Chapitre 3. Fragmentations médiatiques

Version imprimable

Légende: 

Jenny Triggs, The Unnamable (extrait), s.l., 1999, film d’animation, 8 min 54 sec.

Crédits: 

© Jenny Triggs

La littérature et le cinéma, nous l’avons vu, empruntent parfois les mêmes procédés esthétiques afin de « faire l’image ». Basho, Eisenstein et Beckett se relaient lorsqu’il est question de découper, fragmenter, concentrer et juxtaposer afin de produire une image pure. En quoi les médias proposent-ils un langage qui, entre les mains de l’auteur, permettrait à sa réflexion d’évoluer et de pousser encore plus loin l’art de l’échec? Chose certaine, chaque médium qu’il utilise transformera d’une façon ou d’une autre ses créations ultérieures, une influence particulièrement évidente au théâtre. Il nous est même possible de suivre à la trace les différentes étapes de cette évolution, puisque ses expériences se succèdent d’un médium à l’autre de manière très révélatrice. Une première période, située de 1956 à 1963, se définit par la production de six pièces radiophoniques. Elle chevauche la seconde période, entourant l’année charnière de 1963, marquée par une première expérience de production cinématographique qui s’avèrera très formatrice. La troisième période, plus diffuse, rassemble les productions télévisuelles de l’auteur, échelonnées entre les années 1965 et 1982. Plusieurs de ces pièces télévisuelles ont été produites à la fois par la BBC et par une chaîne allemande, la Süddeutscher Rundfunk (SDR), et seront — comme toutes ses traductions d’une langue à l’autre — des occasions pour Beckett de peaufiner son art et d’approfondir sa pensée. À travers cette dernière période, il participe activement à l’adaptation de plusieurs œuvres théâtrales, comme la  transposition de Comédie au cinéma réalisée par Marin Karmitz, celle de Pas moi réalisée par la BBC1, ou encore celle de Quoi où réalisée par la SDR2. Nous proposons de présenter notre analyse en suivant ces différentes périodes afin de mieux cerner et dévoiler le rôle et l’impact des médias dans cette r.évolution esthétique qui, nous le verrons en dernier lieu, jette un éclairage nécessaire sur les adaptations actuelles. 

 

  • 1. Tristam Powell, Not I, dans le cadre du programme « Shades », produit par Tristram Powell, Angleterre, co-production BBC TV-Reiner Moritz, 1977, 60 min.
  • 2. Samuel Beckett, Was Wo, Allemagne, Süddeutscher Rundfunk, 1985, [durée inconnue].

Il serait difficile de passer sous silence l’impact qu’ont pu avoir les médias audio sur l’œuvre de Samuel Beckett. Son premier contact avec la radio, en 1956, sera non seulement l’occasion de s’approprier un premier « langage » médiatique, mais viendra également influencer certaines de ses créations théâtrales.

Image, voix, mémoire, perception, corps, tous ces éléments se cristallisent à travers un œil mécanique et tout l’art qu’il sous-entend : la caméra. Bien qu’ils constituent deux médiums différents, le cinéma et la télévision seront d’abord vus conjointement afin de montrer en quoi les caractéristiques de ce « langage audiovisuel » se mettent au service de l’esthétique « abstrahisante » de Beckett, et ce, peut-être davantage que la littérature, le théâtre ou la radio.

1963. Beckett écrit une dernière pièce radiophonique : Cascando. Puis un premier scénario — qui s’avèrera le seul — pour le cinéma : Film. Mais aussi une pièce de théâtre, hybridée par cette « effervescence médiatique » : Comédie.

L’échec involontaire de Film aura permis à Beckett de découvrir la valeur esthétique, la pureté, le pouvoir et l’étrangeté de l’image que peut créer le médium, et ce, parfois, malgré sa propre volonté. Maintenant qu’il a vu comment l’image pouvait passer dans cette nouvelle dimension, peut-être comprend-il encore mieux en quoi le médium coïncide — intrinsèquement — avec ses préoccupations esthétiques?

Sans vouloir extrapoler à partir des propos de Lewis, bien des indices portent à croire que le médium télévisuel permet à l’auteur de se libérer de la « matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots » (LA, p. 15). Que penser alors de ces œuvres qui sautent la clôture du genre auquel elles appartiennent pour aller se faire « voir »?

Musique et peinture. À en croire certains critiques (Brater, Esslin, Fehsenfeld et Kalb, tous cités en début de chapitre), il semble que ce soit le médium télévisuel qui ait permis à celui que l’on qualifie pourtant toujours d’auteur d’unir ces deux formes d’art.

Nous l’avons vu, s’il y a une r.évolution de la pensée beckettienne, c’est vers les médias qu’elle se dirige, ou à travers eux qu’elle s’épanouit. Dans cette perspective, le processus de l’adaptation médiatique recèle sans contredit un certain avantage : permettre aux œuvres littéraires ou théâtrales de pénétrer dans cette nouvelle dimension, celle où l’image met à jour le processus par lequel elle fait faillir la représentation.