Beckett en mode médias de masse?

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Qu’est-ce que les médias actuels peuvent apporter à l’œuvre de Samuel Beckett? Et inversement, qu’est-ce que l’œuvre de Samuel Beckett peut apporter aux médias actuels? Voilà les questions qui demeurent. Nous l’avons vu, les adaptations ultérieures à sa mort s’inscrivent souvent dans un contexte où l’on accorde la priorité à l’œuvre originale, dans son intégralité et son intégrité. Pourtant, force est de constater que certaines pièces, comme La dernière bande, gagneraient en cohérence si elles étaient relues à la lumière des médias de leur temps. La toute première didascalie y invite d’ailleurs le metteur en scène, en posant l’action « [u]n soir, tard, d’ici quelque temps5 ». Non seulement l’auteur situe-t-il la pièce dans le futur, mais l’élément technologique qu’il a choisi — le magnétophone — est si récent à cette époque que certains critiques remettent en question la logique de l’indication « futuriste ». Or, la logique ne tombe-t-elle pas totalement si nous utilisons, aujourd’hui, un élément technologique qui relève plus de l’antiquité que de « notre avenir »? Selon Nicholas Johnson, c’est en grande partie pour cette raison qu’une pièce comme La dernière bande invite, voire oblige, ceux qui l’interprètent à réfléchir sur les médias spécifiques à chaque époque et à la manière dont ils peuvent servir la cohérence de l’œuvre originale (propos détaillés dans l’extrait d’entrevue qui suit).

 

Légende: 

Nicholas Johnson, « Rencontres avec Garin Dowd, Nicholas Johnson et Barry McGovern » (extrait 4), Entrevues exclusives, réalisé par Geneviève Hamel à l’occasion de la Samuel Beckett Summer School, Trinity College Dublin, 10-16 juillet 2011.

Crédits: 

© Geneviève Hamel

Et qu’est-ce que notre époque a à gagner en adaptant l’œuvre de Beckett? Apparemment beaucoup, si l’on se fie aux innombrables vidéos que l’on retrouve (tous genres confondus) sur certains sites d’hébergement (Youtube, pour ne pas le nommer). En inscrivant le nom de l’auteur dans la barre de recherche du célèbre site web, ce dernier nous offre « environ 3 460 résultats6 ». Tous ces films, bien entendu, ne sont pas du même calibre que celui de Minghella, et plusieurs d’entre eux, sans doute, ont mis en morceaux l’œuvre originale, oublié les didascalies ou charcuté une bonne partie du texte. Que reste-t-il dès lors de Beckett? À en croire les commentaires de nombreux internautes : une première rencontre avec l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. Plusieurs n’ont jamais lu En attendant Godot7, certains ne connaissent que très vaguement l’histoire des deux hommes qui attendent sous un arbre, d’autres n’en ont simplement jamais entendu parler. Ainsi, comme le disait Barry McGovern, si nous admettons que les adaptations « are not the original work8 », nous constatons déjà que leur présence dans les médias exerce un effet positif : celui d’inciter les prochaines générations à aller découvrir une œuvre dont les préoccupations sont encore très proches des leurs.

 

Si les médias de masse « récupèrent » Beckett, peut-être hériteront-ils aussi de sa réflexion sur le médium? À l’heure où plusieurs dénoncent l’usage que nos sociétés font actuellement des médias (somme toute superficiel, si nous voulons résumer vaguement sans entrer dans un débat qui n’appartient pas à ce mémoire), n’aurions-nous pas intérêt à les examiner de plus près, à les questionner et à interroger notre façon de les utiliser ou de percevoir le monde à travers eux? Les médias de masse sont des outils dont la valeur ne dépend que de l’utilisation que nous en faisons, comme le démontre l’impact que les médias sociaux ont eu récemment sur certains mouvements citoyens à travers le monde. Où est l’art dans les téléréalités ou sur Facebook? Peut-on faire de l’art avec un iPhone ou un iPad? En quoi les médias et les technologies de notre époque participent-ils à transformer notre rapport à l’art et comment expriment-ils les représentations du monde actuel? Sommes-nous en mesure d’éveiller en nous ce qu’il reste du lecteur « expansionnel »? Si, comme le soutient Alan Rickman, notre société en déficit d’attention devient peu à peu inapte à recevoir l’œuvre de Samuel Beckett, deviendra-t-elle peu à peu incapable de voir l’image pure? Voilà les questions que la mediaesthetica beckettienne nous inspire, tout en sachant que nous avons besoin d’elle pour y répondre. Sans quoi, peut-être resterons-nous comme Krapp, « [i]mmobile[s], regardant dans le vide devant [nous pendant que] la bande continue à se dérouler en silence9 ».

 

RIDEAU

  • 5. Samuel Beckett, La dernière bande, op. cit., p. 7.
  • 6. Consulté le 3 novembre 2011 : http://www.youtube.com/results?search_query=samuel+beckett&aq=f.
  • 7. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1953], 136 p.
  • 8. Geneviève Hamel, « Rencontres avec Garin Dowd, Nicholas Johnson et Barry McGovern », Entrevues exclusives, réalisées par Geneviève Hamel à l’occasion de la Samuel Beckett Summer School, Trinity College Dublin, 10-16 juillet 2011.
  • 9. Samuel Beckett, La dernière bande, op. cit., p. 33.