L'internaute comme VJ: une lecture sur le mode de l'improvisation

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Ayant suivi une formation de concepteur-réalisateur multimédia au centre de l’image des Gobelins, Olivier Feuillet se spécialise dans le travail du son. Il a créé quelques consoles de mixage virtuelles et participé à l’élaboration de différents CD-extras ainsi qu’à la conception d’un CD-ROM intitulé Au loup!, d’Hélène Bohy 1. « Mon truc à la base, c'est plutôt le dessin et la musique. Alors, le multimédia, c'est vraiment le moyen idéal pour réunir mes différentes passions », raconte le concepteur 2. Cet intérêt particulier pour la musique se démarque d’ailleurs dans son œuvre Flash Accidental Motion, Cinematic Sound, créée en 2006. Référencée par Soundtoys.net qui propose une panoplie d’œuvres, passant du jeu à  la modulation de sons ou d’images, l’œuvre d’Olivier Feuillet est difficile à classer dans une catégorie définie tant elle fait se chevaucher les images, les sons et les voix humaines. L’approche ludique du concepteur entre en collision avec les thématiques suggérées dans l’œuvre, à savoir : les soucis du quotidien, l’introspection, les relations de couple et les conflits, pour ne nommer que celles-ci. La présence du texte est particulièrement importante au sein de la navigation, malgré la petite superficie qui lui est allouée. Les prochains paragraphes éclaireront les enjeux entourant la textualité de cette œuvre.

Accueil et espace d’exploration

La page d’accueil est relativement simple. Un fond sombre et ligné à l’horizontal met au premier plan l’image d’un insecte ailé (on suppose une guêpe ou une abeille). Au bas de cette image, « Accidental Motion, Cinematic Sound  [a kind of VJ game] » est inscrit. Le programme est donc annoncé : il s’agira d’une sorte de jeu où l’image, le mouvement et le son seront liés. Le pseudonyme du concepteur, « Bombilidae » 3, y apparaît aussi. Un hyperlien nous permet d’accéder à l’œuvre proprement dite.


Une fenêtre translucide explique le fonctionnement du programme à l’utilisateur. Toutes les touches alphabétiques, la touche « entrée », la barre d’espacement ainsi que la souris peuvent être utilisées pour interagir avec l’oeuvre. L’espace navigable en tant que tel est divisé en trois parties délimitées par une mince bordure grise. Chacune de ces plages porte un titre : motion generator, text generator et sound generator. Sur fond noir, au centre, on trouve le générateur d’images mouvantes ainsi qu’un générateur de texte situé juste au-dessous. Une colonne à droite de l’écran est réservée au générateur de sons. On notera la présence de différentes figures pixélisées ressemblant à des insectes, accompagnées d’étoiles tournoyantes, qui se déplacent sur toute la surface de l’œuvre. Elles permettront de l’unifier et se fondront dans les images activées par l’utilisateur lors de sa navigation. Ces mouvements seront conjoints aux déplacements du pointeur de la souris sur les choix de boucles offertes dans la table de mixage, dans une colonne à droite de l’écran.

Pour chaque boucle sélectionnée (quatre parmi douze, classées en trois groupes), il est possible de régler le volume et l’intensité du son dans le champ stéréo droit et gauche (panning). D’autres options permettent de taire une boucle ou de la laisser jouer en solo. Un réglage du volume général (master) est disponible pour la table de mixage. Une représentation du clavier au bas de la colonne du générateur de sons nous permet d’y naviguer avec la souris. Cette fonction reste toutefois peu utile puisqu’elle ne permet pas de faire des enchaînements rapides : les lettres ne sont pas inscrites. On peut cependant remarquer que l’ordre des lettres n’est pas le même que celui d’un clavier qwerty. Le clavier avec lequel l’œuvre a été programmée se révèle, après un jeu de correspondances, un clavier azerty. Cette simple différence a une incidence sur la navigation, parce qu’il y a une logique dans la répartition des effets engendrés par les touches.

