En cette journée d'élections américaines, le quotidien britannique The Guardian propose à ses lecteurs une bande dessinée interactive offrant un bref récapitulatif des points saillants de la campagne électorale ayant opposé Barack Obama à Mitt Romney. À titre d'ancien assistant de recherche intéressé par les Webcomics, j'ai lu avec intérêt cette initiative, et je partage avec vous mes observations sur l'emploi des dispositifs déployés par America: Elect!
Avant de passer à l'analyse de la forme, quelques mots sur le contenu. America: Elect! consacre environ une douzaine de planches au survol d'une campagne étalée sur quatre ans, aux enjeux complexes et aux rebondissements nombreux. C'est fort peu : un lecteur qui n'est pas déjà au fait des grands moments de la politique américaine des dernières années ne sera pas réellement informé de ce qu'il a manqué, les épisodes marquants étant évoqués sur le mode allusif ("BIG BIRD?"), et un aficionado de l'actualité pourra juger très réducteur ce résumé des événements (par exemple, comment laisser de côté la prestation étrange de Clint Eastwood lors des primaires républicaines?) De ce fait, America: Elect! ne convient réellement à aucun lecteur hypothétique.
Ajoutons à cela que la bande dessinée du Guardian se coiffe du titre de graphic novel. Le terme "roman graphique", apparu une première fois en 1978 sur la couverture d'une oeuvre de Will Eisner, et dont l'usage commence à se répandre de manière plus généralisée à la décennie suivante, est entouré d'une certaine polémique. Ses défenseurs y voient l'apparition d'un nouvel espace d'expression, plus long et ambitieux, qui émancipe des formats éditoriaux rigides préalablement imposés par l'industrie; ses détracteurs y voient une basse tentative de greffer le prestige de la littérature à une forme d'expression artistique jugée pauvre, ou pire, une manoeuvre commerciale racoleuse cherchant à amadouer un lectorat répugné par la "bédé". Mon avis sur la question est partagé, comme je l'explique dans cet article, mais je crois que le terme peut être utilisé pour désigner une oeuvre de bande dessinée longue d'au moins une centaine de pages. Or, la brièveté d'American: Elect! m'amènerait davantage à le désigner comme un fanzine numérique qu'a le comparer à un roman.
Passons maintenant à une analyse de la forme. America: Elect! s'appuie sur deux dispositifs médiatiques propres au Webcomics, soit la planche infinie et l'animation restreinte. Examinons-les tour à tour.
Scott McCloud est l'inventeur du concept de "Infinite Canvas", tel qu'avancé dans son essai Reinventing Comics. McCloud explique que la création d'une bande dessinée affichée à l'écran permet en théorie de créer une planche dont la taille est supérieure à son support d'affichage, ce que les contraintes du papier rendent évidemment impossible. La planche infinie est donc une planche que le lecteur doit faire dérouler à l'écran. Or, cette possibilité technique n'est pas sans écueils. La tabularité d'une planche de bande dessinée, soit la capacité du lecteur d'embrasser du regard l'ensemble des cases d'une planche afin d'en saisir les réseaux visuels suprasegmentaux, est l'une des ressources poétiques importantes de la bande dessinée, et elle repose sur une segmentation de la séquence de cases en unités globales distinctes, segmentation qui s'impose d'emblée dans la bande dessinée papier par la subdivision de l'oeuvre en planches. La planche infinie, en laissant au lecteur le soin d'effectuer lui-même une segmentation avisée de la planche infinie par le contrôle de son déroulement, peut occasionner des problèmes à cet égard : prenez par exemple cette capture d'écran prise lors de ma première lecture d'America: Elect!, effectuée sur un moniteur de taille modeste, et qui m'a laissé à cheval entre sections.
