Vers une mediaesthetica

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D’un fragment à l’autre, nous sommes donc remontés jusqu’aux origines de l’image beckettienne. Nous espérions que ce travail ascendant, presque archéologique, nous permettrait ensuite de mieux démontrer comment l’auteur met en œuvre une esthétique où « faire l’image » sert à investir ses préoccupations ontologiques. En suivant les fragments et ses différentes manifestations à travers l’œuvre de Beckett, il devenait impossible de ne pas remarquer comment l’image évolue au fil du temps. Surtout, à nos yeux, le rôle des médias dans cette r.évolution esthétique est apparu de plus en plus clair. Ainsi avons-nous dévoilé comment chaque langage — scénique ou textuel — intensifie son processus d’« abstrahisation » à mesure qu’il convoque des techniques propres à d’autres médiums. Plus encore, pour constater l’ampleur de cette r.évolution médiatique, nous souhaitions rappeler que les médias ne font pas que résonner dans les œuvres littéraires ou théâtrales de Beckett. Les œuvres médiatiques devraient faire partie intégrante du corpus beckettien, alors qu’elles sont encore souvent considérées comme marginales. Or, cette position mériterait d’être recentrée, non seulement parce que ces œuvres ont eu un impact inestimable sur l’ensemble des créations artistiques de l’auteur, mais aussi parce qu’elles constituent autant de témoignages de l’importance que ce dernier accordait à chacun de ces médiums. La radio, le cinéma et la télévision ne sont pas des pis-aller que Beckett utilise lorsqu’il est trop déçu « que la littérature suive seule les chemins de l’ancienne paresse depuis longtemps délaissés par la musique et la peinture4 ». Au contraire, les médias permettent à l’écrivain de poursuivre ses réflexions esthétiques et de les faire évoluer en portant une attention particulière à l’image, certes, mais aussi aux avancées technologiques spécifiques à son époque.

 

Ce que nous nommons alors une mediaesthetica révèle le double héritage que Beckett lègue à son public autant qu’aux artistes qui s’en inspirent encore. D’une part, ses œuvres médiatiques soulèvent des questions à la fois nombreuses et essentielles quant aux limites des médias, à notre façon de les utiliser et de percevoir à travers eux — un questionnement d’autant plus pertinent qu’ils prennent de plus en plus de place dans notre monde actuel. L’utilisation que Beckett en fait ne remet pas en question l’existence ou la pertinence des médias, mais il porte à réfléchir sur notre rapport à ceux-ci et notre potentiel à en faire un art plutôt qu’à y sombrer aveuglément. D’autre part, la démarche de l’écrivain insiste sur l’existence incontournable d’un dialogue entre la littérature et les médias. Loin de s’en dissocier, il a su s’inspirer des médias afin de transformer sa façon de concevoir ses œuvres textuelles ou théâtrales, et a même songé à ce qu’ils pouvaient apporter à la littérature en tentant l’expérience de l’adaptation à plusieurs reprises. Au-delà de ce que la mediaesthetica indique sur l’œuvre et la démarche artistique de Beckett, elle soulève selon nous des interrogations qui méritent d’être actualisées.

  • 4. Ibid., p. 15.