Épilogue. D'ici quelque temps

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Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui.

La bande continue à se dérouler en silence.

 

RIDEAU1

Samuel Beckett, La dernière bande

L’art et la manière

 

Dès le départ est apparue la question de la perception. Celle de l’art, des représentations du monde qu’il nous offre, et surtout des images qui naissent au-delà de ces représentations. Comment l’œuvre de Samuel Beckett parvient-elle à « faire l’image », comment nous invite-t-elle à « voir » l’image et « comprendre » l’image? Pour tenter de répondre à ces questions, Bram van Velde et les autres [p]eintres de l’empêchement nous auront permis de redécouvrir — à travers le regard de Beckett — ce que signifient l’art abstrait et l’échec de la représentation, voire l’art de l’échec : « est peint ce qui empêche de peindre ». En creusant autour de cette aporie, Bergson est venu éclairer le processus qui mène à l’image pure, où le corps et l’esprit, les sens et la mémoire, sont essentiels. En plus de ces éléments, les questions de fragmentation, de morcèlement et de concentration se sont avérées être des concepts importants dans ce processus, concepts que le philosophe partage avec un autre artiste ayant inspiré l’écrivain : Eisenstein. Ainsi avons-nous tenté de retracer en quoi le cinéma avait pu influencer la façon dont Beckett arrive à « faire l’image », pour constater que, si la peinture lui avait inspiré une vision de « l’art », c’est en partie le cinéma qui fut en mesure de lui indiquer de quelle « manière » cette vision pouvait se concrétiser.

 

En se tournant vers Eisenstein, l’écrivain s’assurait, peut-être sans le savoir, de revenir à son point de départ (comme ses propres œuvres en ont d’ailleurs l’habitude) : la « littérature du non-mot2 ». Car derrière les techniques fragmentaires du cinéaste se cache en réalité une forme littéraire des plus minimalistes, dont l’essence repose sur le non-dit, l’invisible, le silence. Nous devions donc, inévitablement, regarder de plus près cette poésie visuelle, puisqu’elle suit également les chemins ondoyants qui mènent vers l’image pure. Ce faisant, nous avons pu noter que l’art du haïku, au même titre que les théories de Bergson et d’Eisenstein, rappelle au lecteur qu’il ne doit pas toujours s’attendre à « voir l’image » prendre vie devant lui… mais parfois à l’intérieur, dans son corps, son esprit, sa tête. Si l’artiste — que ce soit Bram van Velde, Basho, Eisenstein ou Beckett — s’applique à fragmenter, découper, brouiller ou assombrir, c’est d’abord pour déstabiliser celui qui reçoit son œuvre. Devant cette « chose nouvelle », ce silence, ce vide, devant les failles et les fragments, le lecteur / spectateur a sans doute au moins deux choix : hausser les épaules et continuer son chemin, ou encore s’arrêter et réfléchir. Seul celui qui s’arrête parviendra à « voir » l’image pure, car l’art abstrait, autant que le haïku, nécessite une perception « expansionnelle »; autrement dit, il n’y a pas que l’artiste qui doive travailler pour faire un chef-d’œuvre. Voilà précisément ce que sous-entend l’esthétique beckettienne car, comme le souligne Alan Rickman (que nous citions à la fin du chapitre trois) : « Great writing is not meant to be a palliative3 ».

  • 1. Samuel Beckett, La dernière bande, version française de Krapp’s Last Tape [1958], traduit par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 33.
  • 2. Samuel Beckett, « La lettre allemande » [1937], Objet Beckett, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007 [1983], p. 16.
  • 3. Alan Rickman, propos recueillis lors de la production du projet Beckett on Film, 2000, http://www.beckettonfilm.com/plays/play/interviwe_rick.html (10 octobre 2011).

D’un fragment à l’autre, nous sommes donc remontés jusqu’aux origines de l’image beckettienne. Nous espérions que ce travail ascendant, presque archéologique, nous permettrait ensuite de mieux démontrer comment l’auteur met en œuvre une esthétique où « faire l’image » sert à investir ses préoccupations ontologiques. En suivant les fragments et ses différentes manifestations à travers l’œuvre de Beckett, il devenait impossible de ne pas remarquer comment l’image évolue au fil du temps.

Qu’est-ce que les médias actuels peuvent apporter à l’œuvre de Samuel Beckett? Et inversement, qu’est-ce que l’œuvre de Samuel Beckett peut apporter aux médias actuels? Voilà les questions qui demeurent. Nous l’avons vu, les adaptations ultérieures à sa mort s’inscrivent souvent dans un contexte où l’on accorde la priorité à l’œuvre originale, dans son intégralité et son intégrité. Pourtant, force est de constater que certaines pièces, comme La dernière bande, gagneraient en cohérence si elles étaient relues à la lumière des médias de leur temps.