Une navigation à tâtons

Dès son entrée dans le programme, le lecteur a les outils nécessaires pournaviguer dans l’œuvre. Il doit cependant apprivoiser le nouvel usage de son clavier en procédant par essais. On utilisera ici la disposition du clavier azerty puisqu’il est plus facile d’y naviguer. La rangée supérieure (A-P) combine à la fois une image de fond, du son ainsi que du texte. Les images générées passent de simples plages de couleurs en mouvement à une scène de coucher de soleil, des radiographies de crânes humains, un poing, une rose, etc. À ces arrière-plans sont greffés des sons de cloche, un cri perçant d’oiseau ou des voix qu’on aurait pu entendre à la radio ou à la télévision, entrecoupées de grésillements (E). La première touche du clavier (A), s’adresse directement à la personne devant l’écran. Les différentes séquences textuelles présentées invitent à décrocher des soucis du quotidien ou ont une fonction explicative : « This is a subliminal journey », « This is a cinematic trip », « End of sticky duties », « End of tiny daily worries ». On a d’ailleurs droit à une question :«  What is it all about? ». Les fragments « Wash your mind », « Wash your ears » invitent quant à eux le lecteur à s’immerger dans l’œuvre. Il est cependant impossible de confirmer que tout lecteur appuiera en premier sur la touche A. Notre convention de lecture occidentale, de gauche à droite et de haut en bas, nous permet de croire que cette touche est la plus propice à être sélectionnée, puisqu’elle est la première du clavier selon cette logique – chose que le clavier qwerty ne permet pas. D’autre part, il s’agit de la première lettre de l’alphabet. La dernière touche de cette rangée laisse elle aussi croire à un commencement, comme en témoigne l’un des bouts de texte généré : « This is just the beginning ». L’œuvre de Bombilidae ne se veut donc pas linéaire.

Les effets générés par les touches de la rangée centrale du clavier (Q-M) sont des images en mouvement accompagnées de notes de synthétiseur, à l’exception du M qui propose le sifflet d’un train. Parmi les animations générées, on trouve entre autres des étoiles, des perles de lumières blanches disposées en cercles, des carrés blancs qui en bougeant virent au rouge et au bleu, l’insecte de la page titre. La troisième rangée (W-N) fonctionne selon le même principe que la précédente, à cette différence que l’aspect sonore est occupé par des voix troublantes ou troublées. De nouveau, il y a des exceptions. Soit la touche B, quelques notes de guitares légèrement distordues. Soit la touche N, un bruit perçant accompagné d’une marée d’insectes. « Entrée » et la barre d’espace permettront respectivement d’inverser les couleurs de la surface de jeu et d’annuler toutes animations et sons générés par le clavier.

Sons et images : tissages et métissages

Les possibilités combinatoires d’Accidental Motion, Cinematic Sound sont extrêmement nombreuses, mais elles sont limitées par certaines lois. S’il est possible de combiner un élément de chaque rangée de lettres pour un maximum de trois, il est impossible d’activer deux éléments se trouvant sur une même rangée. Il s’agit du même principe que pour une guitare : s’il est possible de faire un accord en superposant les tonalités de chacune des cordes, on ne peut jouer deux notes simultanément sur une même corde.

Considérant qu’il n’y a pas de récit narratif proprement dit dans l’œuvre de Feuillet, où se trouve l’intérêt du lecteur? Les fragments de texte générés sont limités à 54 possibilités, mais sont sélectionnés aléatoirement. L’utilisateur ne peut donc s’attendre à un parcours de lecture défini. Les images sont quant à elles mouvantes, touchent à des thématiques hétérogènes qui s’articulent de façon artificielle : une guêpe et une soucoupe volante ou bien les radiographies d’un crâne et la silhouette d’un félin qui court, pour ne prendre que ces exemples. Les images et le son sont donc ce vers quoi le lecteur tendra pour créer ses liens car « [s’il] peut parfois avoir le sentiment de tourner en rond, il importe plus, pour lui, de faire des liens tout en se donnant l’impression  d’être dans une lecture toujours en cours. » 4 Qu’importe de tourner en rond lorsqu’ils’agit de musique, industrielle de surcroît? Ce que Feuillet propose ici, rappelons-le, c’est un jeu semblable à l’expérience de vidéo jockey : enchaîner les éléments disponibles afin d’en arriver à une expérience esthétique d’abord et avant tout divertissante. L’intrigue sera possible par l’intervention des médias sonores et iconiques : c’est le lecteur qui doit justifier ces associations par son propre bagage.

Qui dit divertissement dit désir d’immersion et qui va sur les sentiers de l’immersion met le rythme au premier plan. Cinematic Sound : dans le titre même de l’expérience que nous propose le concepteur, il y a une idée de continuité par le son. Inversement, Accidental Motion, implique la collision dans le mouvement. Le choix des touches qu’on enfoncera seront fait en rapport avec les tonalités que l’on aura sélectionné dans la table de mixage. Ces choix feront se superposer différentes couches d’images, persistant plus ou moins longuement sur la surface de navigation. Avec plus ou moins de fluidité, les images défileront, changeront couche par couche au gré des choix du lecteur. En passant par les touches de la rangée supérieure, des bouts de texte apparaîtront, viendront changer la ligne d’abord empruntée par l’utilisateur. On ne peut se cacher qu’il y a un véritable plaisir lorsqu’on réussit à enchaîner toutes les touches : l’utilisateur tisse véritablement quelque chose. Sons et images deviennent, dans le cas présent, des générateurs de textes et vice-versa.

