Introduction [Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine]

Introduction [Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine]

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Alors qu’à chaque présentation de la grille télévisuelle et radiophonique de l’automne, universitaires, écrivains et éditeurs se plaignent de l’absence d’émissions littéraires sur les ondes et les écrans québécois, force est pourtant de constater qu’au cours des vingt dernières années la littérature n’est jamais disparue de la scène médiatique. Au contraire, chaque magazine grand public a maintenant sa section littéraire, la radio d’État lui consacre une émission quotidienne, plusieurs villes du Québec ont leur Salon du livre et les blogues sur le sujet se multiplient. De même, la réorganisation du programme d’enseignement du français au collégial en 1998 a généré de fortes discussions sur la place de la littérature québécoise dans le cursus scolaire. Plus récemment, le changement d’intitulé du programme collégial d’Arts et Lettres a rappelé à la mémoire de plusieurs que la littérature n’est pas uniquement un divertissement, mais une manière d’appréhender le monde, voire de le construire. À quoi tient alors cette impression tenace de l’invisibilité de la littérature dans le champ médiatique québécois et, plus généralement, dans l’espace social?

Serait-ce la définition de l’objet «littérature» construite par les acteurs de ce champ qui est insatisfaisante? Ou encore les lieux d’une critique littéraire considérée comme «valable» qui auraient été déplacés? Ces questions sont pertinentes, car si les spécialistes et les producteurs de la littérature d’ici réitèrent que les médias ou les institutions scolaires ne laissent pas une place suffisante à la littérature québécoise, c’est peut-être qu’ils considèrent que ce dont on parle n’appartient pas au littéraire, ou encore qu’on traite de la littérature, celle qu’ils reconnaissent comme telle, d’une manière inadéquate.

Ce qui se trouve donc en jeu est l’objet qu’est la littérature, la «substance» que ce mot désigne. La confusion règne lorsque vient le temps de définir ce mot qui regroupe tant un usage artistique du langage que l’ensemble de ce qui a été écrit sur un sujet donné (littérature médicale, économique, de psychologie sociale, etc.). Ce terme a, de plus, tendance à être aujourd’hui amalgamé à celui de «livre», l’un étant très souvent traité comme l’autre, si bien que l’offre artistique qu’est la littérature est sinon mise de côté, du moins placée sur un pied d’égalité avec celle des livres de cuisine ou de croissance personnelle.

Il ne s’agit pas ici d’opposer à la littérature présentée dans les différents lieux de diffusion que sont les médias de masse, les revues culturelles et littéraires, les salons du livre et autres festivals une «vraie» littérature dont on ne parlerait pas, une littérature élevée à un statut d’exception qui ne saurait être souillée par le langage commercial des revues féminines ou des journaux —bien qu’on se plaigne constamment qu’elle y soit un peu dévergondée. Il s’agit plutôt d’analyser la définition de la littérature québécoise contemporaine proposée par ces discours dits périphériques, c’est-à-dire qui n’émanent ni de ses producteurs (écrivains, éditeurs) ni de ses spécialistes (chercheurs universitaires). Il importera plus spécifiquement d’interroger la manière dont les pratiques culturelles, les discours médiatiques, la mise en marché du «produit littéraire» et l’emploi nonchalant de termes propres au domaine littéraire concourent à former une idée de ce qu’est ou de ce que devrait être la littérature québécoise d’aujourd’hui. En somme, les questions qui sous-tendent les articles qui composent ce dossier sont les suivantes: comment parle-t-on de la littérature québécoise, à l’extérieur de ses lieux de production? Comment ces différents discours circonscrivent-ils une «idée» de la littérature québécoise contemporaine, tant son canon que les nouveaux auteurs, ou encore les transformations des pratiques textuelles qui l’organisent? Tous ces discours sur la littérature québécoise en font-ils un objet de plus en plus accessible ou tendent-ils à l’inscrire en marge d’une culture de consommation, assoiffée de nouveautés et de «buzz» médiatique? De quelles manières des visées partisanes, politiques et commerciales participent-elles à la définition de la littérature québécoise contemporaine? Quel statut accorde-t-on au discours spécialisé, au spécialiste lui-même, sur les différentes plateformes où l’idée de littérature est constituée? Finalement, y a-t-il un dialogue possible entre ces discours et nos propres pratiques de chercheurs?

Cofondateur des cahiers littéraires Contre-jour, Jean-François Bourgeault est bien placé pour réfléchir, dans un article au ton essayistique, à ce qu’il nomme «la condition d’Humpty Dumpty» décrivant bien, selon lui, les revues littéraires québécoises. Ni journalistiques ni savantes au sens où l’entend le milieu universitaire, ces revues se tiennent, à l’image de ce personnage de Lewis Carroll, dans un équilibre précaire sur le mur érigé entre «l’empire du Nombre» (Valéry) et le monde savant:

Si Humpty Dumpty me semble le saint patron des revues littéraires, écrit Bourgeault, [… c’est] qu'il pose de façon extrêmement claire l'acte de naissance polémique des revues, lesquelles sont prises […] dans une joute interminable où il s'agit de savoir qui seront les maîtres dans l'usage de certains mots talismaniques —à commencer par celui, fondamental, de littérature.

Le pouvoir de nommer, mais surtout de remettre en jeu le sens des mots pour échapper aux catégories établies par les médias de masse d’une part, et par les «spécialistes» de la chose littéraire d’autre part, appartiendrait en propre à ces lieux de publication.

