» de Bernard QuirinyLa première nouvelle du recueil Une collection très particulière de Bernard Quiriny (2012) présente un écrivain imaginaire, Robert Martelain, incapable de se souvenir de ce qu’il a écrit la veille et même incapable de reconnaître son propre style dans les pages dont il est pourtant l’auteur: «La nuit effaçait tout. |
Continuer pour ne pas effacerComme le pensait Renan, une nation est faite autant d’oublis communs que de souvenirs communs. Mais ce n’est là qu’un seul aspect de la question mémorielle, son oubli, et d’un aspect seulement de celui-ci, l’oubli sélectif. Oubli négationniste sous ses formes extrêmes, oubli passif plus souvent, comme celui de la France qui persiste à ne pas se penser comme postcoloniale. Est-ce que la littérature pourrait venir combler ce vide, poser les questions qui dérangent? |
La pratique fragmentaire de Maurice Blanchot: art de l’oubli, art de la mémoireDans Le pas au-delà, publié en 1973, Maurice Blanchot affirme que la pratique littéraire est l’incarnation emblématique d’une écriture qui, dans sa manifestation scripturaire, doit effacer ses propres traces: «Écrire n’est pas destiné à laisser des traces, mais à effacer, par les traces, toutes traces, à disparaître dans l’espace fragmentaire de l’écriture, plus définitivement que dans la tombe on ne disparaît […]» (p. 62). |
Une forme pour l’oubliLa mémoire et l'oubli ne sont pas que des phénomènes qui structurent notre pensée, ils existent également au sein de formes ou, si l'on préfère, nous leur trouvons des formes pour qu'ils accompagnent notre pensée. L'une de ces formes est éminemment celle du roman, dont la longueur et les espacements conduisent à ce qu'on peut appeler un art de l'oubli: oubli de ce que nous lisons au fil des pages, oubli par les personnages de ce qu'ils ont eux-mêmes vécu, éloignement graduel de leur passé, disparition progressive des mondes qui les ont vu naître. |