Mais qu’en est-il de ce lecteur que l’on nomme à tour de rôle utilisateur ou navigateur? Se trouve-t-il en position d’auteur? Olivier Feuillet a eu la délicatesse de se dissimuler sous un pseudonyme et de s’intégrer à même les images d’Accidental Motion, Cinematic Sound sous la figure du bombyliidae. Elle vient sans cesse rappeler le travail accompli, si ces touches sont sélectionnées, un peu à la façon dont le chanteur de hip hop peut faire référence au nom de son groupe dans certaines de ses chansons. Il s’agit donc d’une œuvre à la fois basée sur l’improvisation, sur la performance, qui permet l’autoréférentialité au concepteur. Dans La mort de l’auteur, Barthes nous rappelle que « tout texte est écrit éternellement ici et maintenant. » 5 Cette cohabitation semble tout à fait intéressante et pertinente dans la mesure où le lecteur devient auteur en réactualisant la représentation de ce dernier, selon différentes combinaisons possibles. Ce métissage entre le créateur et l’actualisateur de l’œuvre est cependant de courte durée : si on laisse tomber l’œuvre, on retrouve les bords gris des générateurs jusque là cachés sous les images qui en débordaient, et les figures pixélisées qui s’étaient fondues dans les enchevêtrements d’images et de texte, sautent au visage du lecteur. L’utilisateur qui jusque là était co-auteur de l’œuvre par sa synchronisation avec la machine bute sur un fond noir. Il aura le choix de recommencer sa performance, mais ne pourra jamais la revoir s’il la considère « réussie ». Il n’y a aucune fonction de sauvegarde et l’ordre d’apparition aléatoire du texte et des images ne pourra jamais être recréé une deuxième fois. On pourra sourire lorsqu’en appuyant sur la touche Z, les mots « Ephemeral life » apparaîtront. Comme bien d’autres œuvres hypermédiatiques, celle-ci s’inscrit dans le sentier de l’impermanence, propre à une accélération de la vie et du développement frénétique des nouvelles technologies.

Consultez la fiche bonifiée de Benoît Bordeleau pour cette oeuvre.

Bibliographie

Articles


Alice van der Klei, «L’hypertexte ou les liens de lecture », dans Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires, sous la direction de Josée Vincent et Nathalie Watteyne, Notabene, 2002, Montréal, p. 283-295

Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Points (essais), 1984, Paris, p. 63-69

Sites Web

Olivier Feuillet: Interactive, Graphic and Sound Designer [portfolio], en ligne: http://ofeuillet.free.fr/. (consulté le 30 avril 2008)

« Équipe ». Dans Au loup! Projet de CD ROM, en ligne: http://ofeuillet.free.fr/auloup/pages/equipe.htm. (consulté le 30 avril 2008)

« Bombylius ». Dans Wikipedia, the Free Encyclopedia, en ligne: http://en.wikipedia.org/wiki/Bombylius. (consulté le 30 avril 2008)



[1] On pourra consulter le portfolio de l’artiste à l’adresse suivante, http://ofeuillet.free.fr .

[2] Équipe ». Dans Au loup! Projet de CDROM. En ligne: http://ofeuillet.free.fr/auloup/pages/equipe.htm. (consulté le 30 avril 2008)

[3] Ce pseudonyme fait référence à une famille d’insectes (bombyllidae). En anglais, le surnom de bee-flies leur est attribué étant donnée leur ressemblance aux bourdons et aux mouches – nous avons donc affaire à un insecte « hybride », réunissant les caractéristiques pollinisatrices (fécondes) des abeilles ainsi que l’aspect plus parasitaire normalement attribué au mouches. Voir : « Bombylius ». Dans Wikipedia, the Free Encyclopedia. En ligne: http://en.wikipedia.org/wiki/Bombylius. (consulté le 30 avril 2008).

[4] Alice van der Klei, «L’hypertexte ou les liens de lecture », dans Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires, sous la direction de Josée Vincent et Nathalie Watteyne, Notabene, 2002, Montréal,  p. 292

[5] Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Points (essais), 1984, Paris, p. 66