Cette posture mitoyenne, qui investit le «ni-ni» d’une portée performative en ce qu’elle provient d’une position critique en même temps que créatrice, convient parfaitement à la revue OVNI dont Marie-Hélène Constant étudie le premier numéro, composé de neuf éditoriaux. Cherchant à «situer leurs discours en périphérie des institutions et des lieux de diffusion des productions culturelles institués», les acteurs de la revue s’associent à deux figures d’«intrus», soient l’ovni et le trickster. S’ils revendiquent, par la comparaison à l’ovni, une liberté permise par la fugacité de l’engin et la surprise qu’il crée chez celui qui doute de l’avoir aperçu, les participants à ce premier numéro prennent position dans le champ littéraire contemporain en interpellant la figure du trickster. Personnage de légende, «renard rusé, mais qui finit aussi parfois par se faire prendre au jeu», le trickster devient la métaphore de la posture critique des collaborateurs d’OVNI par rapport à l’institution littéraire:

c’est à l’intersection entre le discours savant sur la littérature, entre la création, les histoires orales et la littérature même […] qu’Ovni joue au trickster. Et depuis ce lieu médian, la revue propose un contrepoint au discours cynique qui traverse les hérauts contemporains de la fin des lieux de pensée de la littérature et de la culture.

Si l’objectif poursuivi par les revues littéraires est de proposer, par l’exemple ou la réflexion, des définitions de la littérature qui reconfigurent les acceptions largement répandues dans les milieux savants et les journaux, il devient plus que pertinent d’interroger l’emploi. S’aidant d’un logiciel informatique de lecture permettant «d’étudier la forme d’un langage, les collocations lexicales et les idiosyncrasies», Joséane Beaulieu-April analyse l’usage fait par les quotidiens Le Devoir et Le Journal de Montréal du mot «poésie». Qu’il soit employé dans les cahiers culturels ou sportifs de ces journaux, le terme «poésie», comme en conclut l’auteure, «devient synonyme de beauté, d’élégance, d’originalité, de complexité ou même, dans certains cas, d’inutilité». Possédant, dans les grands quotidiens, toutes les significations, utile pour parler tant de hockey que de design d’intérieur, le mot «poésie» en vient à ne plus rien désigner de précis, surtout pas le genre littéraire qui lui est rattaché.

Or si les journaux de la province font peu de cas de la poésie, Jonathan Lamy nous apprend qu’il en est un «type» qui connaît sinon une popularité croissante, du moins une visibilité de plus ne plus grande dans les festivals et événements littéraires au Québec: la poésie des Premières nations. Recensant minutieusement les multiples apparitions et lectures publiques des poètes autochtones, l’auteur constate les effets de la soudaine intégration de ces écrivains au champ littéraire québécois: «ces différentes lectures contribuent à défiger les idées préconçues que l’on peut entretenir envers les Premières Nations en général, en les associant non pas à un passé lointain mais à des pratiques résolument contemporaines.» Liée peut-être à la récente prise de parole des communautés autochtones engagées dans le mouvement «Idle no more», la force récente de cette «poésie rouge» «opèr[e] un changement dans les relations culturelles de la Belle Province [et] concourt de ce que l’on pourrait nommer une “Paix des Braves” symbolique». 

Finalement, les pilotes de ce dossier ont choisi de se pencher sur le discours tenu sur la littérature québécoise dans deux lieux de grande diffusion: les émissions littéraires télévisées et le Salon du livre de Montréal. Chloé Savoie-Bernard et Daniel Letendre s’interrogent sur l’objet «littérature» construit pour faire la publicité du Salon du livre ou des émission littéraires. Étudiant les discours qui font la promotion de ces «événements», les auteurs constatent que

tant du côté des émissions littéraires que de celui du SLM, la littérature est considérée comme une force d’attraction pour le public […] L’expérience esthétique que la littérature offre au lecteur est reléguée, dans ces deux lieux de diffusion, au second rang, loin derrière sa valeur économique potentielle pour l’industrie culturelle.

Appât commercial pour les uns, source de plaisir et de divertissement pour les autres, la littérature n’est qu’un produit, et les écrivains au mieux des vedettes, au pire quelqu’un avec un peu d’esprit qu’il faut donc railler. 

Ce dossier est la suite d’une réflexion débutée à l’automne 2013 lors d’une journée d’étude organisée dans le cadre des travaux de recherche de l’équipe «Poétiques et esthétiques du contemporain» (FRQ-SC). Cette journée a été suivie d’une table ronde réunissant des animateurs importants du milieu littéraire médiatique québécois: Pascale Navarro, participante au club de lecture de Bazzo.tv, Claudia Larochelle, animatrice de M’as-tu lu? sur ARTV, Jean-Philippe Martel, alors blogueur pour Littéraires après tout, Charles Dionne, cofondateur du site Poème sale et finalement Julien Lefort-Favreau, directeur du cahier critique de la revue Liberté. Deux d’entre eux ont accepté de nous livrer leurs réflexions sur le travail de la critique et sur la nécessité de trouver des nouveaux lieux de diffusion pour la littérature et son discours d’accompagnement. Vous trouverez leurs textes à la suite de ceux composant le présent dossier.

 

Dossier dirigé par Chloé Savoie-Bernard (Université de Montréal) et Daniel Letendre (CRILCQ — Université Laval)

Pour citer ce document:
Savoie-Bernard, Chloé et Daniel Letendre. 2014. « Introduction [Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine] ». Dans Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine (Salon double). Carnet de recherche. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. 10/2014. <https://oic.uqam.ca/fr/carnets/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine-salon-7>. Consulté le 1 mai 2023.
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