Ce problème du déroulement d'une planche infinie n'est pourtant pas insurmontable. En effet, certains artistes ont trouvé des solutions fort ingénieuses afin de juguler la difficulté de créer une planche infinie sans que son affichage, laissé aux soins du lecteur, ne devienne une entrave majeure. Par exemple, dans Beautiful, Primary, une bande dessinée sur le 11 septembre 2001 par Neal Von Flue, l'artiste aménage des fondus visuels entre chacune des sections de la planche infinie, faisant glisser d'un champ iconographique à l'autre avec une fluidité qui n'est pas sans rappeler le fondu enchaîné cinématographique. La cohérence de l'ensemble est assurée par ces pasages harmonieux d'une section à l'autre qui préservent l'unité visuelle de l'ensemble tout en signalant les sections distinctes. Une manière plus drastique de préserver la congruité visuelle des segments d'une planche infinie est d'en retirer le contrôle complet au lecteur, comme c'est le cas pour les planches infinies de la série NAWLZ, de Sutu, dont le défilement est activé par le lecteur au moyen d'un clic sur une flèche au bas de l'écran. La segmentation est ainsi contrôlée par l'artiste, et le lecteur effectue un clic comme s'il tournait la page d'un codex, mais la fusion des deux séquences de la planche infinie est toujours observable et appréciable par le lecteur.
L'autre ressource interactive employée par America: Elect! est un usage restreint de brèves animations. L'apparition de mouvement au sein de la bande dessinée, médium habituellement statique, peut sembler à première vue une bonne valeur ajoutée. Or, on peut remettre en question la pertinence et l'utilité de cet ajout.
D'une part, des théoriciens comme Scott McCloud, dans Understanding Comics, font l'éloge de la puissance imaginative demandée au lecteur par le 9e art en recourrant constamment à des ellipses entre les cases pour que le lecteur génère lui-même les mouvements que le dessin suggère. Il est d'ailleurs juste d'observer que le dessin statique peut être chargé de dynamisme et d'élan par un dessinateur habile; les séquences de combat qui peuplent la grande majorité des bandes dessinées de super-héros démontrent bien que "statique" ne correspond pas à "immobile". L'emploi d'animations dans une bande dessinée peut donc être perçu comme un aveu d'impuissance du dessinateur par des lecteurs rébarbatifs à cette hybridité formelle.
D'autre part, l'intégration d'animation bouscule le rythme de lecture d'une bande dessinée. Philippe Marion (1997) distingue les médias homochrones, dont la durée de diffusion et la durée de spectature coïncident exactement, comme c'est le cas pour le cinéma et le théâtre, et les médias hétérochrones, dont la durée de diffusion et la durée de réception diffèrent, par exemple dans le cas de la lecture, dont le temps de réception est laissé au soin du lecteur. La bande dessinée intégrant des animations se situe à mi-chemin entre les deux, créant une tension qui n'a rien de bien agréable. Ajoutons que dans le cas d'America: Elect!, il revient au lecteur d'activer lui-même l'animation par le biais du déroulement de la planche, et ce contrôle occasionne davantage des problèmes qu'un sentiment de liberté.
Prenons par exemple la séquence s'amorçant par l'image ci-haut. Elle commente le rôle important qu'a joué les donations dans le financement des campagnes électorales des deux candidats [1]. Ce fut en effet un enjeu majeur de la campagne, les deux candidats ayant accumulé approximativement 1.4 milliard de dollars cumulativement en date du 30 septembre 2012. L'utilisation par America: Elect! d'une spirale centripète, décrivant un tourbillon dont l'épicentre est un coffre représentant les caisses électorales des candidats, est une méthaphore visuelle très adéquate pour représenter cet aspect de la campagne électorale. Le problème, c'est qu'il incombe au lecteur de faire tourner cette spirale. Si le lecteur veut lire le texte inscrit dans le récitatif, il doit interrompre le mouvement de la spirale, mettant fin à l'activation visuelle de la métaphore accompagnant le texte. Si le lecteur veut au contraire continuer le mouvement, le texte ne demeurera pas sufisamment longtemps à l'écran pour être lu par le lecteur. Voici une capture d'écran prise lors de ma première lecture, alors que j'ai effectué un déroulement dont je jugerais le rythme normal :
En somme, America: Elect! est une bonne initative qui échoue tant dans la forme que dans le contenu : la segmentation de la planche infinie assumée par le lecteur peut souvent l'amener à être à cheval entre deux sections, l'animation occasionne des problèmes de rythme de lecture et d'affichage, le résumé des événements est si expéditif qu'il informe très peu sur la campagne qu'elle est censée synthétiser et la brièveté de l'ensemble rend tout à fait risible l'appellation graphic novel attribuée par les éditeurs du Guardian.
