L’univers des arts a ceci de particulier au point de vue des échanges qu’il est un «système mixte1» fondé sur la coexistence du marché et du don. La relative mixité des échanges est en fait une donnée de base de tous les secteurs des sociétés modernes2, mais en ce qui concerne le domaine esthétique, elle paraît particulièrement forte, occupant de manière inextricablement liée tous les termes de la relation. En effet, dans la production des oeuvres surviennent tout à la fois et simultanément des transactions visant le profit et d’autres où l’artiste joue le rôle de donateur; et de même en ce qui concerne la circulation, le mécénat et l’achat sont deux modalités par lesquelles un agent peut se porter acquéreur d’une oeuvre. La nature de ce qui se donne, se vend, s’acquiert ou s’échange alors varie considérablement, et il est clair que même si par hypothèse la somme en était la même, l’argent gagné grâce à des droits d’auteur ne saurait être assimilable à l’argent accompagnant un prix – l’un circulant dans le registre marchand, et l’autre dans celui du don. La tradition critique bourdieusienne a employé la notion de bien symbolique3 pour décrire la valeur accordée à ces reconnaissances non assimilables à des biens purement financiers. Pour Pierre Bourdieu, le domaine du symbolique se constitue en une sorte de marché parallèle, fonctionnant selon ses règles propres (dont la plus importante est, pour la littérature du XIXe siècle, celle de l’inversion des capitaux) mais où le don ne joue que le rôle de masque idéologique. Car ce qui est visé, dans le marché des biens symboliques, est l’intérêt de l’agent, intérêt qui peut certes être entendu au sens très large, voire comme «intérêt au désintéressement4», mais qui n’en reste pas moins soumis à une logique de marché fondée sur la concurrence et la recherche du profit – encore ici entendu au sens large. Le don est alors envisagé en tant que forme déguisée ou secondaire du marché, et les écrivains qui adoptent des comportements de désintéressement sont réputés le faire en vue d’un intérêt d’un autre ordre. Mais on peut aussi aborder la question sous un autre angle, et postuler l’existence du régime du don en tant que système de circulation autonome. Une telle démarche peut jeter un éclairage intéressant sur la question et permettre tout particulièrement de rendre compte de conflits structurants dans la littérature du XIXe siècle.
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Cet article s’inscrit dans le cadre de projets de recherche subventionnés par le Fond québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Il a d'abord été publié dans la revue COnTEXTES, en 2009.
- 1. Godbout (Jacques T.) en collaboration avec Caillé (Alain), L’esprit du don, Montréal, Boréal, 1992, p. 120
- 2. Pensons par exemple au système de santé qui, bien qu’il soit fondé sur le travail rémunéré des médecins, infirmières et auxiliaires divers, repose aussi en partie sur des dons privés (de sang, d’organes, d’argent) et sur le travail non rémunéré de ceux que l’on appelle les «aidants naturels»; voir Titmuss (Richard M.), The Gift Relationship. From Human Blood to Social Policy, New York, Vintage Books, 1972
- 3. Voir Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992
- 4. Ibid., p.45
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