Toutefois, l'esprit du projet pourrait être repris avec succès dans un avenir rapproché. Le journal quotidien fut jadis le lieu de diffusion par excellence de la bande dessinée, mais les dernières décennies ont vu l'espace de diffusion consacré à la bande dessinée par les journaux se réduire comme peau de chagrin, amenant même Bill Watterson, le créateur de Calvin & Hobbes, à prendre sa retraite en 1995, citant notamment la taille réduite des cases comme raison de son arrêt de travail. Le projet du Gardian, bien que très mal exécuté, annonce peut-être un retour inespéré de la bande dessinée comme véhicule informatif important pour les journaux quotidiens. La taille théoriquement infinie d'une édition en ligne d'un journal peut laisser aux bédéistes toute la place nécessaire à créer leurs histoires dans le format qui leur convient le mieux, que ce soit le strip de 3 cases ou un vrai roman graphique publié en feuilleton. Le travail de Joe Sacco a démontré plusieurs fois la puissance évocatrice et pédagogique du 9e art dans le milieu du journalisme; souhaitons maintenant que l'initiative du Guardian féconde un renouveau numérique de la bande dessinée dans les journaux quotidiens.
Bibliographie
Adams, Richard et McCann, Erin (2012) "America: Elect!", dans The Guardian, édition du 6 novebre 2012, en ligne : http://www.guardian.co.uk/world/interactive/2012/nov/06/america-elect-gr... [consulté le 6 novembre 2012]
Ashkenas, Jeremy, Ericson, Matthew, Parlapiano, Alicia et Derek Willis, The 2012 Money Race: Compare the Candidates, dans The New York Times, en ligne : http://elections.nytimes.com/2012/campaign-finance [consulté le 6 novembre 2012]
Marion, Philippe (1997), "Narration médiatique et médiagénie des récits", dans Recherches en communication, numéro 7.
McCloud, Scott (1993), Understanding Comics. The invisible Art, New York, Perennial.
-------- (2000), Reinventing Comics. How Imagination and Technology are Revolutionizing an Art Form, New York, Perennial.
Sutu (2008) NAWLZ, en ligne : http://www.nawlz.com/ [consulté le 6 novembre 2012]
Tremblay-Gaudette, Gabriel (2011) "Tensions, prétentions et galvaudage; gains et écueils du roman graphique comme stratégie du cheval de Troie en Amérique du Nord", dans Kinéphanos, volume 2, en ligne : http://www.kinephanos.ca/2011/romans-graphiques/ [consulté le 6 novembre 2012]
Von Flue, Neal (2002) Beautiul, Primary, en ligne : http://vonflueart.com/wctp/comics/primary/primary.htm [consulté le 6 novembre 2012]
Watterson, Bill (1995, 2010) "I will be stopping Calvin and Hobbes" reproduit sur Letters of Note, en ligne : http://www.lettersofnote.com/2010/05/i-will-be-stopping-calvin-and-hobbe... [consulté le 6 novembre 2012]
[1] L'essai journalistique "The Changeling. The content of Obama's character" de David Samuels, publié dans le numéro de septembre 2012 du Harper's Magazine, démontre toute l'énergie consacrée par Obama à organiser des levées de fonds pour sa campagne, et qui occupe une portion déraisonnable de l'agenda d'un président américain qui aurait vraisemblablement d'autres choses à faire.